Entretien de M. Bruno Lemaire, ministre de l'économie et des finances, dans "La Stampa" du 5 février 2018, sur la réforme de l'Union européenne.

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Monsieur le Ministre, avec Berlin vous cherchez à créer un espace économique commun: est-ce que les autres pays de l'UE, à partir de l'Italie, en seront exclus ?
"France et Allemagne travaillent ensemble depuis la naissance de la construction européenne: quand elles sont d'accord, cela donne une impulsion à toute l'UE. Mais les discussions sont évidemment ouvertes à nos partenaires, en particulier et en premier lieu à l'Italie et l'Espagne, avec lesquelles nous avons des idées convergentes sur beaucoup de thèmes. Comme vous le savez nous nous voyons régulièrement à 4 pour avancer ensemble".
Ne voyez-vous pas le risque qu'une réforme conçue par deux pays seulement peut faire que les citoyens de tous les autres Etats se sentent loin de Bruxelles ?
"Ce risque peut exister, et c'est pour cette raison que nous menons également nos discussions avec les deux grandes puissances économiques que sont l'Italie et l'Espagne. Je suis venu souvent à Rome ces derniers mois, et je tiens personnellement à travailler constamment avec l'Italie. Le lien entre nous est fort politiquement et économiquement et il est essentiel au succès de l'intégration européenne.''
Vous avez fixé en juin la date limite pour le lancement d'une réforme de l'UE. En Italie on prépare des élections au résultat incertain: serait-il un problème s'il n'y avait pas un gouvernement fort et stable ?
"Nous voulons avancer et vite, d'autant que dans un peu plus d'un an nous avons les élections européennes. Nos concitoyens, partout en Europe, ont besoin de voir que la construction européenne améliore leur vie quotidienne. Il n'est plus l'heure de trouver des prétextes, chacun doit assumer ses responsabilités : tout dépend de la volonté politique. Nous pouvons faire des avancées concrètes dans les mois qui viennent dans beaucoup de secteurs".
Dans une UE réformée, qu'est-ce qui est négociable pour la France et qu'est-ce qui ne l'est pas ?
"Le président Macron a proposé un cap et une ambition dans son discours à la Sorbonne en automne. Cette détermination en faveur de l'Europe n'est pas négociable. Du point de vue économique et financier, qui est de ma responsabilité, nous voulons une zone euro qui assure plus de stabilité financière, et plus de croissance et d'emplois. L'ambition est de faire de la zone euro une puissance économique respectée comme la Chine et les Etats-Unis. Cela passe avant tout par des projets qui sont déjà en discussion : l'Union bancaire, celle des marchés de capitaux et la convergence fiscale, à atteindre d'ici 2019. On peut discuter des outils techniques et du calendrier, mais l'objectif – stabilité, convergence, croissance – doit être clair".
Première étape l'Union bancaire ?
"Pour y arriver, il faut avancer sur tous les fronts et sortir des positions de principes. Il faut réduire les risques au sein de la Zone Euro. Beaucoup de choses ont été faites : l'Italie a fait un travail remarquable que je tiens à saluer de réduction des créances douteuses dans ses bilans bancaires. Mais nous pouvons encore accélérer ce mouvement. Et nous devons aussi avancer dans ce qu'on appelle le partage des risques – c'est-à-dire finaliser enfin le backstop de l'union bancaire pour la rendre vraiment crédible, et trouver un accord sur la garantie européenne des dépôts. Nous devons aussi renforcer le mécanisme européen de stabilité. Nous croyons aussi - et l'Italie partage ce point de vue – qu'il nous faut un budget pour la zone euro. Je ne suis pas favorable, en revanche, à l'idée d'ouvrir la question de la restructuration automatique des dettes souveraines dans les bilans des banques : toutes les idées qui mènent vers cela seraient dangereuses pour la stabilité financière de la zone euro et enverraient aux marchés un signal négatif".
Est-ce qu'on peut surmonter l'opposition de l'Allemagne sur les eurobonds ?
"Je ne crois pas que ce soit le thème d'aujourd'hui. Aujourd'hui, concentrons-nous sur ce qui peut être fait. Il faut aussi lever les ambiguïtés ou les fausses interprétations : si l'on met en commun des financements, c'est pour financer des investissements futurs, pas pour gérer les dettes du passé".
Est-ce que la création d'un Fonds monétaire européen est proche ?
"Je ne l'appellerais pas de cette façon, il s'agit de renforcer le Mécanisme européen de stabilité. Cela est pour moi une priorité. Pourquoi ? Parce que nous avons besoin d'un dispositif efficace de gestion des crises. Nous ne devons pas être à nouveau pris par surprise. Profitons du retour de la croissance pour renforcer durablement la Zone Euro en la dotant des outils dont elle a besoin. Il faut aussi des mécanismes de convergence plus forts et une capacité commune à faire face aux chocs économiques".
Vous avez souvent parlé de taxer les grandes entreprises numériques : est-ce qu'on peut surmonter certaines résistances européennes et dans quel délai ?
"Nous pouvons et nous devons y arriver. Vous devez penser à un restaurant de Rome qui réalise des bénéfices, paye les impôts locaux et ceux sur les sociétés. Tous ses clients ont sur leur smartphone les données commercialisées par Google ou Facebook mais ces entreprises ne sont pas taxées sur leurs activités et leurs profits de façon comparable. Ce n'est pas juste, on ne peut pas continuer comme ça. La Commission UE est en train de travailler: nous attendons avec impatience leur proposition ambitieuse et nous devons ensuite oeuvrer pour trouver un accord de tous les Etats membres pour imposer une taxation équitable et efficace aux géants du numérique. Selon moi, il faut l'introduire avant la fin de 2019. Je compte travailler main dans la main avec l'Italie pour réussir ce défi".
La semaine dernière vous étiez à Rome pour un sommet sur la collaboration dans le domaine des chantiers de défense navale : un premier pas vers une véritable défense commune ?
"Bien sûr. Dans ce secteur également, nous allons aller de l'avant étape après étape. La première a été l'accord sur la coopération navale dans le secteur civil entre Stx et Fincantieri: il a fallu des mois de travail, nous avons surmonté des difficultés importantes, mais aujourd'hui c'est une magnifique réalisation franco-italienne. La deuxième étape consiste à créer un champion de l'industrie militaire dans le domaine de la construction navale, projet qui prend corps dans le cadre d'une réflexion plus générale sur la défense européenne".
Une dernière question: le gouvernement italien a fait un recours contre la décision d'établir l'Agence européenne du médicament à Amsterdam. Pensez-vous qu'il serait correct de revoir cette décision, étant donné qu'Amsterdam est encore en retard avec les travaux ?
"Je comprends la déception de Milan, mais sur les agences nous avons choisi les règles du jeu ensemble et le choix est européen ".
source https://it.ambafrance.org, le 8 février 2018