Déclaration de M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, en réponse à une question sur les perspectives pour l'union européenne après le référendum sur le traité de Maastricht et l'éventualité d'une Europe à plusieurs vitesses, au Sénat le 15 octobre 1992.

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M. le président. La parole est à M. Lederman.
M. Charles Lederman. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, le 20 septembre dernier, le référendum sur le traité de Maastricht révélait les grandes inquiétudes du peuple français à l'égard d'une construction européenne qui se fait sans lui et contre lui.
Les Français qui ont voté non, ceux qui ont voté oui - espérant ainsi sauver l'idée même de construction européenne, mais sans aucune illusion sur le traité de Maastricht lui-même - ne veulent plus de cette. Europe de la finance, génératrice de toujours plus de chômage.
Au lendemain du référendum, il n'était pas un responsable du Gouvernement, un dirigeant des partis socialiste et de droite partisan du oui qui n'ait avancé la nécessité de rapprocher l'Europe des citoyens, de lutter contre la bureaucratie et la technocratie de Bruxelles, bref, de démocratiser l'Europe.
Or le Premier ministre, le Président de la République, le Gouvernement restent sourds à cette exigence, et c'est bien l'Europe du secret qui continue ! Comment, en effet, justifier le silence qui a suivi la rencontre du 22 septembre entre MM. Mitterrand et Kohl ?
Comment tolérer l'absence d'informations sur les discussions du 12 octobre entre vous, monsieur le Premier ministre, et le même chancelier Kohl ?
Je vous demande solennellement, monsieur le Premier ministre, d'informer aujourd'hui même le Sénat, le peuple français sur le contenu des négociations secrètes qui, sans doute, se poursuivent encore.
Oui ou non prépare-t-on une petite Europe à cinq ou à huit, resserrée autour de l'Allemagne et dont la monnaie unique serait l'euromark, comme l'a confirmé devant le parlement allemand, le 10 octobre dernier, M. Waigel, ministre des finances ?
Prépare-t-on, comme l'a révélé récemment le Times, une alternative à Maastricht sans le Danemark ni la Grande-Bretagne ?
Il y a dans cette façon d'agir une absence de transparence totale, un mépris insultant à l'égard des millions et des millions de Français qui ont une conception de l'Europe autre que celle des banquiers et des patrons des multinationales.
En Europe, c'est une exigence de plus grande solidarité, de justice sociale et de paix qui monte, porteuse d'espoir pour les peuples européens et tous les peuples du monde.
Monsieur le Premier ministre, quelles actions comptez-vous mettre en oeuvre pour répondre à cette exigence et mettre un terme à cette mainmise de l'Europe des artisans de l'ultralibéralisme sur le terrain de l'Europe ? (Très bien et applaudissements sur les travées communistes.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, si je comprends bien, je suis arrivé à point !
M. Charles Lederman. Exactement !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. J'en suis très heureux.
J'étais ce matin en Alsace où, sur l'invitation d'un de vos collègues, M. Louis Jung, j'ai inauguré une unité de production de jus de fruits, notamment de jus de pomme, qui est le résultat, en terre d'Alsace, terre française, d'une collaboration étroite entre une entreprise française, et une entreprise suisse et qui permettra d'offrir à l'agriculture de cette région nord de l'Alsace, proche de l'Allemagne et de la Lorraine, des débouchés fort intéressants.
Telle est la raison pour laquelle je suis arrivé avec ce léger retard dont je vous prie, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, de bien vouloir m'excuser.
Monsieur Lederman, il n'y a pas de négociations secrètes. Il s'agit des entretiens naturels à l'échelon européen entre le Président de la République et ses homologues, ainsi que de conversations, prévues de longue date, entre le Chancelier Kohl et moi-même.
Naturellement, nous ne nous rencontrons pas simplement pour parler des charmes des assemblées que chacun d'entre-nous fréquente dans son pays, non plus que de la pluie et du beau temps ; nous traitons des affaires du monde, des affaires de l'Europe et de nos relations bilatérales.
Permettez-moi d'ailleurs de vous dire, monsieur Lederman, que, si la transparence avait toujours été la règle dans les relations internationales, moins de secrets tardifs seraient aujourd'hui divulgés lorsqu'on dépouille les archives de tel ou tel pays.
Nous, nous entendons dire à nos représentations nationales ce qui est et ce qui n'est pas.
Ce qui est, c'est que le peuple français a ratifié le traité sur l'Union européenne.
Mme Hélène Luc. Tout juste !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Oui, c'est oui ! Non, ce n'était pas non. Je le constate, même si le résultat a été serré. Pour ce qui me concerne, j'en ai tiré une leçon.
Il est important que l'Europe soit non pas simplement l'affaire de quelques spécialistes, fussent-ils compétents, mais également l'affaire de tous les Européens et, en premier lieu, de tous les Français. Il nous faut être à l'écoute des interrogations, voire des inquiétudes, de notre peuple et pas seulement de ses espérances.
Le traité a donc été ratifié par la France, ainsi que par trois autres pays, et rejeté par le Danemark. Il est actuellement en cours de ratification dans les autres pays signataires. J'espère qu'il connaîtra dans ceux-ci le même aboutissement qu'en France et que l'on trouvera les moyens de permettre au Danemark de revenir sur la décision qu'il a prise.
En ce domaine, notre position, qui a été exposée souvent et avec talent par Mme Guigou, est claire : il n'y aura pas de renégociation du traité sur l'Union européenne mais, sur certains points, il est nécessaire d'apporter certaines clarifications …
M. Michel Poniatowski. Oh !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. ... et c'est ce que M. le chancelier Kohl et moi-même nous disons.
Quand je parle de clarification, je pense en particulier à ce fameux principe de la subsidiarité, dont on a souvent débattu au cours de cette belle campagne qui a précédé le référendum et durant laquelle les partisans du non comme ceux du oui ont fait preuve de beaucoup de discernement et de talent.
En fait, il s'agit de savoir ce que chacun fait chez soi et ce que l'on fait à douze, étant entendu qu'à douze certaines des compétences exercées par les Etats souverains sont transférées. Tel est le principe qui a été développé, et peut-être est-il bon de le préciser.
Par ailleurs, monsieur Lederman, il n'est pas dans les intentions de la France, pas plus que dans celles de l'Allemagne ou de tout autre pays signataire, de faire une Europe à deux ou à trois vitesses. A cet égard, le traité de Maastricht est clair.
S'agissant de l'union économique et monétaire, l'ensemble des pays ont signé le dispositif, mais il est fort probable que tous les pays ne seront pas prêts à la date du 1er janvier 1997 pour participer à la monnaie unique. C'est la raison pour laquelle il a été prévu qu'une majorité de pays devront être
prêts à cette date et qu'au 1er janvier 1999 les rejoindront ceux qui seront prêts. Les autres ne seront pas écartés. Des dispositions transitoires leur permettront, comme cela a été le cas dans le système monétaire européen, de rejoindre la monnaie unique au moment où ils satisferont aux critères retenus.
Vous avez dit, monsieur le sénateur, que l'Europe ne pouvait pas être simplement celle du libre-échange. J'en suis bien d'accord. D'où la monnaie unique, d'où les convergences de politique économique, d'où la nécessité de politiques industrielles et d'une politique sociale !
Vous savez que onze pays se sont séparés de la Grande-Bretagne sur ce dernier point et que l'une des raisons pour lesquelles les travaillistes émettent parfois des réserves à l'égard du traité, c'est que le gouvernement conservateur n'a pas accepté les dispositions sociales reconnues comme bonnes par les onze autres pays.
Il faut, en effet, organiser la Communauté économique européenne, ne pas laisser jouer les règles de l'ultralibéralisme sauvage.
Je vais vous donner un exemple, monsieur Lederman. Le système monétaire européen a été secoué par la spéculation peu avant le 20 septembre et dans les jours qui ont suivi. La lire a été dévaluée ; puis elle a été obligée de quitter le système monétaire européen, tout comme la livre sterling. J'espère pour ces deux monnaies que ce n'est qu'à titre provisoire.
Le franc lui-même a été secoué. Mais, comme notre économie a de solides « fondamentaux », il a tenu bon. La coopération franco-allemande s'est d'ailleurs révélée très efficace à cet égard, et c'est ce que j'ai dit au Chancelier Kohl. Nos deux monnaies se sont épaulées à un moment où la spéculation, la spéculation du grand capital, comme vous dites, voulait porter atteinte à notre monnaie. Je m'en réjouis.
Aujourd'hui, non seulement les relations entre le franc et les autres monnaies européennes se sont stabilisées, mais nos taux d'intérêt diminuent au jour le jour, et cela va continuer.
Ainsi que je l'ai annoncé hier à l'Assemblée nationale, nous avons remboursé ce que nous avions emprunté dans cette période difficile.
La spéculation sur le franc était non seulement redoutable, mais surtout inadmissible du simple point de vue de la moralité financière, car elle joue à court terme avec peu d'argent. Si le franc avait été dévalué, comme certains le réclamaient - je ne sais pas si ce fut le cas ici, mais j'ai entendu à l'Assemblée nationale certains porte-parole éloquents dire qu'il fallait un peu plus d'inflation et une dévaluation - ce sont les spéculateurs qui y auraient gagné. M. Michel Sapin, ministre des finances, M. de la Rosière, gouverneur de la Banque de France, et moi-même nous nous y sommes refusés. La France n'entend, en aucune circonstance, faire le jeu des spéculateurs ; j'espère que vous nous saurez gré, monsieur le sénateur, de cette attitude courageuse.
Nous avons dit oui à l'Europe, oui à une Europe organisée, oui à une Europe où les politiques industrielle, scientifique et sociale pourront se développer, mais la France restera elle-même à l'intérieur de cette Europe. Partager ses compétences en toute souveraineté ne signifie pas diluer l'identité nationale. C'est, en tout cas, la ligne de conduite du Gouvernement et du Président de la République. (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur certaines travées du RDE.)
M. Charles Lederman. Je demande la parole.
M. le président. Monsieur Lederman, je vous donne la parole, étant entendu que le temps que vous utiliserez sera déduit de celui dont dispose encore votre groupe.
M. Charles Lederman. Je veux remercier M. le Premier ministre de m'avoir dévoilé les secrets de l'avenir du jus de pomme ! Mais tel n'était pas l'objet de ma question. Je constate donc que le secret qui, quoiqu'il en dise ou, plus exactement, quoiqu'il n'en dise rien, a entouré les conversations entre MM. Mitterrand et Kohl, et entre ce dernier et lui-même existe toujours.
Je regrette, une fois de plus, monsieur le Premier ministre, que vous n'ayez pas cru devoir répondre à une question essentielle : de quoi avez-vous discuté lors de ces entretiens ? Nous devons le savoir, au même titre que vous, non pas en tant que Premier ministre, mais en tant que citoyen français. (Très bien ! et applaudissements sur les travées communistes.)source http://www.senat.fr