Déclaration de M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, sur les relations franco-britanniques et la construction européenne, Paris le 10 juin 1992.

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Circonstance : Visite en France de la reine d'Angleterre Elisabeth II du 9 au 12 juin 1992

Texte intégral

C'est avec infiniment de plaisir que je souhaite la bienvenue à votre Majesté, ainsi qu'à son Altesse royale, le Prince Philip, duc d'Edimbourg, au nom du gouvernement, en ce Palais d'Orsay cher à mon ami Roland DUMAS, ministre d'Etat, ministre des Affaires étrangères.
C'est pour moi une joie de retrouver la souveraine d'un pays que j'aime et que je respecte. C'est un honneur. C'est aussi une grande émotion car cela ressuscite des souvenirs adolescents, lorsque je retrouvais, jeune résistant, les soldats anglais et alliés libérant le sol de la Normandie, près de Rouen, dont je suis originaire.
Ma vie a été marquée par cette époque. Je l'ai souvent dit à mes collègues des Finances, et en particulier à John MAJOR : Britanniques et Français, nous avons beaucoup à faire ensemble pour l'Europe et le monde, la liberté et la paix.
Il y a, sur le sol de France, près de Verdun ou de Sainte-Mère-Eglise, des croix sous lesquelles gisent, côte à côte, de jeunes Britanniques et de jeunes Français, morts pour la liberté. Cela, Madame, nous ne l'oublions pas. De même, nous n'oublions pas qu'il y a si peu de temps encore, dans les sables du Koweit, vos soldats et les nôtres se battaient ensemble pour le respect du droit qui doit fonder les relations internationales. Ce sont, Madame, des fraternités d'armes. Ce sont aussi, je le crois, des fraternités d'âmes.
Hier soir au Palais de l'Elysée, vous avez évoqué, avec gravité et humour, nos différences, selon vous complémentaires. Nous sommes, avez-vous dit, l'huile et le vinaigre, indispensables pour assaisonner les menus de l'avenir : la construction européenne, la liberté ou la sécurité dans le monde.
L'huile et le vinaigre ? La comparaison nous a tous amusés et séduits. Il y a un siècle, on eut plutôt parlé de l'eau et du feu. Vous le voyez, nous nous sommes rapprochés.
Métaphore pour métaphore, je dirais que le Royaume-Uni et la France sont aujourd'hui comme de vieux amoureux centenaires ayant derrière eux une longue et tendre vie commune : il leur arrive parfois de se disputer quand l'existence leur sourit mais ils sont toujours solidaires quand une menace surgit.
Il y a quelques semaines, à Strasbourg, vous avez tenu à réaffirmer clairement l'ancrage de la Grande-Bretagne dans l'Europe et sa volonté de participer pleinement à sa construction. L'Europe a trouvé en vous un prestigieux avocat. Le discours a mis du baume au coeur des partisans de l'Union dans tous les Etats membres.
Votre pays assurera dans moins d'un mois la présidence du Conseil des Communautés. C'est une période charnière. Nous en attendons beaucoup.
Dans un monde marqué chaque jour davantage par la mondialisation et la concurrence, les signataires du traité de Rome se sont accordés sur la nécessité d'un marché unique. C'est une nouvelle étape à laquelle votre pays tenait beaucoup -à juste titre-. Il aura le plaisir de présider à son achèvement. Ce marché unique sera couronné par l'union économique et monétaire, incarné par la monnaie unique, qui renforcera la souveraineté des économies européennes.
Si le monde est marqué par l'internationalisation des échanges, il l'est aussi par la renaissance de périls qu'on croyait à jamais disparus. Oui, le monde a changé. La fin du bloc communiste a libéré les peuples - et c'est heureux. Mais elle a aussi réveillé des nationalismes ombrageux qui fragmentent la planète, et des appétits de puissance qui semblent surgir d'un autre temps. Le traité instituant l'Union politique cimentera la solidarité européenne.
La paix et la sécurité, voilà deux raisons de poursuivre avec ténacité l'oeuvre européenne. Dans ce combat, comme chaque fois que l'essentiel fut en jeu, l'Angleterre et la France seront, j'en suis sûr, unies. Je suis pour ma part confiant. Je ne crois pas que l'on puisse durablement aller contre l'histoire quand elle prend la figure du progrès. Or, l'Europe est manifestement une chance pour nos peuples. En un mot, je crois, Madame, être comme vous un européen tranquille.
La construction européenne, aussi précieuse soit-elle, ne se fera pas sans, et encore moins contre, les peuples et les citoyens.
Elle n'implique pas que nos pays renoncent à leurs traditions, à leurs particularismes, à leur identité, bien au contraire.
La France et le Royaume-Uni sont fiers de leur culture. Doit-on les en blâmer ? Ils en sont fiers au point même que d'aucuns nous suspectent, les uns et les autres, d'un certain chauvinisme ? Le terme est trop fort.
Confessons-le, pourtant, les Anglais et les Français ont une certaine "susceptibilité" nationale. Je crois, pour ma part, et vous ne me démentirez pas, que cela est positif pour l'Europe. Cela prouve que la Communauté ne dissout pas les Nations. L'auriez-vous, et l'aurions-nous acceptée si tel était le cas ?
Mais surtout, cette fierté nationale est une fierté de bon aloi. Ce dont nous tirons orgueil, c'est d'avoir les premiers, chacun par des voies différentes, apporté au monde les valeurs, universelles aujourd'hui, de l'Etat de droit, des institutions démocratiques et de la liberté. Longtemps frères ennemis, nous avons toujours été frères jumeaux en liberté, en égalité, et en tolérance, valeurs démocratiques qui sont désormais celles de la Communauté toute entière et que nous devons faire partager aux pays qui aspirent légitimement à rejoindre le moment venu l'Union européenne.
Peut-être est-ce l'une de ces ruses à laquelle l'histoire nous a accoutumés ? Toujours est-il que c'est parce que nous nous ressemblons beaucoup que nous nous sommes, hier, tant déchirés. C'est parce que nous nous ressemblons beaucoup que nous devons aujourd'hui unir nos efforts. Nous avons su trouver, avec nos ennemis d'autrefois, je pense à l'Allemagne, les liens de la fraternité. Avec l'Allemagne, nos deux pays peuvent apporter une contribution déterminante à la construction de l'Union européenne, à la stabilisation du continent tout entier, à la pacification des rapports internationaux. J'ai cité l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France, autrefois rivaux, aujourd'hui alliés, mais nous ne voulons ignorer aucun des autres pays de la Communauté qui ont un droit égal au nôtre dès lors qu'il s'agit de l'avenir de l'Europe.
Les relations économiques entre nos deux pays se sont resserrées. Ces dernières années, une coopération industrielle très étroite s'est développée entre nous : le Concorde, le programme Airbus, le tunnel sous la Manche. Nos entreprises renforcent leurs liens. Nos échanges culturels et scientifiques sont actifs, les jeunes Français et Britanniques se rencontrent beaucoup.
Je suis convaincu que votre visite, Madame, qui suscite en France un intérêt considérable, à la mesure du respect que le peuple français vous porte, contribuera encore à un rapprochement toujours plus étroit que la raison commande et que le coeur appelle.
A vous-même et aux vôtres, à votre peuple, je souhaite santé, prospérité et sécurité. Et, si vous le permettez, achevons ce propos d'une manière qui ne soit point trop protocolaire. C'est, pour un républicain comme moi une occasion trop rare et trop belle pour qu'il puisse y résister : vive la Reine.Source http://www.diplomatie.gouv.fr