Déclaration de Mme Florence Parly, ministre des armées, sur l'Europe de la défense, à Munich le 16 février 2018.

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Circonstance : Ouverture de la Munich Security Conference, à Munich (Allemagne) le 16 février 2018

Texte intégral


Madame la ministre,
Mesdames et messieurs,
Chère Ursula,
J'aimerais te remercier pour tes mots chaleureux et tes propos sur l'Europe que je partage pleinement. J'aimerais à mon tour partager quelques réflexions avec vous tous qui êtes réunis ici, stratèges, guerriers, penseurs, industriels, commentateurs, pour cette grande fête de la pensée politico-militaire.
La première réflexion, c'est que ce n'est pas un hasard si vous nous voyez toutes deux, Ursula et moi, sur ce podium. Il y a bien sûr la générosité d'Ursula qui me fait l'honneur de partager cette scène avec elle. Mais il y a surtout les fondamentaux.
Est-il deux nations plus intégrées que les nôtres ? Nous avons certes encore le Rhin, mais il est redevenu fleuve et non plus frontière. Nos conseils des ministres siègent en commun. Nos dirigeants se parlent en permanence. Nos industries fusionnent. Nos forces sont déployées sur les mêmes théâtres. Nous avons une brigade commune, des avions communs, des hélicoptères communs ; et le 13 juillet dernier nous avons décidé que nous aurions demain aussi des drones communs, des canons communs, des avions de chasse communs. Et dans les prochains mois, attendez-vous à une intensification encore plus grande de ce partenariat.
Car en effet, qu'est-ce qui rapproche deux nations ? La vision. Les valeurs. L'ambition commune. La trajectoire dans l'histoire. Les menaces.
Ces menaces, justement, elles ne manquent pas. Je n'aime pas en faire l'inventaire anxiogène ; vous les connaissez mieux que quiconque. Mais il est bon de s'y arrêter, car c'est au fond l'arrière-plan de tout ce que nous faisons – et c'est aussi notre responsabilité ultime devant nos concitoyens.
Rappelons qu'en 2000, on prenait l'avion comme le bus, et que dès 2001 on était fouillé dans les aéroports comme au quartier disciplinaire.
Qu'en 2014 les seuls militaires qu'on apercevait à Paris c'était lors la fête nationale du 14 juillet, et qu'en 2015, après les attentats, plusieurs milliers de soldats en treillis y patrouillaient les rues.
Qu'en 2000 internet paraissait un espace de prospérité, et qu'en 2017 une seule attaque informatique faisait perdre plusieurs centaines de millions d'euros à une entreprise française.
Qu'en 2000, la mer de Chine méridionale était un golfe plein d'îlots, et qu'en 2018 elle est une pétaudière où les destroyers croisent à proximité de polders surarmés.
Qu'en 2013 l'Ukraine croyait à l'Europe, mais qu'un an après elle était démembrée.
Qu'en 1989 on croyait, sur les ruines du mur de Berlin, à l'horizon universel de la démocratie ; mais que 15 ans plus tard, d'aucuns ont tenté, à coup de manipulations informatiques, d'interférer dans les élections de plusieurs pays libres; la démocratie, bastion de nos libertés, devenait la cible des subversions.
Que sont devenues les certitudes qui nous ont bercé ces quinze dernières années, dans une douce léthargie ? L'inviolabilité des frontières, les dividendes de la paix, l'effacement de la menace nucléaire, la cohésion de nos sociétés, l'intégrité de nos démocraties, que sont-elles devenues ? Alors que le barycentre de la puissance se dirige dans un sens qui n'est pas celui des démocraties libérales, que les risques de confrontation globale s'accroissent, que les Alliances connaissent leurs respirations, nous autres, robustes vieux Européens, nous avons un sérieux travail d'introspection à mener.
Alors, menons-le ! Face à ces évolutions, notre alliance avec les États-Unis, et son expression qu'est l'OTAN, sont indispensables, et il faut tout faire pour les renforcer.
Mais surtout, et c'est l'objet de ma seconde réflexion : dans ce nouveau monde qui naît dans la douleur, l'Europe n'est pas un luxe : elle est une nécessité.
L'Europe. Ce mot si chargé de sens et de rêve. Ce mot qui avait été la patrie des bâtisseurs et des visionnaires, mais que nous avons abandonné un temps aux bureaucrates, à la tyrannie du consensus, à la passion des procédures. Lorsqu'une organisation trouve normal de vivre à coups de « notes verbales », de « procédures de silence » et de « non papiers », croyez-moi mes amis, c'est qu'il y a un problème ! L'heure du réveil a sonné. Ce beau mot d'Europe, il est temps de le ré-enchanter.
Soyons clairs : l'Europe, cela commence à la maison. De même qu'une économie européenne saine commence par une économie nationale solide, de même une défense européenne robuste commence par des efforts chez soi.
A peine élu, Emmanuel Macron a choisi de donner à notre défense tous les moyens de ses ambitions et annoncé clairement l'objectif de la France : consacrer 2% de notre PIB à la défense d'ici 2025.
Cet effort financier majeur, j'en ai montré la semaine dernière l'incarnation au travers d'une loi de programmation militaire qui prévoit de consacrer près de 300 milliards d'euros à notre défense d'ici 2025, d'augmenter nos effectifs, de reprendre nos programmes d'armement, de moderniser et de renouveler nos matériels, de rendre notre organisation et nos modes d'action plus agiles et d'embrasser pleinement le tournant de l'innovation.
Mais l'Europe, c'est aussi une passion à partager. Ursula a fort justement rappelé les avancées majeures de ces derniers mois. La Coopération Structurée Permanente – cet outil, qu'après avoir élargi, nous devons à présent approfondir. Le Fonds Européen de Défense – une révolution culturelle à Bruxelles, dont on espre qu'elle sera suivie cette fois, plutôt que précédée, par un grand bond en avant.
Bien d'autres projets pourront émerger. Peut-être qu'un jour la DG Concurrence permettra pleinement la formation de géants industriels européens ?
Il faut en tout cas aller bien au-delà. En élisant Emmanuel Macron en mai dernier, les Français ont émis un message clair : celui d'une ambition européenne restaurée. Celui d'une profonde rénovation. Celui d'un refus du fatalisme, d'un refus du populisme. Ici même, en Allemagne, le contrat de coalition conclu place l'Europe en son coeur et fait espérer que s'écriront bientôt des pages déterminantes pour l'Europe et sa défense.
Le discours d'Emmanuel Macron sur l'Europe à la Sorbonne avait un nom : « Initiative pour l'Europe », je crois que c'est précisément la démarche que nous suivre. Ne pas nous limiter aux carcans existants mais raisonner en fonction de projets d'initiatives, concrètes. Nous devons faire évoluer nos institutions ; le succès de l'Europe de la défense cependant ne viendra pas des institutions, mais des opérations.
C'est pourquoi j'aimerais m'arrêter un instant sur l'Initiative Européenne d'Intervention que nous avons proposée. Qu'y a-t-il derrière ce nom ? Tout simplement, il s'agit de faire émerger une culture stratégique commune parmi les Européens. Pour que les plus désireux et les plus capables d'intervenir en opération soient prêts, le jour où ils devront le faire. Ce ne doit pas être un concept, mais une pratique.
Bien sûr, nous ne partons pas de rien. Au Centre de de Planification et de Conduite des Opérations à Paris, duquel la France mène toutes ses opérations extérieures, il y a près d'une dizaine d'officiers de liaison européens. C'est emblématique, car au fond l'objectif est là. Partager notre appréciation des situations. Développer une même compréhension des crises. Une même analyse des menaces. Un même sentiment d'urgence. Un même plan d'action. Des réflexes communs. Des outils partagés. C'est un gros travail à mener.
Cette capacité à intervenir en commun, elle est parfaitement cohérente avec la Coopération Structurée Permanente européenne, puisqu'elle en épouse d'une certaine manière la philosophie. Elle est aussi parfaitement cohérente avec l'OTAN – où la réalité a toujours été que certains pays étaient, par choix, plus intégrés et plus agissants que d'autres.
Disons-le également, cette capacité, c'est aussi un moyen pour les Européens de prendre davantage leur part du fardeau. A qui a bien lu la National Security Strategy américaine, il n'aura pas échappé qu'il y a un recentrage sur les menaces les plus vastes. C'est légitime. Mais qu'est-ce que cela signifie pour nous Européens ? Lorsque nous serons menacés dans notre voisinage immédiat, au Sud notamment, nous devrons être capables de faire face, y compris lorsque les Etats-Unis ou l'Alliance souhaiteront être moins impliqués. Pour cela, il faudra que nous ayons notre autonomie stratégique, dans le bon sens du terme, c'est-à-dire notre capacité à intervenir sans obliger les Etats-Unis à venir à notre chevet, sans qu'ils détournent leurs moyens ISR ou leurs ravitailleurs d'autres missions, ailleurs. De cela, l'IEI peut nous donner les clés.
Nous avons tenu à ce que cette initiative ne dépende ni de l'UE, ni de l'OTAN. Pour autant, les capacités et les habitudes développées dans ce cadre profiteront bien aux deux organisations. Oublions le chagrin périodique de ceux qui veulent opposer l'UE et l'OTAN. C'est un faux débat. Concentrons sur les menaces d'aujourd'hui et de demain, pas sur les arguties théologiques d'il y a 15 ans. Mobilisons notre énergie pour faire émerger et travailler ensemble ceux qui sont capables et volontaires.
Regardons plutôt vers l'avenir, vers les nouveaux champs de la confrontation, l'espace, le cyber, deux domaines où j'ai décidé de consacrer des efforts très importants dans notre loi de programmation militaire. La maîtrise technologique, ce sont les rapports de force de demain.
Et puisque j'ai devant moi un fameux parterre de stratèges, regardons plus loin encore, au-delà de l'horizon. Il ne suffit pas de préparer les guerres de demain : pensons à celles d'après-demain. Il y a par exemple un sujet qui me tient à coeur, c'est la sécurité environnementale. Cela ne vous surprendra pas, venant d'une nation qui se bat pour « make our planet great again ».
Mais la lenteur des phénomènes ne doit pas nous rendre aveugles à leur importance. Les sécheresses, les crues et la montée des eaux, l'érosion des coraux ne sont pas que des événements naturels, ou mêmes seulement humains. Ce sont aussi des événements militaires. Ils redessinent les cartes. Ils créent de nouvelles tensions. Ils déplacent des populations, créent de nouvelles failles, de nouveaux conflits. Il y a un secteur entier d'anticipation environnementale dans lequel la France s'investira, et qui sera pour nous un guide de prudence et un guide d'action.
Pour les conflits d'aujourd'hui, de demain et d'après-demain, sachez donc que la France sera toujours au rendez-vous pour promouvoir, main dans la main avec l'Allemagne les valeurs de liberté et d'ouverture qui sont au coeur de notre identité commune.
Je vous remercie.
Source https://www.defense.gouv.fr, le 14 mars 2018