Conférence de presse conjointe de M. Rodrigo Rato, ministre espagnol de l'économie, et de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, sur les points de vue de la France, à la veille de la présidence espagnole de l'Union européenne, sur la libéralisation du marché de l'électricité, la croissance économique, les taux d'intérêt, l'élargissement de l'UE, Madrid, le 27 novembre 2001.

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Circonstance : Propos de Laurent Fabius lors de la conférence de presse conjointe des ministres de l'économie français et espagnol, à Madrid le 27 novembre 2001

Texte intégral

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M. Rodrigo Rato vient de très bien résumer l'esprit et le contenu de nos discussions. L'Espagne va d'ici quelques semaines prendre la présidence de l'UE et, pour ce qui concerne les questions économiques et financières, c'est mon collègue et ami M. Rato qui présidera nos travaux. Donc il était intéressant que nous nous rencontrions, nous le faisons fréquemment bien sûr, mais enfin spécialement ici, à Madrid, pour faire le tour de toutes les questions qui vont être abordées par la présidence espagnole au cours des six mois qui vont venir. Ces questions seront nombreuses et j'ai souhaité bonne chance et bon travail à Rodrigo, et je lui ai confirmé ce qu'il vient de dire à l'instant, que bien évidemment, la France et en particulier moi-même dans le domaine dont nous traitons, nous apporterons notre soutien chaleureux à la présidence espagnole qui sera certainement un succès.
Nous en avons profité pour faire un tour d'horizon sur la situation économique, celle de nos deux pays et, plus généralement, de ce qui se passe dans le monde. Pour examiner les principales ambitions de la présidence espagnole, et ces ambitions sont grandes, légitimement grandes ; Rodrigo m'a expliqué comment il voyait la préparation de la réunion de Barcelone et les réunions que nous aurions avant. Tu as prévu en particulier un Ecofin informel pas loin de chez toi, et il y a beaucoup de sujets qui sont sur la table. Nous avons fait un tour d'horizon et constaté, ce qui n'est d'ailleurs pas une surprise, que sur énormément de questions nous avions des approches identiques ou extrêmement voisines ; nous travaillons très bien ensemble, la France et l'Espagne sont extrêmement proches l'une de l'autre, comme vous le savez, à la fois sur le plan économique, sur le plan psychologique, sur le plan de l'affection, comme de l'amitié, et c'est dans cet esprit là que nous allons aborder la période qui vient.
Q - Je voudrais savoir quels scénarios vous envisagez pour l'Europe, après la récession aux Etats-Unis. Et, d'autre part, pouvez-vous confirmer que la France soit obligée de différer l'objectif du déficit zéro jusqu'en 2005 ?
R - J'ai pris la fin de votre question qui était : est-ce que, compte tenu du contexte général, la France va arriver à passer au déficit zéro en 2005 ? En ce qui concerne le pacte de stabilité, nous en avons discuté, très brièvement d'ailleurs, avec Rodrigo ce matin. Il y a un traité qui a été adopté par nos pays qui est le fameux traité de Maastricht, et puis il y a toute une série de dispositions et il y a ce pacte qui s'appelle pacte de stabilité et de croissance. Alors c'est vrai que la situation est plus difficile, parce que dans le monde nous avons un ralentissement, souvent très fort : regardez ce qui se passe aux Etats-Unis et au Japon ou, pour ce qui concerne l'Europe, ce qui se passe en Allemagne. Mais nous considérons, et sur ce point, je crois que nous sommes tout à fait d'accord, que ce n'est pas parce qu'il y a une situation économique plus difficile qu'il faut changer les règles du jeu. Evidemment, il faut toujours être plus pragmatique, et nous le sommes. En particulier, nous faisons, les uns et les autres, jouer les stabilisateurs automatiques en recettes, c'est-à-dire que, quand la conjoncture est moins forte, les recettes sont moins importantes et, parfois, alors que nous avions anticipé telle réduction du déficit, ou tel excédent, le déficit se réduit un peu moins ou l'excédent est un peu moins fort : ça c'est le pragmatisme. Mais les grandes règles qui font que nous avons ensemble décidé un pacte de stabilité et de croissance pour permettre un développement au service de la population et des réformes de fond, ces grandes règles ne doivent pas être mises en cause, donc je vous réponds très précisément. Alors, pour ce qui concerne les programmes de stabilité et, comme on les appelle, les programmes triennaux, chaque année nous faisons parvenir à la Commission européenne nos programmes. Nous sommes en train d'élaborer le nôtre, et j'aurais l'occasion de l'envoyer à Bruxelles d'ici quelques jours. Bien évidemment, nous respecterons nos engagements; c'est peut-être plus compliqué dans la période présente, d'abord parce que la croissance internationale s'est beaucoup affaiblie, mais il est tout à fait normal que nous réduisions nos déficits, que nous nous rapprochions de l'équilibre, que nous soyons à l'équilibre, ce qui n'est pas une obsession liée à je ne sais quelle idéologie, ce qui est le fait que si nous voulons avoir des économies qui fonctionnent bien, qui croissent et qui ont les outils économiques et financiers pour réagir à la conjoncture, il faut que, en moyenne période, nos économies et nos budgets soient équilibrés. Voilà, il n'est donc pas question de remettre en cause le pacte de stabilité et de croissance, et la France, bien évidemment, respectera ses engagements triennaux.
Q - Je voudrais demander au ministre français si, quand il a parlé d'apporter son soutien à la présidence espagnole et aux idées espagnoles, cela signifie que la France va s'engager à libéraliser aussi le marché électrique français?
R - Alors là, vous parlez peut-être en général ou peut-être de l'énergie, je ne sais pas. C'est un sujet bien connu dont j'ai eu l'occasion de traiter plusieurs fois. Si vous parlez de l'énergie en particulier, il y a eu toute une série de discussions à ce sujet. Je voudrais rappeler les faits, quelle est la réalité. Dans les différents pays, nous avons des entreprises qui peuvent avoir des structures juridiques différentes: dans tel pays, une entreprise aura un statut privé, dans tel pays, une entreprise aura un statut public. Et cela, est tout à fait possible au terme même du traité de Rome. Donc, une chose est le statut d'une entreprise une autre chose ce sont les règles de respect de la concurrence. Il faut évidemment que dans tous les pays la concurrence soit respectée et que petit à petit, les marchés s'ouvrent, et c'est vrai dans le domaine de l'énergie, comme dans beaucoup d'autres marchés. Donc, si l'on prend l'exemple souvent commenté, des entreprises françaises dans la partie électricité et dans la partie gaz, il se trouve que nous avons deux puissantes entreprises, deux très belles entreprises, l'une qui s'appelle EDF et qui est la première entreprise européenne en matière d'électricité, peut-être même du monde, et l'autre qui s'appelle Gaz de France. Ces sociétés sont des sociétés publiques mais elles doivent fonctionner dans le cadre de la compétition normale. Alors, d'ores et déjà, le marché français a été ouvert. C'est reconnu d'ailleurs par la Commissaire européenne compétente. Et d'ailleurs l'Espagne, c'est bien normal, a pris des intérêts dans telle ou telle société qui entre en compétition avec EDF. C'est le cas d'une société qui s'appelle Snet avec une participation d'une grande entreprise espagnole et puis, petit à petit aussi, un certain nombre de milliers de kw/h ont été ouverts en France, je parle de la France pour le moment, à des entreprises étrangères. Donc la compétition est en train de s'installer. Certains pourraient souhaiter qu'elle s'installe plus vite et, en particulier, pour des grands clients mais les choses avancent petit à petit et je crois que c'est tout à fait normal que la concurrence joue, et il en est de même pour Gaz de France. Donc voyez-vous, je crois qu'il ne faut pas exactement confondre ce que sont les règles de fonctionnement, et elles doivent être les mêmes pour tous et partout où il peut y avoir une concurrence ouverte, et puis les régimes juridiques des différentes entreprises qui peuvent être publiques dans un endroit, privées dans l'autre, et puis aussi, il y a aussi des situations intermédiaires. Moi par exemple, ce n'est pas un mystère, donc je ne vous révèle pas un scoop, j'ai dit à plusieurs reprises que s'agissant par exemple de l'entreprise Gaz de France je souhaitais qu'il y ait une certaine évolution dans la composition de son capital parce que je considérais que la plupart des entreprises gazières fonctionnent ainsi, et c'est peut être probablement ce qui se passera dans les mois ou les années qui viennent.
Donc, c'est un sujet dont nous parlons de temps en temps avec mon collègue et ami M. Rato, et dont je crois qu'il ne fera pas d'énormes difficultés.
Je veux ajouter aussi, comme tu l'as souligné dans ton propos introductif, que des décisions ont été prises en commun par l'Espagne et par la France pour développer les relations, en particulier l'interconnexion énergétique qui va suivre le trajet du TGV et qui va permettre qu'il y ait davantage d'échanges entre les pays. Voilà ce que je pouvais vous dire, sachant que dans ce domaine, comme dans quelques autres je pense, il ne faut pas raisonner trop en termes d'idéologies, et qu'il faut voir les données pratiques. Les données pratiques, ce sont que la France a des entreprises puissantes, l'Espagne aussi, que la France comme l'Espagne ont des marchés puissants, que ces marchés peu à peu s'ouvrent et doivent s'ouvrir, et que sur ces bases je ne vois pas pourquoi il y aurait des difficultés entre nous.
Q - Je voudrais savoir quelles sont aujourd'hui les estimations du gouvernement français pour la croissance de son PIB pour l'année à venir.
R - Pour l'année 2001, j'ai eu l'occasion il y a déjà quelques mois de revoir nos prévisions de croissance et de dire que, dans notre estimation, la croissance 2001 serait de 2,1%, ce qui est moins fort que ce que nous avions anticipé mais qui, compte tenu de ce que l'on voit autour de nous, n'est pas négligeable. Nous venons d'avoir confirmation des chiffres du troisième trimestre qui situent la croissance à 0,5%. Donc nous avons déjà un acquis croissance pour l'année 2001 de 2,1, qui, reconnaissons-le, est surtout dû à une consommation intérieure soutenue, liée à la politique qui a été menée en matière sociale, en matière fiscale et à un certain dynamisme.
Pour l'année 2002, je crois qu'il faut être très prudent dans nos prévisions, aux uns et aux autres, d'abord parce qu'il faut toujours être prudent dans les prévisions et particulièrement dans cette période, compte tenu de ce que l'on voit dans l'ensemble des pays. Quand vous constatez que les Etats-Unis sont quasiment en récession, que le Japon lui est carrément en récession, que nos amis allemands ont une croissance assez faible, même si l'Espagne comme la France s'en sortent relativement bien, nous ne sommes pas des îles non plus ; il y a des pays autour de nous, nous avons beaucoup de commerce avec eux et, donc, cela a une incidence sur la France. Donc, premièrement prudence. Deuxièmement, prudence d'autant plus qu'il y a des aléas à la hausse comme à la baisse. Dans les prévisions budgétaires que j'ai rendues publiques au début septembre, nous nous sommes situés autour de 2,25% de croissance pour l'année prochaine. Cela ne paraissait pas énorme à l'époque, mais maintenant on nous dit que c'est beaucoup. Et il y a des aléas à la baisse comme à la hausse ; les plus grands aléas sont à la baisse, parce que je vous l'ai dit des indications que l'on a des Etats-Unis, sur le Japon, sur un certain nombre de pays émergents, sur l'Allemagne. Mais il y a aussi des aléas en sens inverse : par exemple, la baisse du prix du pétrole est pour nous une bonne nouvelle ; par exemple, lorsque la Banque centrale européenne baisse ses taux d'intérêts, cela a un effet positif sur notre croissance. Et puis, il faut être d'autant plus prudent, dernier élément, que l'on est dans une conjoncture particulière où l'économie va dépendre plus encore que d'habitude de ce qui est en dehors de l'économie. Admettez que ce soir, demain ou dans deux semaines, on mette la main sur M. Ben Laden, et sur un certain nombre de terroristes : cela aura certainement un effet positif, et beaucoup de gens se diront que cette partie du terrorisme est neutralisée. Donc, nous sommes dans une situation - c'est toujours vrai en économie - où la psychologie joue beaucoup mais plus particulièrement en ce moment.
Tout cela étant rassemblé, les chiffres sur lesquels nous nous sommes fondés, sous ceux que je vous ai dit, mais il faut les prendre plus que jamais avec beaucoup de prudence, et en même temps il faut avoir l'honnêteté de reconnaître que les aléas "baissiers", comme disent les spécialistes, sont aujourd'hui les plus fréquents. Et donc, comme je suis un homme réaliste, je suis obligé d'en tenir compte.
Q - Est-ce que vous pensez que la Banque centrale européenne doit encore baisser ses taux d'intérêts, parce que vous étiez en effet en faveur de ce que la Banque Centrale européenne baisse ses taux d'intérêt ?
R - Vous me posez cette question qui est rituelle, mais vous savez qu'au rituel des journalistes correspond le rituel des ministres des finances, qui consiste à ne pas commenter, ni avant d'ailleurs ni après. Je vous dirais simplement que j'ai été satisfait lorsqu'est intervenue la dernière baisse des taux parce que, dans la conjoncture générale où la pression inflationniste est très faible, une telle baisse de 50 points de base a été un élément positif; cela faisait partie des aléas positifs dont je parlais.
Qu'est ce que la Banque centrale dans son indépendance fera dans le futur ? Comme elle est indépendante, je n'en sais rien et probablement vous non plus. Nous voyons simplement avec satisfaction que l'inflation est en train de se réduire dans beaucoup de nos pays et la Banque centrale, évidemment, y est sensible. Pour ce qui concerne la France, nous sommes dans des taux qui, pour des raisons que chacun connaît, sont plus petits ; nous sommes nettement en dessous de 2% et, selon les mois, cela fait entre 1,8 et 1,5%. Donc, l'inflation baisse dans beaucoup de pays de l'UE et c'est un élément positif de contexte. Quant à la décision de la Banque centrale, celle-ci la prendra en toute indépendance.
Q - La présidence espagnole veut mettre en place les bases de l'élargissement de l'UE à l'Est et pouvoir clore quelques chapitres. Dans ce cadre, il faudra traiter des questions, par exemple relatives au financement de l'UE, surtout au chapitre de la politique agricole. Croyez-vous qu'on pourra beaucoup avancer sur ce thème, compte tenu de la date des élections françaises, par exemple ?
R - Oui, c'est un thème que nous avons aussi abordé avec M. Rato ce matin, comme je l'ai abordé l'autre jour avec mon collègue allemand.
La Commission nous a présenté il y a quelque temps un rapport sur les aspects notamment financiers de l'élargissement. L'élargissement sur le plan du choix politique nous paraît être une nécessité. En même temps, quand ont fait rentrer un certain nombre de nouveaux pays dans l'UE, c'est quelque chose de positif et en même temps cela crée des problèmes, nous le savons bien. Et donc, nous sommes attentifs en tant que ministres des Finances à ce que cela ne pèse pas d'une façon qui soit insupportable sur les budgets. Alors, je crois que nous sommes d'accord, les uns et les autres, pour que, sans rajouter des conditions supplémentaires, il y ait une analyse très précise et de plus en plus précise de ce que signifie l'accession de ces nouveaux pays. On mentionne souvent la question agricole, oui c'est une des questions qui se posent, mais il y en a beaucoup d'autres, vous les connaissez. Il y a des questions liées aux aides régionales, il y a des questions liées aux situations face aux "money laundring", il y a les questions liées à nos modes de fonctionnement. Comment faire pour que l'Europe continue d'avancer ?
Voilà ce qu'est l'approfondissement du fonctionnement de l'Europe. Il y a beaucoup de questions qui se posent et, pour ce qui me concerne en tant que responsable des Finances, je crois qu'on va mettre à profit les mois qui viennent pour que ces questions soient précisées et qu'en particulier la Commission, c'est son rôle, nous fasse des rapports de plus en plus précis sur les conséquences, notamment financières, selon qu'on choisit telle ou telle disposition précise.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 novembre 2001)