Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi de vous dire tout d'abord le grand plaisir personnel que j'éprouve à me trouver ici.
Les valeurs que vous exprimez, les combats que vous menez sont un peu les miens. Je ne dirai pas beaucoup les
miens, je ne peux pas être mêlé aussi intimement que vous l'êtes à l'économie sociale. Mais de toute façon, c'est
une forme d'action que j'ai souvent suivie dans d'autres responsabilités et qui me parait très importante.
D'abord pour une raison très simple : c'est que quiconque s'engage pour une société plus fraternelle, plus
solidaire mérite considération, dans un monde où l'égoïsme a parfois tendance à l'emporter sur la solidarité. Le
chacun pour tous est parfois oublié au profit du chacun pour soi. Les coopératives, les associations, les mutuelles
sont indispensables à l'équilibre de notre société.
Une autre raison -peut-être là vais-je être optimiste pour vous-, c'est que vous représentez l'utopie, et j'espère
l'utopie créatrice, qui dans une société où l'on produit, on vend et on achète, vos activités peuvent prendre un
sens plus humain et plus solidaire.
On entend parfois, bien que le discours s'estompe un peu, que l'économie sociale appartiendrait au passé. Il me
semble cependant que cela reste une idée neuve, une idée qui vient de loin. Les premières corporations d'artisans,
c'est au Moyen-Age qu'elles surgissent et on peut dire qu'au fil des années, cette idée d'économie sociale a
beaucoup fait progresser nos sociétés par ses innovations.
Est-ce que l'on sait que la Sécurité sociale qui faisait suite aux assurances sociales était née des sociétés
ouvrières de secours mutuel, qui a permis de sortir de la charité pour entrer dans la solidarité ? Aujourd'hui
notre secteur est plus complexe qu'il ne l'était, et pourtant l'attention accordée au client, le soin pris à la
qualité du service rendu, avant d'être théorisés par des professeurs de marketing à Harvard ou à Dauphine, ont été
d'abord mis en oeuvre par vous, parce que vos clients étaient en même temps vos sociétaires. L'idée de mettre un
terme au caporalisme dans les relations de travail, de fonder la puissance de l'entreprise sur l'engagement du
salarié, vous l'avez conçue bien avant le repli du taylorisme -que l'on constate aujourd'hui avec le surgissement
des cercles de qualité-, le management participatif et la mobilisation des ressources humaines.
Bref, de plus en plus d'entreprises dans le secteur de la production et services appliquent vos préceptes. Comme M.
Jourdain faisait de la prose sans le dire, elles utilisent vos préceptes, pas toujours de façon aussi complète que
nous le voudrions, parce qu'elles ont retenu qu'il n'y a pas d'efficacité économique sans cohésion sociale. Cela
dit, il n'y a pas non plus de cohésion sociale sans efficacité économique.
Voilà pourquoi l'initiative prise par M. Maurice BENASSAYAG et la délégation générale à l'Innovation Sociale et à
l'Economie Sociale d'organiser ce séminaire me semble particulièrement opportune et utile.
Vous êtes non seulement des croyants de l'innovation sociale, mais aussi des pratiquants et vous poussez le
prosélytisme jusqu'à l'exporter vers des entreprises qui ne relèvent pas de votre secteur. Or, nous avons besoin de
cette innovation. Quand je dis "nous", je pense à l'Europe, qui doit en effet franchir une nouvelle étape dans le
modèle de société qu'il faut offrir à la fin de ce siècle.
Vous le savez tous, nos économies industrialisées sont confrontées à un immense problème : elles produisent
toujours plus de richesses, avec moins d'emplois, avec moins d'hommes et de femmes au travail. L'exemple de la
France est tout à fait typique : sur la décennie 80, nous sommes les seconds des 7 grands pays industrialisés,
après le Japon, pour le niveau de croissance ; nous avons le PIB par habitant le plus élevé d'Europe ; et pourtant,
nous ne faisons pas mieux que nos partenaires en termes de chômage puisque notre taux de chômage de l'ordre de 10 %
est à peu près le taux moyen de la CEE, qui est lui-même entre 1 et 2 points au-dessus du taux de chômage moyen de
l'OCDE. On peut dire pour comprendre cette situation et non pour la justifier, que la croissance mondiale par
rapport aux années 60 a été divisée par 2. Mais, les économies européennes continuent de connaître des gains de
productivité très importants. On peut le dire aussi. Cela n'explique pas tout. Ou, plus exactement, cela explique
beaucoup mais cela ne donne pas de réponse pour l'avenir. Nous pourrons continuer à pousser la croissance, et une
croissance saine, et je crois que le discours un peu pessimiste qu'on a entendu ces derniers jours ne répond pas à
la réalité. Il se passe des choses sur le plan monétaire : les taux d'intérêt à 10 ans sont en train de baisser.
Ils sont aujourd'hui à 8,28 %. On n'avait pas vu cela depuis 87 ou 86, je crois avoir connu 8,29 % en 1989 quand
j'étais à Bercy. Donc, il se passe quelque chose. Mais nous ne réussirons pas à endiguer le chômage et à le faire
reculer si nous ne savons pas enrichir le contenu de la croissance en emplois : c'est la grande question des mois
et des années qui viennent. Et c'est là que vous intervenez, ou c'est là que je souhaite que vous interveniez.
D'abord parce que vous défrichez des champs économiques inédits. Vous avez la capacité de contribuer au
développement de nouveaux services -service de proximité et d'environnement, service aux personnes- qui répondent à
vos préoccupations originelles et à celles que l'on voit grandir dans notre société.
Ensuite et surtout parce que vous avez une conception de l'entreprise comme communauté humaine, solidaire, qui se
sent également responsable de son environnement humain. Une communauté solidaire ne se débarrasse pas d'un des
siens comme d'un objet, au motif que sa productivité diminue parce qu'il est âgé ou fatigué ou que sa qualification
est dépassée. Elle essaie de lui trouver un poste adéquat, de le former ou de le reconvertir. Au pire, elle met
tout en oeuvre pour le reclasser. Bref, elle se sent comptable de ses résultats mais au moins autant des êtres
humains qui sont la substance et l'âme de l'entreprise. C'est un modèle dont nous devons favoriser le
développement, bien au-delà du périmètre de l'économie sociale.
Je prends un exemple. Nous allons devoir avancer, nous le sentons tous, vers des formules de partage du travail.
Elles correspondent au souci de créer plus d'emplois et à la volonté de re-donner au salarié le temps de vivre, de
s'épanouir, de se cultiver, d'échapper en somme -pardonnez le barbarisme- à la "mercantilisation" des rapports
humains. Nous ne parviendrons pas à ce résultat si nous ne rencontrons pas des entreprises mobilisées par la
solidarité en action : des employeurs et des organisations syndicales, des salariés prêts à revoir l'organisation
du travail, à examiner le partage de la valeur ajoutée entre profit, salaires et emplois, à faire les uns vers les
autres les pas nécessaires pour créer du travail pour d'autres. Certaines entreprises mutualistes ont montré
l'exemple en ce domaine.
Quand je dis "partage du travail", je pense à toutes les formes de pratiques nouvelles dans l'entreprise : le temps
partiel, la pré-retraite, le tutorat, les alternances emploi/formation. Les lois et décrets peuvent aider, inciter,
fixer un cadre, garantir les droits de ceux qui s'y prêtent. Mais la volonté de le faire, la créativité nécessaire
pour que cela fonctionne, la mobilisation de tous indispensable pour que cela marche bien, que cela marche mieux,
rien de tout cela ne se décrète.
Ce type d'innovation doit partir du terrain, du concret et de l'expérience. Mais il doit se projeter dans un cadre
plus vaste. Il doit, de proche en proche, se diffuser dans l'ensemble du tissu économique. C'est cela, votre
mission. Etre â la fois les expérimentateurs de cette croissance nouvelle, créatrice d'activités pour tous, et en
même temps en être les défenseurs et les propagandistes, si j'osais je dirais les publicitaires. L'Europe est de ce
point de vue notre cadre naturel. L'Europe sociale, bien sûr, à la définition de laquelle je vous demande de prêter
votre concours. Mais aussi l'Europe des entreprises et des citoyens qui doit intégrer le principe fondamental : il
n'y pas d'économie sans solidarité.
Aujourd'hui, nos sociétés sont caractérisées par leur haut niveau de productivité, leur haut niveau de richesse par
habitant, leur haut niveau de protection sociale. Mais elles ne sont plus des sociétés de plein-emploi.
De la même façon que l'on a inventé, et vous y aviez été pour beaucoup, au XIXème siècle l'Etat Providence, vous
devez aujourd'hui montrer que l'entreprise doit être une communauté solidaire, qu'elle seule est capable de contrer
efficacement le chômage, en prenant conscience, au-delà de son utilité économique, de sa contribution sociale.
C'est, à mes yeux, un grand dessein pour nos entreprises, de nature à modifier en profondeur les rapports qui s'y
nouent et qui sont encore trop souvent hérités d'une conception "classe contre classe" des relations sociales.
C'est un grand dessein pour l'Europe. C'est son modèle de société qui est en jeu. Ou bien elle saura renouveler
cette société en incorporant les innovations nées du terrain ; ou bien elle ne saura pas échapper à une conception
de plus en plus archaïque de l'entreprise, et elle succombera à cause des des exclusions qu'elle engendre.
Le Président de la République, M. François MITTERRAND, qui a accordé son haut patronage à votre manifestation,
avait dit que vous étiez "des leveurs d'espoir et d'imagination". Après lui, j'ai envie de vous demander de mettre
votre imagination au pouvoir dans la Communauté Européenne.
Votre combat est aussi le nôtre, pour mettre l'économie au service de l'homme, pour concilier performances
économiques et performances sociales, c'est un combat qui est toujours d'actualité.
Il pouvait prêter à sourire lors des "Trente Glorieuses", à une époque euphorique de croissance spectaculaire. Mais
aujourd'hui, quand il y a trois millions de chômeurs en Allemagne ou en Grande-Bretagne, 2,5 millions en France,
près de 2,9 millions demandeurs d'emplois, il doit être redéployé ce combat, il doit être revisité, et défendu avec
enthousiasme ; on n'a peut-être pas assez d'imagination ni les uns ni les autres. L'innovation sociale doit être
notre premier devoir. C'est l'ambition d'une économie qui intègre tous ceux qui font partie de la société et non
d'une société qui exclut. C'est pourquoi j'ai accepté de venir devant vous pour vous passer ce simple message. Vous
devez être des porteurs d'avenir, afin que votre exemple puisse être suivi par d'autres. Pour cela, il faut
naturellement que l'on sorte un peu des sentiers battus. Je m'aperçois que c'est très difficile. Cela fait
plusieurs années que je recommande à ce que l'on discute de l'organisation du travail dans les entreprises. Mme
Martine AUBRY y est passionnément attachée. Vos syndicalistes partagent ce sentiment, et nous avons beaucoup de
difficultés à y arriver. Parce que l'on essaie d'abord de garder ce que l'on a, avant de penser à ceux qui n'ont
rien. C'est donc très important de parler de ces choses, de parler les uns avec les autres, de ne pas croire que
l'on a nécessairement raison. Je trouve que dans le débat politique et social d'aujourd'hui, il y a trop de
certitudes à un moment où la société, dans le monde entier, est en train de s'interroger. Vous savez, je ne suis
pas tout jeune, j'ai connu les espérances de la libération, j'ai connu ensuite les difficultés de la construction
des forces progressistes en France, et je constate que beaucoup des idées, pour lesquelles j'avais combattu, ont
aujourd'hui besoin d'être rajeunies.
Peut-être, M. MATTEOLI me comprendra mieux que d'autres : en 1944-45, quand la France se libérait avec les alliés
et aussi par son propre mouvement, nous pensions que la société allait être bouleversée, que la défaillance des
élites, que tout cela donnerait naissance à quelque chose de très nouveau, et on ne s'occupait pas tellement de
savoir si on était communiste, socialiste ou gaulliste, c'était le même élan : celui du Conseil National de la
résistance. Et puis il y a eu une lueur qui venait beaucoup de l'Est, croyez-moi. Naturellement, on disait que ce
n'est pas parfait, il n'y a pas de liberté, mais tout de même ils ont changé le modèle de société, ils ont réussi à
faire reculer l'armée nazie qui était pourtant très puissante. Il y avait donc eu un élan national qui était
certainement plus patriotique qu'idéologique, mais il n'empêche que tous les intellectuels, beaucoup d'artistes
regardaient de ce côté-là. La lumière, le soleil venaient de l'Est. Certains parlaient même de paradis, je crois
qu'ils étaient excessifs. 50 ans après, c'est l'écroulement. C'est l'écroulement, non seulement du régime politique
-nous avons toujours pensé que le parti unique ça ne pouvait pas déboucher vers la démocratie-, mais c'est
l'écroulement aussi d'un système économique, d'un système de pensée, et à partir du moment où ce système s'écroule
alors renaissent les difficultés du XIXème siècle des nationalismes. Je crois que nous avons à essayer à ré-
imaginer de nouvelles idées, de nouvelles utopies, car les forces du mouvement ne peuvent pas, elles, se contenter
de gérer le siècle passé.
Elles doivent imaginer les structures futures. Un gouvernement gère, il réforme aussi -et nous avons fait beaucoup
de réformes que l'on peut contester, d'autres incontestables depuis une dizaine d'années-, mais il n'empêche que ce
mouvement des idées ne peut pas être porté par seulement un gouvernement, ni même par une majorité, ni même par un
parti politique. C'est toute la société qui doit faire éclore les idées de demain, les comportements de demain. Or,
c'est là notre grande difficulté, à vous comme à nous -à vous, responsables de l'économie sociale comme au
gouvernement. C'est que la fin du collectivisme, qui au départ reposait sur une idée de solidarité, a semé le
réveil des égoïsmes, du chacun pour soi. Et dans le même temps, ils voient que l'utra-libéralisme -regardez ce qui
se passe en Grande-Bretagne, regardez ce qui se passe aux Etats-Unis- a montré ses limites, parce qu'en réalité il
y a ceux qui restant sur le bord du chemin sont plus malheureux que beaucoup d'autres. Il faut donc qu'on imagine
quelque chose de nouveau qui assure une liberté de choix totale -liberté du consommateur, liberté de
l'entrepreneur, liberté de choisir sa cravate, son costume, son pot de yaourt sans doute-, mais en même temps être
attentif aux autres : ne pas accepter qu'il y en ait qui soient privés du minimum et qui doivent aussi avoir accès,
disons, au maximum de confort. C'est vrai pour nous, dans nos sociétés ; c'est encore plus vrai quand on va en
Afrique. Je suis allé l'autre jour à Libreville où il y avait la réunion des Etats africains et du Gouvernement de
la France, on appelle cela le "Sommet franco-africain" et j'ai vu à quel point il est difficile pour ces pays de
s'engager dans un processus démocratique alors qu'ils ont une telle situation économique et financière, que la
misère est là. Et c'est le Président HOUPHOUET-BOIGNY qui disait que "la misère ne faisait pas bon ménage avec la
démocratie".
Il faut donc que nous soyons capables de ré-inventer une solidarité concrète chez nous et à l'extérieur de nos
frontières. Il va nous falloir donner un coup de main aux pays de l'Est de l'Europe, sans oublier les pays du Sud ;
il va nous falloir mieux équilibrer le monde, qui est aujourd'hui en effet dans une phase d'incertitude.
Si je me suis permis de vous dire cela en conclusion, c'est parce que dans le domaine qui est le vôtre, vous pouvez
faire beaucoup, vous pouvez essayer d'explorer de nouvelles pistes. Je connais quelques uns d'entre vous, au hasard
des regards que je jette dans la salle, je sais qu'ils ont des expériences syndicales, des expériences politiques,
des expériences mutualistes, il faut que leur expérience soit mise au service de l'imagination collective. C'est en
tout cas ce que je souhaite, ce que je voulais vous dire, et je vous remercie très vivement de votre bienveillante
attention.
Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi de vous dire tout d'abord le grand plaisir personnel que j'éprouve à me trouver ici.
Les valeurs que vous exprimez, les combats que vous menez sont un peu les miens. Je ne dirai pas beaucoup les
miens, je ne peux pas être mêlé aussi intimement que vous l'êtes à l'économie sociale. Mais de toute façon, c'est
une forme d'action que j'ai souvent suivie dans d'autres responsabilités et qui me parait très importante.
D'abord pour une raison très simple : c'est que quiconque s'engage pour une société plus fraternelle, plus
solidaire mérite considération, dans un monde où l'égoïsme a parfois tendance à l'emporter sur la solidarité. Le
chacun pour tous est parfois oublié au profit du chacun pour soi. Les coopératives, les associations, les mutuelles
sont indispensables à l'équilibre de notre société.
Une autre raison -peut-être là vais-je être optimiste pour vous-, c'est que vous représentez l'utopie, et j'espère
l'utopie créatrice, qui dans une société où l'on produit, on vend et on achète, vos activités peuvent prendre un
sens plus humain et plus solidaire.
On entend parfois, bien que le discours s'estompe un peu, que l'économie sociale appartiendrait au passé. Il me
semble cependant que cela reste une idée neuve, une idée qui vient de loin. Les premières corporations d'artisans,
c'est au Moyen-Age qu'elles surgissent et on peut dire qu'au fil des années, cette idée d'économie sociale a
beaucoup fait progresser nos sociétés par ses innovations.
Est-ce que l'on sait que la Sécurité sociale qui faisait suite aux assurances sociales était née des sociétés
ouvrières de secours mutuel, qui a permis de sortir de la charité pour entrer dans la solidarité ? Aujourd'hui
notre secteur est plus complexe qu'il ne l'était, et pourtant l'attention accordée au client, le soin pris à la
qualité du service rendu, avant d'être théorisés par des professeurs de marketing à Harvard ou à Dauphine, ont été
d'abord mis en oeuvre par vous, parce que vos clients étaient en même temps vos sociétaires. L'idée de mettre un
terme au caporalisme dans les relations de travail, de fonder la puissance de l'entreprise sur l'engagement du
salarié, vous l'avez conçue bien avant le repli du taylorisme -que l'on constate aujourd'hui avec le surgissement
des cercles de qualité-, le management participatif et la mobilisation des ressources humaines.
Bref, de plus en plus d'entreprises dans le secteur de la production et services appliquent vos préceptes. Comme M.
Jourdain faisait de la prose sans le dire, elles utilisent vos préceptes, pas toujours de façon aussi complète que
nous le voudrions, parce qu'elles ont retenu qu'il n'y a pas d'efficacité économique sans cohésion sociale. Cela
dit, il n'y a pas non plus de cohésion sociale sans efficacité économique.
Voilà pourquoi l'initiative prise par M. Maurice BENASSAYAG et la délégation générale à l'Innovation Sociale et à
l'Economie Sociale d'organiser ce séminaire me semble particulièrement opportune et utile.
Vous êtes non seulement des croyants de l'innovation sociale, mais aussi des pratiquants et vous poussez le
prosélytisme jusqu'à l'exporter vers des entreprises qui ne relèvent pas de votre secteur. Or, nous avons besoin de
cette innovation. Quand je dis "nous", je pense à l'Europe, qui doit en effet franchir une nouvelle étape dans le
modèle de société qu'il faut offrir à la fin de ce siècle.
Vous le savez tous, nos économies industrialisées sont confrontées à un immense problème : elles produisent
toujours plus de richesses, avec moins d'emplois, avec moins d'hommes et de femmes au travail. L'exemple de la
France est tout à fait typique : sur la décennie 80, nous sommes les seconds des 7 grands pays industrialisés,
après le Japon, pour le niveau de croissance ; nous avons le PIB par habitant le plus élevé d'Europe ; et pourtant,
nous ne faisons pas mieux que nos partenaires en termes de chômage puisque notre taux de chômage de l'ordre de 10 %
est à peu près le taux moyen de la CEE, qui est lui-même entre 1 et 2 points au-dessus du taux de chômage moyen de
l'OCDE. On peut dire pour comprendre cette situation et non pour la justifier, que la croissance mondiale par
rapport aux années 60 a été divisée par 2. Mais, les économies européennes continuent de connaître des gains de
productivité très importants. On peut le dire aussi. Cela n'explique pas tout. Ou, plus exactement, cela explique
beaucoup mais cela ne donne pas de réponse pour l'avenir. Nous pourrons continuer à pousser la croissance, et une
croissance saine, et je crois que le discours un peu pessimiste qu'on a entendu ces derniers jours ne répond pas à
la réalité. Il se passe des choses sur le plan monétaire : les taux d'intérêt à 10 ans sont en train de baisser.
Ils sont aujourd'hui à 8,28 %. On n'avait pas vu cela depuis 87 ou 86, je crois avoir connu 8,29 % en 1989 quand
j'étais à Bercy. Donc, il se passe quelque chose. Mais nous ne réussirons pas à endiguer le chômage et à le faire
reculer si nous ne savons pas enrichir le contenu de la croissance en emplois : c'est la grande question des mois
et des années qui viennent. Et c'est là que vous intervenez, ou c'est là que je souhaite que vous interveniez.
D'abord parce que vous défrichez des champs économiques inédits. Vous avez la capacité de contribuer au
développement de nouveaux services -service de proximité et d'environnement, service aux personnes- qui répondent à
vos préoccupations originelles et à celles que l'on voit grandir dans notre société.
Ensuite et surtout parce que vous avez une conception de l'entreprise comme communauté humaine, solidaire, qui se
sent également responsable de son environnement humain. Une communauté solidaire ne se débarrasse pas d'un des
siens comme d'un objet, au motif que sa productivité diminue parce qu'il est âgé ou fatigué ou que sa qualification
est dépassée. Elle essaie de lui trouver un poste adéquat, de le former ou de le reconvertir. Au pire, elle met
tout en oeuvre pour le reclasser. Bref, elle se sent comptable de ses résultats mais au moins autant des êtres
humains qui sont la substance et l'âme de l'entreprise. C'est un modèle dont nous devons favoriser le
développement, bien au-delà du périmètre de l'économie sociale.
Je prends un exemple. Nous allons devoir avancer, nous le sentons tous, vers des formules de partage du travail.
Elles correspondent au souci de créer plus d'emplois et à la volonté de re-donner au salarié le temps de vivre, de
s'épanouir, de se cultiver, d'échapper en somme -pardonnez le barbarisme- à la "mercantilisation" des rapports
humains. Nous ne parviendrons pas à ce résultat si nous ne rencontrons pas des entreprises mobilisées par la
solidarité en action : des employeurs et des organisations syndicales, des salariés prêts à revoir l'organisation
du travail, à examiner le partage de la valeur ajoutée entre profit, salaires et emplois, à faire les uns vers les
autres les pas nécessaires pour créer du travail pour d'autres. Certaines entreprises mutualistes ont montré
l'exemple en ce domaine.
Quand je dis "partage du travail", je pense à toutes les formes de pratiques nouvelles dans l'entreprise : le temps
partiel, la pré-retraite, le tutorat, les alternances emploi/formation. Les lois et décrets peuvent aider, inciter,
fixer un cadre, garantir les droits de ceux qui s'y prêtent. Mais la volonté de le faire, la créativité nécessaire
pour que cela fonctionne, la mobilisation de tous indispensable pour que cela marche bien, que cela marche mieux,
rien de tout cela ne se décrète.
Ce type d'innovation doit partir du terrain, du concret et de l'expérience. Mais il doit se projeter dans un cadre
plus vaste. Il doit, de proche en proche, se diffuser dans l'ensemble du tissu économique. C'est cela, votre
mission. Etre â la fois les expérimentateurs de cette croissance nouvelle, créatrice d'activités pour tous, et en
même temps en être les défenseurs et les propagandistes, si j'osais je dirais les publicitaires. L'Europe est de ce
point de vue notre cadre naturel. L'Europe sociale, bien sûr, à la définition de laquelle je vous demande de prêter
votre concours. Mais aussi l'Europe des entreprises et des citoyens qui doit intégrer le principe fondamental : il
n'y pas d'économie sans solidarité.
Aujourd'hui, nos sociétés sont caractérisées par leur haut niveau de productivité, leur haut niveau de richesse par
habitant, leur haut niveau de protection sociale. Mais elles ne sont plus des sociétés de plein-emploi.
De la même façon que l'on a inventé, et vous y aviez été pour beaucoup, au XIXème siècle l'Etat Providence, vous
devez aujourd'hui montrer que l'entreprise doit être une communauté solidaire, qu'elle seule est capable de contrer
efficacement le chômage, en prenant conscience, au-delà de son utilité économique, de sa contribution sociale.
C'est, à mes yeux, un grand dessein pour nos entreprises, de nature à modifier en profondeur les rapports qui s'y
nouent et qui sont encore trop souvent hérités d'une conception "classe contre classe" des relations sociales.
C'est un grand dessein pour l'Europe. C'est son modèle de société qui est en jeu. Ou bien elle saura renouveler
cette société en incorporant les innovations nées du terrain ; ou bien elle ne saura pas échapper à une conception
de plus en plus archaïque de l'entreprise, et elle succombera à cause des des exclusions qu'elle engendre.
Le Président de la République, M. François MITTERRAND, qui a accordé son haut patronage à votre manifestation,
avait dit que vous étiez "des leveurs d'espoir et d'imagination". Après lui, j'ai envie de vous demander de mettre
votre imagination au pouvoir dans la Communauté Européenne.
Votre combat est aussi le nôtre, pour mettre l'économie au service de l'homme, pour concilier performances
économiques et performances sociales, c'est un combat qui est toujours d'actualité.
Il pouvait prêter à sourire lors des "Trente Glorieuses", à une époque euphorique de croissance spectaculaire. Mais
aujourd'hui, quand il y a trois millions de chômeurs en Allemagne ou en Grande-Bretagne, 2,5 millions en France,
près de 2,9 millions demandeurs d'emplois, il doit être redéployé ce combat, il doit être revisité, et défendu avec
enthousiasme ; on n'a peut-être pas assez d'imagination ni les uns ni les autres. L'innovation sociale doit être
notre premier devoir. C'est l'ambition d'une économie qui intègre tous ceux qui font partie de la société et non
d'une société qui exclut. C'est pourquoi j'ai accepté de venir devant vous pour vous passer ce simple message. Vous
devez être des porteurs d'avenir, afin que votre exemple puisse être suivi par d'autres. Pour cela, il faut
naturellement que l'on sorte un peu des sentiers battus. Je m'aperçois que c'est très difficile. Cela fait
plusieurs années que je recommande à ce que l'on discute de l'organisation du travail dans les entreprises. Mme
Martine AUBRY y est passionnément attachée. Vos syndicalistes partagent ce sentiment, et nous avons beaucoup de
difficultés à y arriver. Parce que l'on essaie d'abord de garder ce que l'on a, avant de penser à ceux qui n'ont
rien. C'est donc très important de parler de ces choses, de parler les uns avec les autres, de ne pas croire que
l'on a nécessairement raison. Je trouve que dans le débat politique et social d'aujourd'hui, il y a trop de
certitudes à un moment où la société, dans le monde entier, est en train de s'interroger. Vous savez, je ne suis
pas tout jeune, j'ai connu les espérances de la libération, j'ai connu ensuite les difficultés de la construction
des forces progressistes en France, et je constate que beaucoup des idées, pour lesquelles j'avais combattu, ont
aujourd'hui besoin d'être rajeunies.
Peut-être, M. MATTEOLI me comprendra mieux que d'autres : en 1944-45, quand la France se libérait avec les alliés
et aussi par son propre mouvement, nous pensions que la société allait être bouleversée, que la défaillance des
élites, que tout cela donnerait naissance à quelque chose de très nouveau, et on ne s'occupait pas tellement de
savoir si on était communiste, socialiste ou gaulliste, c'était le même élan : celui du Conseil National de la
résistance. Et puis il y a eu une lueur qui venait beaucoup de l'Est, croyez-moi. Naturellement, on disait que ce
n'est pas parfait, il n'y a pas de liberté, mais tout de même ils ont changé le modèle de société, ils ont réussi à
faire reculer l'armée nazie qui était pourtant très puissante. Il y avait donc eu un élan national qui était
certainement plus patriotique qu'idéologique, mais il n'empêche que tous les intellectuels, beaucoup d'artistes
regardaient de ce côté-là. La lumière, le soleil venaient de l'Est. Certains parlaient même de paradis, je crois
qu'ils étaient excessifs. 50 ans après, c'est l'écroulement. C'est l'écroulement, non seulement du régime politique
-nous avons toujours pensé que le parti unique ça ne pouvait pas déboucher vers la démocratie-, mais c'est
l'écroulement aussi d'un système économique, d'un système de pensée, et à partir du moment où ce système s'écroule
alors renaissent les difficultés du XIXème siècle des nationalismes. Je crois que nous avons à essayer à ré-
imaginer de nouvelles idées, de nouvelles utopies, car les forces du mouvement ne peuvent pas, elles, se contenter
de gérer le siècle passé.
Elles doivent imaginer les structures futures. Un gouvernement gère, il réforme aussi -et nous avons fait beaucoup
de réformes que l'on peut contester, d'autres incontestables depuis une dizaine d'années-, mais il n'empêche que ce
mouvement des idées ne peut pas être porté par seulement un gouvernement, ni même par une majorité, ni même par un
parti politique. C'est toute la société qui doit faire éclore les idées de demain, les comportements de demain. Or,
c'est là notre grande difficulté, à vous comme à nous -à vous, responsables de l'économie sociale comme au
gouvernement. C'est que la fin du collectivisme, qui au départ reposait sur une idée de solidarité, a semé le
réveil des égoïsmes, du chacun pour soi. Et dans le même temps, ils voient que l'utra-libéralisme -regardez ce qui
se passe en Grande-Bretagne, regardez ce qui se passe aux Etats-Unis- a montré ses limites, parce qu'en réalité il
y a ceux qui restant sur le bord du chemin sont plus malheureux que beaucoup d'autres. Il faut donc qu'on imagine
quelque chose de nouveau qui assure une liberté de choix totale -liberté du consommateur, liberté de
l'entrepreneur, liberté de choisir sa cravate, son costume, son pot de yaourt sans doute-, mais en même temps être
attentif aux autres : ne pas accepter qu'il y en ait qui soient privés du minimum et qui doivent aussi avoir accès,
disons, au maximum de confort. C'est vrai pour nous, dans nos sociétés ; c'est encore plus vrai quand on va en
Afrique. Je suis allé l'autre jour à Libreville où il y avait la réunion des Etats africains et du Gouvernement de
la France, on appelle cela le "Sommet franco-africain" et j'ai vu à quel point il est difficile pour ces pays de
s'engager dans un processus démocratique alors qu'ils ont une telle situation économique et financière, que la
misère est là. Et c'est le Président HOUPHOUET-BOIGNY qui disait que "la misère ne faisait pas bon ménage avec la
démocratie".
Il faut donc que nous soyons capables de ré-inventer une solidarité concrète chez nous et à l'extérieur de nos
frontières. Il va nous falloir donner un coup de main aux pays de l'Est de l'Europe, sans oublier les pays du Sud ;
il va nous falloir mieux équilibrer le monde, qui est aujourd'hui en effet dans une phase d'incertitude.
Si je me suis permis de vous dire cela en conclusion, c'est parce que dans le domaine qui est le vôtre, vous pouvez
faire beaucoup, vous pouvez essayer d'explorer de nouvelles pistes. Je connais quelques uns d'entre vous, au hasard
des regards que je jette dans la salle, je sais qu'ils ont des expériences syndicales, des expériences politiques,
des expériences mutualistes, il faut que leur expérience soit mise au service de l'imagination collective. C'est en
tout cas ce que je souhaite, ce que je voulais vous dire, et je vous remercie très vivement de votre bienveillante
attention.