Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à la chaîne franco-allemande Arte le 13 décembre 2001 à Paris, sur les exigences française et européenne vis-à-vis de la situation au Proche-Orient et l'engagement français et européen en Afghanistan.

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Média : Arte - Télévision

Texte intégral

Q - On parle beaucoup, en ce moment, de l'après-Arafat ; est-ce parce que le président de l'Autorité palestinienne ne contrôle plus rien ou parce qu'il a des difficultés intérieures ? Comment regardez-vous cette situation nouvelle pour Yasser Arafat ?
R - Nous parlons de cette question parce que l'actuel gouvernement israélien conteste Yasser Arafat en tant que partenaire et l'Autorité palestinienne en tant qu'interlocuteur politique.
Q - Le contestent-ils ou veulent-ils s'en débarrasser ?
R - C'est une question qui se pose suffisamment pour que Shimon Peres, il y a quelques temps, soit intervenu publiquement en disant que vouloir renverser l'Autorité palestinienne et se débarrasser d'Arafat serait la pire erreur qu'Israël puisse commettre.
C'est un débat qui existe chez eux.
Q - Est-ce la position de la France et celle des Européens d'une manière générale ?
R - C'est une inquiétude de notre part si cette thèse était fondée. J'espère qu'elle ne l'est pas et de toute façon, nous continuons à penser que pour faire la paix, il faut négocier ; pour négocier, il faut parler avec la personne qui est en face, on n'a pas le choix. Les Israéliens n'ont pas le choix de la personne qui est en face, les Palestiniens n'ont pas le choix non plus du Premier ministre car ce sont les Israéliens qui le choisissent. Il n'y a pas d'autres façons pour réenclencher une négociation politique et conduire à la création d'un Etat palestinien viable qui, pour nous, est la réponse à cette situation.
Lorsque, du côté israélien, il a fallu des décennies pour que les dirigeants acceptent l'idée qu'il y avait un peuple palestinien, un problème palestinien, une expression politique avec laquelle il fallait parler, et lorsque l'on sent une tentation de revenir en arrière en pensant qu'après tout, on n'a pas besoin de tout cela, on ne peut que s'inquiéter. Cela ne conduit pas à une solution politique équitable et cela ne conduit certainement pas à la sécurité pour les Israéliens.
Lorsque, du côté palestinien on voit que le Hamas ne cherche pas du tout à créer un Etat palestinien à côté de l'Etat d'Israël mais à la place, on sent des deux côtés une régression qui est la conséquence de l'effondrement de l'espérance du processus de paix. C'est cela qu'il faut retourner.
Q - Vous, les patrons de la diplomatie européenne, n'êtes-vous pas inquiets lorsque vous voyez les bombardements ou les attaques israéliennes se resserrer autour de lieux officiels palestiniens, par exemple l'hélicoptère d'Arafat ? Ne peut-on pas craindre qu'il lui arrive malheur un jour ?
R - Nous avons redit que, pour nous, Israël avait besoin d'un interlocuteur pour faire la paix, que cet interlocuteur est l'Autorité palestinienne, et là, les Israéliens n'ont pas le choix, ni les Palestiniens dans l'autre sens, d'ailleurs.
Lors du dernier Conseil Affaires générales, nous avons dit des choses extrêmement exigeantes par rapport à l'Autorité palestinienne, sur la lutte contre le terrorisme mais aussi par rapport à Israël à qui nous demandons le retrait de l'armée de ces zones, le gel de la colonisation, l'ouverture d'une négociation politique sans préalable.
Voilà ce qu'il faudrait faire et lorsque ce qui se passe est tout le contraire, on ne peut que s'inquiéter, bien sûr.
Ce n'est pas une raison pour baisser les bras. Nous ne pouvons pas laisser ces deux peuples dans cet affrontement sans fin et si meurtrier.
Q - Au-delà du sort d'Oussama Ben Laden, d'après vous, faut-il continuer la lutte contre Al Qaïda ? D'ailleurs s'agit-il d'une guerre, d'une vraie guerre ?
R - En tout cas, c'est une lutte de grande importance qu'il faut mener. Par quels moyens exacts, militaires, la coopération entre les justices, les polices, les services, l'information financière ? Tout est envisagé. Même après la chute d'Al Qaïda en Afghanistan, il faut lutter contre le terrorisme, c'est un objectif qui ne doit pas être abandonné.
Q - La France y prend naturellement sa part ?
R - La France y prend toute sa part, elle était d'ailleurs déjà très engagée. Les Américains ont trouvé les informations ou les renseignements que pouvait avoir la France de grande qualité. La France a participé, comme les autres pays européens, de différentes façons.
Q - On s'est beaucoup interrogé au début de toutes ces opérations, après le 11 septembre et à partir du 7 octobre, sur la stratégie militaire de George Bush. Elle a apparemment été payante, tout s'est déroulé plus vite que prévu. Maintenant, pour les Américains, l'heure n'est-elle pas venue de faire de la politique, au sens noble du terme ?
R - Nous ne nous sommes pas vraiment interrogés sur ce point. D'ailleurs, le premier plan français pour l'Afghanistan a été présenté le 1er octobre, avant le début des frappes et, dès ce moment, nous anticipions sur les réactions militaires américaines. Nous pensions qu'elles étaient légitimes, qu'elles seraient bien pensées, efficaces. Dès le 1er octobre, nous nous disions : "pensons de suite à la dimension politique dans la question afghane et à la reconstruction."
Ensuite, il y a eu des résolutions au Conseil de sécurité. Nous avons beaucoup travaillé avec M. Brahimi et nous nous sommes réjouis lorsqu'il y a eu la conclusion heureuse de la Conférence des Nations unies à Petersberg, très bien conduite par M. Brahimi. Cette conclusion est une base à partir de laquelle il faut maintenant travailler pour continuer à accompagner ce mouvement.
Q - La Conférence de Petersberg dont vous parlez montre un peu ses limites sur le terrain. Comment relancer là-bas, véritablement, la reconstruction économique et politique ?
R - Je ne pense pas que l'on puisse parler de limites. La conférence est récente, elle a été contestée par quelques chefs, c'est inévitable compte tenu de la guerre. Mais M. Brahimi va arriver, l'administration provisoire doit commencer à travailler à partir du 22 décembre. Il y aura peut-être des ajustements, un travail politique en complément, mais nous sommes au début de ce processus. Il ne faut pas faire l'erreur que la communauté internationale avait commise en 1992, qui avait été d'abandonner les Afghans à leur sort. Il faut les accompagner, il faut qu'ils l'acceptent, qu'il y ait une demande, par exemple sur des questions de sécurité.
Il faut être à leurs côtés et nous le serons.
Q - Pourquoi, vis-à-vis des opinions européennes a-t-on eu l'impression parfois que vous étiez en ordre dispersé et peut-être même qu'il y avait une sorte de "compétition" sur l'Afghanistan ?
R - Il n'y a eu aucune différence, à aucun moment. Si vous regardez les points clefs sur l'Afghanistan, l'expression de la solidarité, le soutien aux Etats-Unis, la lutte contre le terrorisme, le rôle spécial du Conseil Affaires générales dans cette période pour animer et coordonner le rôle de l'autre conseil spécialisé concernant la lutte européenne contre le terrorisme, les initiatives politiques, il n'y a pas eu un sujet sur lequel il y ait eu un désaccord politique entre les pays européens. Il n'y en a toujours pas. Au contraire, c'était une vraie démonstration d'harmonie. Ce n'est pas évident, c'est un sujet compliqué.
Q - Et dans le non-dit, il n'y a pas non plus de compétition, non officielle, entre la diplomatie française d'Hubert Védrine et la diplomatie allemande de Joshka Fischer ?
R - Il me semble que c'est au contraire une période marquée par la coopération, la coordination. Nous nous téléphonons tout le temps. Il y a complémentarité.
Q - Au Sommet de Laeken, les Européens ne devront-ils pas envoyer un signal fort à l'administration américaine pour une gestion un peu plus multilatérale de cette crise et un peu moins unilatérale ?
R - C'est un vaste sujet. M. Powell vient de faire un voyage dans dix pays, dont plusieurs pays européens et nous avons un bon rapport avec lui en matière d'information, de coopération et de concertation.
Si notre ambition allait plus loin, et elle va plus loin, elle serait de convaincre les Etats-Unis qu'un pays aussi grand que le leur, avec une influence aussi considérable dans le monde, sur tous les plans, donc une responsabilité aussi grande, doit évidemment s'insérer le plus possible dans la concertation internationale telle qu'elle se développe aujourd'hui.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 décembre 2001)