Déclaration de M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, en réponse à une question sur l'inflation des textes de loi, au Sénat le 14 mai 1992.

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Texte intégral

M. le président. La parole est à M. Bonnet.
M. Christian Bonnet. Monsieur le Premier ministre, « les lois inutiles », a écrit Montesquieu, « affaiblissent les lois nécessaires ». Au- moment où élus et citoyens croulent sous une masse de textes dont l'accumulation relève de plus en plus de la frénésie, le Gouvernement entend-il enfin prendre cette évidence en considération ? (Applaudissements sur les travées de l'U.R.E.I. et du R.P.R.).
M. Emmanuel Hemel. Voilà qui est aussi bref que fort !
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre, à qui je souhaite la bienvenue.
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je pourrais me contenter d'une réponse brève et forte : nous allons simplifier autant que vous l'avez fait, monsieur Bonnet.
M. Josselin de Rohan. Ce serait déjà pas mal !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Je pourrais vous apporter une réponse forte, brève - et un peu injuste - en évoquant le passé et en éludant l'avenir. Mais, vous le savez, monsieur Bonnet, seul l'avenir m'intéresse.
Nous sommes dans un Etat de droit où les lois, les règlements, la jurisprudence sont assez complexes ; par la même, ils compliquent quelquefois la vie de nos concitoyens.
Je partage vos préoccupations, monsieur le sénateur, et je souhaiterais, que nous soyons unanimes à les partager.
Je suis partisan, comme l'ensemble du Gouvernement, d'une société d'initiatives, d'une économie de liberté, de solidarité et de responsabilité. Je ne crois pas que l'on doive normaliser la vie des acteurs économiques comme celle de nos concitoyens.
Je précise cependant un point que l'on pourra retrouver dans d'autres débats : l'Etat ne doit pas tout faire, mais un Etat fort est nécessaire pour garantir le libre jeu de la vie économique dans un esprit de concurrence et pour garantir nos concitoyens des abus d'une société qui, elle aussi, a tendance à se compliquer.
Il n'y a pas plus de lois et de décrets aujourd'hui qu'il n'y en avait avant 1981 : en 1979, 91 lois ; en 1990, 117 ; en 1991, 92...
Ce phénomène s'explique par trois causes.
La première, je l'ai dit, c'est que la société est complexe.
La deuxième, c'est que l'administration a tendance à préparer des textes de loi trop longs, à élaborer des décrets parfois compliqués, puis des arrêtés souvent complexes.
Mais sachez, mesdames, messieurs les sénateurs - c'est le troisième point sur lequel je voudrais attirer votre attention - que, au cours de plusieurs débats portant sur des sujets précis, tels la loi bancaire, les offres publiques d'achat ou la réforme de la commission des opérations de bourse, j'ai eu l'occasion de demander à M. Dailly, avec lequel j'ai eu des échanges nourris et fort utiles de ne pas trop compliquer les textes que le Parlement allait voter et que le Gouvernement serait chargé d'appliquer, car ils risqueraient d'engendrer des conflits d'interprétation, d'encadrer un peu trop le comportement des responsables, d'autant que je ne suis pas partisan d'une normalisation excessive de la société.
Nous avons donc tous notre part de responsabilité : le Gouvernement, qui doit donner des instructions précises à l'administration, mais aussi, parfois, le législateur, qui, dans un souci très louable, tient à préciser point par point les problèmes du moment et les solutions à y apporter.
Ma réponse est donc la suivante : vous avez raison, il faut que, ensemble, nous fassions en sorte que les choses soient simplifiées. Dans cet esprit, la déconcentration de l'administration doit nous permettre d'agir.
Ainsi, signant, voilà quelques jours, les lettres de cadrage qui sont l'amorce de la préparation de la loi de finances pour 1993, j'ai donné l'« indication », qui a valeur d'instruction, de rechercher toutes les simplifications possibles  en même temps que la plus grande clarté des procédures.
La raison en est simple : pour moi, il est tout à fait indispensable que l'autorité de l'Etat s'exerce complètement dans les domaines de sa compétence. D'ailleurs, dans son ouvrage De l'esprit des Lois, Montesquieu, que vous avez cité, écrivait : « Un Etat, pour se faire obéir dans les domaines où il a en charge les intérêts supérieurs du pays ou bien simplement la recherche d'une plus grande égalité, doit pouvoir agir dans la clarté des textes et des procédures. »
Je vous remercie beaucoup, monsieur Bonnet, de m'avoir posé cette utile question. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M: Christian Bonnet. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Bonnet.
M. Christian Bonnet. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie de l'excellente intention que vient de traduire votre réponse.
Je n'en attendais pas davantage d'un homme qui est aussi attaché que je le suis moi-même à l'autorité de l'Etat, laquelle, chacun le sait, se dilue au fur et à mesure que les textes deviennent plus nombreux.
Sur ce point, monsieur le Premier ministre, je voudrais citer quelques chiffres qui, je n'en doute pas, donneront le vertige à vous-même, aux membres du Gouvernement qui vous entourent et à nombre de nos collègues : plus de 7 300 lois et plus de 360 000 textes réglementaires sont actuellement en vigueur dans notre pays !
Le foisonnement des textes législatifs est d'autant plus déplorable qu'ils viennent de plus en plus souvent modifier, compléter ou corriger des lois qui ont été votées très peu de temps auparavant.
Chacun s'est-il avisé que la loi du 2 mars 1982 portant décentralisation avait été modifiée vingt-trois fois ?
En outre, des lois trop nombreuses engendrent une cascade de décrets. Ainsi, cette loi de 1982 a fait l'objet de 227 décrets d'application.
Le Gouvernement a lui-même du mal à chevaucher son cheval emballé ! (Sourires.)
Le délai moyen de parution des textes d'application est actuellement de 544 jours. Mais il s'est écoulé près de trois ans entre la loi relative au littoral du 6 janvier 1986 et le décret d'application, qui date du 10 septembre 1989.
Le Gouvernement a-t-il, par ailleurs, conscience que l'édition du Journal officiel, Lois et décrets, de 1991, à l'exclusion des débats de l'Assemblée nationale et du Sénat, comporte 17 546 pages, alors que, en France, nul n'est censé ignorer la loi ? Le Gouvernement a-t-il également conscience qu'au moment où Mme le Premier ministre a quitté la charge que vous occupez aujourd'hui le Journal officiel du 2 avril était deux fois plus épais qu'il ne l'est en moyenne et que celui du 3 avril comportait 300 pages ?
Or, voilà que la fièvre normative a gagné les institutions communautaires, comme si les eurocrates étaient jaloux des succès de nos « parisianocrottes » ! (Très bien ! sur les travées de l'U.R.E.I.)
Pour me référer encore à l'année 1991, 481 décisions, 106 directives, 1457 règlements ont vu le jour à Bruxelles ! Une telle dérive, qui est contraire au principe de subsidiarité dont il est beaucoup question à propos des accords de Maastricht, est tout à fait déplorable.
Ni la Communauté ni l'Etat ne devraient intervenir en des domaines où les collectivités territoriales, les entreprises ou les individus pourraient eux-mêmes régler leurs problèmes.
Comment s'étonner, face à la situation que je viens de décrire, de l'impossibilité où sont les élus, singulièrement les maires, de faire face à l'avalanche de papiers qui s'abattent sur eux, semaine après semaine.
Comment s'étonner pareillement du peu de respect que manifestent trop de citoyens à l'endroit d'un maquis qui est de' nature à favoriser toutes les « évasions », et il s'agit là d'un euphémisme ?
Trop de règlements tuent le règlement, trop de lois tuent la loi, à tel point que plusieurs dizaines de celles qui ont été votées depuis 1981 ne sont pas encore entrées en application.
Le Gouvernement, qui est si prompt à s'en prendre, comme le faisait hier Mme Véronique Neiertz devant la commission compétente, à des entreprises de harcèlement en un certain domaine, serait bien avisé d'en finir avec un harcèlement « textuel » cette fois (Sourires), qui engendre la confusion, accable les élus et favorise l'incivisme ! (Applaudissements sur les travées de l'U.R.E.I., du R.P.R., et de l'union centriste, ainsi que sur certaines travées du R.D.E.)
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Je ne ferai qu'un bref commentaire. M. Bonnet m'a posé une question et m'a demandé d'y répondre ; or il s'est répondu à lui-même. Cela prouve qu'il a beaucoup de talent ! (Sourires. -- Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Emmanuel Flamel. Nous savons tous qu'il a du talent !Source http://www.senat.fr

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