Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec BFM TV le 10 mai 2018, sur l'escalade militaire entre Israël et l'Iran, l'accord relatif au nucléaire iranien, la question israélo-palestinienne et sur les relations franco-russes.

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Q - Bonsoir Jean-Yves Le Drian, merci d'avoir accepté notre invitation. L'escalade militaire entre l'Iran et Israël, c'est quoi à vos yeux ? C'est un accès de fièvre momentané ou en réalité le début d'une guerre qui ne dit pas son nom ?
R - C'est une situation qui devient très dangereuse ; la région était déjà très déstabilisée avec la guerre en Syrie et l'annonce du retrait américain de l'accord de Vienne a contribué à renforcer cette déstabilisation. Vous connaissez le soutien indéfectible de la France à la sécurité d'Israël ; nous condamnons toute démarche qui pourrait remettre en cause cette sécurité mais il est évident que les incidents de cette nuit font partie d'une forme de nouvelle donne au Moyen-Orient parce que ce qui était à craindre est en train de se réaliser ; l'enjeu syrien et l'enjeu iranien sont en train de se confondre. La guerre en Syrie existe déjà depuis un certain temps, depuis 2011 ; le combat contre le terrorisme de Daech aussi mais maintenant, l'enjeu iranien vient aussi de pénétrer dans l'ensemble stratégique de la région, ce qui donne une situation extrêmement tendue. Je pense qu'il faut engager la désescalade, faire en sorte que le sang-froid revienne et éviter que les va-t-en-guerre divers qui peuvent saisir cette occasion pour agir, puissent le faire. Donc l'appel qui a été lancé tout à l'heure par Madame Merkel et le président Macron à la désescalade est tout à fait essentiel.
Q - Donald Trump, vous le disiez à l'instant, a dénoncé l'accord de 2015 sur le nucléaire iranien. Mais c'est quoi concrètement le plan B maintenant ?
R - Mais il n'y a pas de plan B. Il y a toujours un accord ! Le plan B, ça veut dire renoncer à tout dialogue et à tout accord avec l'Iran et le plan B, inévitablement peut conduire à la guerre. Donc il n'y a pas de plan B ; il y a le plan A qui est aujourd'hui l'accord de Vienne qu'il convient de respecter ; l'ensemble des signataires, à part les Etats-Unis, sont toujours parties prenantes à cet accord, il faut donc maintenant tout mettre en oeuvre pour que cet accord soit respecté.
Q - Alors le plan B, c'est ce qu'a évoqué peut-être Emmanuel Macron, c'est-à-dire l'idée de négocier un accord beaucoup plus large avec les Iraniens, qui inclurait notamment le programme balistique des Iraniens et leur rôle dans la région - au Yémen, en Irak, en Syrie - mais le problème, c'est qu'un tel accord va prendre du temps ; or on a besoin de certitudes maintenant, surtout lorsque l'on voit ce qui se passe entre les Iraniens et les Israéliens.
R - La proposition qu'a faite Emmanuel Macron, qu'il a faite d'ailleurs à Washington lors de son dernier déplacement, c'est une proposition qu'il avait déjà initiée lors de l'assemblée générale des Nations unies au mois de septembre : c'est la prolongation et l'extension de l'accord de Vienne. C'est prendre en considération l'accord de Vienne mais faire en sorte que par un accord-cadre plus général, par une diplomatie plus large, les autres sujets de préoccupation que nous avons à l'égard de l'Iran - et ils sont nombreux - puissent être pris en compte dans l'intérêt de toutes les partis et surtout dans l'intérêt de la paix au Moyen-Orient. Alors cela veut dire, vous l'avez évoqué, le fait que l'on puisse regarder comment cela se passera après 2025, c'est-à-dire après la fin de l'accord de Vienne. Cela veut dire aussi que l'on puisse agir avec l'Iran pour que ses tentations hégémoniques dans la région puissent être tempérées, modérées et régulées. Et cela veut dire aussi de faire en sorte que la dimension balistique, c'est-à-dire la question des missiles, puisse être prise en compte et, pour tout cela, il faut un dialogue. C'est ça le plan A prolongé qui a été proposé par Emmanuel Macron et c'est dans cette direction qu'il faut aller ; en parlant avec les Iraniens, en parlant aussi avec les autres signataires. Mais pour que cette démarche soit de qualité, qu'elle puisse être opérante, il faut que les Européens soient unis et c'est le sens du message qui a été donné aujourd'hui par la Chancelière et le président Macron ; c'est aussi le sens des démarches que nous allons entreprendre avec nos collègues britanniques et allemands et avec l'Union européenne pour les jours qui viennent, en relation avec les Iraniens - j'ai eu mon collègue Zarif hier soir au téléphone - pour aboutir à cette solution qui permettra à la fois de préserver l'accord de Vienne et aussi d'engager un processus de paix dans la région qui en a bien besoin parce que tous les processus diplomatiques aujourd'hui sont en panne.
Q - Est-ce que parallèlement à la négociation d'un accord, aux discussions que vous aurez nécessairement avec toutes les parties prenantes, est-ce qu'il y a urgence à convoquer un conseil de sécurité des Nations unies ?
R - On va aviser en fonction du début des discussions que nous allons avoir ; c'est une hypothèse qu'il ne faut pas rejeter.
Q - Angela Merkel qui s'est exprimée aujourd'hui également à Aix-la-Chapelle, a dit - je la cite - que l'Europe ne pouvait plus compter sur les Etats-Unis pour la protéger. Elle a raison, la Chancelière allemande ?
R - Elle met le doigt sur une réalité : c'est la nécessité pour l'Europe d'avoir son autonomie stratégique. Ça a beaucoup bougé dans ce domaine-là depuis quelques mois ; la prise de conscience par les Européens de la nécessité pour les Européens d'avoir leur propre capacité de décision stratégique, est devenue essentielle et que l'Allemagne le dise est encore un élément supplémentaire. Donc dans la période qui vient, effectivement, singulièrement au Moyen-Orient, il faut que nous soyons très unis et très solidaires sur les choix. Le fait d'avoir l'autonomie stratégique ne signifie pas la rupture avec les Etats-Unis ; ça ne signifie pas la fin de l'alliance avec les Etats-Unis. Ça veut dire que l'on peut avoir à l'intérieur de cette alliance, une autonomie d'action, et c'est tout à fait essentiel.
Q - Mais dans ce contexte-là, est-ce que la question de la présence de la France dans le commandement intégré de l'OTAN se pose ? Est-ce que cette présence est encore valide ?
R - Cette question-là ne concerne pas l'OTAN. Nous sommes sur la question du Moyen-Orient, nous sommes sur la question de la responsabilité européenne ; il y a aussi dans l'OTAN des débats sur la place de l'Europe mais dans la réalité des faits aujourd'hui, la question principale s'adresse à l'Europe : est-ce que nous sommes capables ensemble de définir notre autonomie stratégique ? Et là, les événements qui se produisent en ce moment, donnent la preuve de cette nécessité.
Q - Un certain nombre d'observateurs considèrent au fond que le fait que les Iraniens aient lancé un certain nombre de roquettes sur le territoire israélien, ça donne d'une certaine manière raison à Donald Trump a posteriori, d'avoir dénoncé cet accord, même si les questions balistiques ne faisaient pas partie de cet accord. Ils se trompent, ils ont tort ?
R - Je pense qu'ils ont tort. Je pense que la décision de Donald Trump est une mauvaise décision, d'abord parce qu'elle rompt avec la signature d'un accord ; elle rompt avec la signature des Etats-Unis ; elle rompt avec la parole donnée, ce qui est essentiel au niveau international. Et puis cette décision remet en cause aussi les remparts que nous avions mis par cet accord contre la prolifération nucléaire qui est quand même l'enjeu essentiel de la sécurité de la région et l'enjeu essentiel de notre propre sécurité. C'est pourquoi nous restons, nous, dans l'accord et que nous allons essayer de le rendre opérable le mieux possible parce que c'est l'intérêt de l'Iran mais c'est aussi l'intérêt de la paix. Et c'est ça le sujet principal.
Q - Alors Donald Trump ne s'est pas contenté de dénoncer l'accord sur le nucléaire iranien ; il en a profité aussi pour relancer l'hypothèse des sanctions économiques contre l'Iran mais aussi contre les pays qui s'aviseraient de commercer avec Téhéran. Comment faire en sorte que ces sanctions ne s'appliquent pas aux entreprises françaises ? Est-ce que la France toute seule est armée pour résister à ce chantage d'une certaine manière de la part de Donald Trump ?
R - Pas la France toute seule, la France dans l'Europe, la France avec ses partenaires. Et nous entendons bien faire en sorte que le maintien de l'accord de Vienne, puisse permettre aux Iraniens de bénéficier des retombées économiques indispensables, sinon ce serait un accord de dupes. Nous pensons aussi indispensable de garantir pour les entreprises françaises ou les entreprises européennes qui interviendront en Iran, en fonction de cet accord, la capacité de le faire et nous entendons bien protéger nos intérêts à cet égard. Nous allons rencontrer les entreprises françaises mais aussi parler avec les autorités américaines dans les 3 à 6 mois qui sont devant nous pour la mise en oeuvre des sanctions indiquées par le président Trump.Nous allons profiter de ce temps pour faire valoir nos propres intérêts.
Q - Mais mettons-nous un instant à la place des Iraniens : si les entreprises ne peuvent plus commercer avec l'Iran et si en plus on leur impose les contrôles de l'AIEA sur leur arsenal nucléaire, quel est l'intérêt pour eux de rester dans cet accord ? C'est évidemment la question qu'ils ne vont pas manquer de se poser, de vous poser ?
R - C'est un accord donnant-donnant ; ce sont les principes qui ont été adoptés à Vienne, il faut respecter ces principes qui supposent les dividendes économiques pour l'Iran et le renoncement par l'Iran à l'arme nucléaire. Nous devons rester sur ces fondamentaux et parler avec les Iraniens sur la meilleure manière de les mettre en oeuvre. C'est l'intérêt de l'Iran aussi. Mais dans une situation de tension comme celle que nous connaissons actuellement, les risques de détérioration et les risques de confrontation sont réels - la situation est dangereuse - donc il faut que chacun revienne à la retenue et que l'on puisse discuter sereinement ensemble de la poursuite de cet accord.
Q - On assiste clairement à un nouvel axe Etats-Unis - Israël - Arabie saoudite, le camp donc des plutôt des sunnites, face à l'Iran, au Hezbollah chiite libanais : est-ce que ça change quelque chose dans la stratégie que la France tient depuis des années maintenant, dans la lutte contre Daech ? Est-ce que ça change les choses ?
R - La France a fait de la lutte contre Daech son objectif majeur, la lutte contre le terrorisme, parce que Daech nous a touchés sur notre propre territoire. Nous poursuivrons ce combat contre Daech ; il n'est pas tout à fait fini. Il y a encore des éléments de Daech qui sont actifs en Syrie. Pour le reste, je ne crois pas que le sujet, ce soit le bloc chiite contre le bloc sunnite ; en tout cas, ce n'est pas de cette manière, en termes de blocs religieux, que la France appréhende la situation stratégique de la région; ce n'est pas notre manière d'approcher les choses. Nous parlons d'abord avec tout le monde et ensuite, nous estimons nécessaire qu'on retrouve un processus de paix, à la fois sur la question syrienne et à la fois sur la question iranienne, en dépassant complètement cette rivalité de blocs qui à mon avis n'est pas la meilleure manière d'appréhender le Moyen-Orient aujourd'hui.
Q - Il se trouve qu'en début de semaine prochaine, Washington va changer son ambassade de ville - on va passer de Tel-Aviv à Jérusalem - que ça coïncide avec le 70e anniversaire de l'Etat d'Israël et même avec le début du ramadan. Est-ce que vous craignez que la conjonction de tous ces éléments, rendent la situation encore plus explosive dans cette région ?
R - Oui, je vous l'ai dit, la situation est dangereuse ; elle nécessite de la part de chacun le sens des responsabilités, le sang-froid, la recherche d'une solution diplomatique, que nous avons été défavorables à la décision du président Trump de mettre en oeuvre l'installation de l'ambassade américaine à Jérusalem ; nous maintenons cette position et nous estimons que pour régler la question palestinienne, la question israélienne, la question du Proche-Orient, il y a à la fois une méthode qui est celle de la négociation, il y a un cadre qui est le droit international et il y a une obligation, celle d'aboutir à un résultat permettant à deux Etats de vivre l'un et l'autre dans la sécurité et dans des frontières reconnues de part et d'autre. C'est la ligne permanente de la France depuis longtemps ; c'est aussi la ligne de l'Europe et c'est la ligne que nous souhaitons faire partager par la communaut internationale.
Q - Une dernière question, le 23 mai prochain, vous accompagnez Emmanuel Macron à Saint-Pétersbourg en Russie ; qu'est-ce que vous attendez concrètement de Vladimir Poutine qui joue dans cette affaire un rôle absolument essentiel ?
R - La Russie doit prendre sa place dans la séquence diplomatique qui s'ouvre. Cela veut dire en particulier sur la question syrienne, pour éviter de l'embrasement dans l'embrasement, faire en sorte qu'un processus de paix puisse se mettre en oeuvre, faire en sorte que les pays directement concernés par la crise syrienne, puissent agir ensemble pour faire pression, pour aboutir à un processus ; une feuille de route qui suppose une discussion permettant à la fois une nouvelle Constitution syrienne et un processus électoral. C'est ce que nous disons depuis longtemps, c'est ce que le président Macron a dit à plusieurs reprises et nous espérons pouvoir convaincre le président Poutine d'aller dans cette direction.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2018