Déclarations de M. Jean-Luc Duval, président de la CNJA, sur le bilan de l'année agricole, les aides à l'agriculture, la production agricole par secteurs d'activité et l'exportation, Annecy les 12 et 14 juin 2001.

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Circonstance : Congrès de la CNJA à Annecy du 12 au 14 juin 2001

Texte intégral

Chers amis,
Je suis heureux d'ouvrir ce 35 ème Congrès du CNJA à Annecy-le-Vieux.
Il fait suite à celui de Deauville, où nous avait accueilli le CDJA du Calvados. Je vérifie avec plaisir que, d'une année sur l'autre, la capacité des jeunes à réussir ce qu'ils entreprennent ne se dément pas. Devant le résultat de l'engagement à organiser cet événement, je suis fier d'être adhérent au CNJA, fier de vous représenter, et fier d'être paysan.
Je note également que c'est le deuxième rendez-vous national de suite qui a lieu dans les Alpes, après le dernier CFL, Terre Attitude 2000, qui a eu lieu à Sisteron. Il semble que les montagnards se surpassent, ces temps-ci, pour démontrer leur goût du travail bien fait et leur capacité d'initiative. Nous n'en doutions pas, mais devant l'aménagement de ce lieu, nous ne risquons pas de l'oublier !
D'ailleurs, cette salle ressemble aux paysans savoyards que je connais. Elle établit une proximité entre tous les participants qui est difficile à obtenir, en Congrès. Dans ce décor, on ne se sent pas perdu : on se sent bien. C'est essentiel pour entretenir des relations de vérité. Bravo à tous ceux qui ont conçu et réalisé ce cadre de convivialité et de travail !
Je suis heureux de vous accueillir tous, congressistes mandatés et accompagnateurs. Nous avons, en effet, déjà commencé à vivre un moment de travail intense, mais aussi un moment de convivialité et de retrouvailles. Un moment doublement capital pour la vitalité de notre mouvement.
Nous allons travailler sur des sujets de fond, et nous allons aussi prendre le temps de nous retrouver, et même de vivre quelques petites surprises, comme l'a été la présentation du rapport d'activité, d'un genre inédit.
Je ne les citerai pas tous, mais je tiens à remercier chaleureusement les partenaires de cette opération, et en particulier la mairie d'Annecy-le-Vieux, en la personne de monsieur ACCOYER, qui ont soutenu et contribué activement à la réussite de cette rencontre.
Merci à Christophe LEGER, Président du CDJA de Haute-Savoie, pour avoir assumé aussi brillamment la candidature de ton CDJA à l'organisation de ce Congrès. A travers toi, Christophe, c'est toute l'équipe d'organisation que je tiens à remercier en notre nom à tous, car je sais que vous n'avez lésiné ni sur vos efforts, ni sur votre temps, ni votre détermination.
Je tiens aussi à remercier un autre JA de la région, impliqué à travers l'élaboration d'un rapport d'orientation qui marquera l'histoire de notre structure syndicale : Olivier BARRAS, administrateur national, qui se fait le porteur de positions courageuses avec une bonhomie et un aplomb de charmeur.
Notre Congrès sera dense : il n'y a aucun doute là-dessus.
D'une part, ainsi que nous l'ont rappelé le rapport d'activité et le débat qui a suivi, nous sortons d'une année particulièrement dure. Dure pour les paysans, et dure pour les responsables syndicaux que nous sommes tous.
D'autre part, que ce soit avec notre rapport moral ou avec notre rapport d'orientation, nous avons travaillé cette année sur des sujets de fond, engageants. Nous nous donnons les moyens d'aborder un certain nombre de questions sensibles pour notre structure, son fonctionnement et son avenir. Et nous abordons aussi des questions de fond sur la politique agricole, d'une manière qui change : moins raisonnable, moins rangée, mais plus audacieuse, plus dérangeante.
C'est la raison pour laquelle notre 35 ème Congrès ne va pas se dérouler tout à fait comme les fois précédentes. L'équipe nationale a jugé important de donner une place plus grande que d'habitude au Huis Clos.
Comme je vous le disais en ouverture de nos travaux, nous aurons deux séances à Huis Clos : nous venons d'en avoir une pour pouvoir échanger sur l'actualité et la gestion des dossiers, et nous en aurons une autre demain matin portant exclusivement sur le rapport moral. Je vous rappelle que, pour pouvoir prendre le temps de ces deux séances d'échanges entre nous, nous avons réduit le temps d'intervention des régions sur le rapport d'orientation. Il nous a semblé qu'il était préférable de privilégier les débats libres, quitte à réduire ce temps de parole des régions qui, de toute façon, ont tout le loisir de s'exprimer sur le rapport d'orientation pendant la séance d'amendements.
Je voudrais profiter de cette intervention, qui ouvre officiellement le Congrès, pour évoquer la façon dont je conçois le rôle de l'équipe nationale élue pour deux ans.
Notre rapport moral, comme notre rapport d'orientation, nous forcent à aller de l'avant. Il nous aurait été facile d'élaborer des rapports plus mous, plus convenus. Mais ce n'est pas ainsi que je conçois le rôle d'une mandature.
Nos mandats sont de deux ans : c'est court. C'est tant mieux, car cela crée un appel d'air. Ce renouvellement rapide des équipes est l'une des forces de notre mouvement, qui mérite bien son nom. Alors, pour aller continuellement de l'avant, pour mettre à profit deux années d'engagement, autant jouer pleinement le rôle de trublion, d'aiguillon, de laboratoire. Ce serait du gâchis que d'assumer une intendance minimaliste, qui prolongerait la vie de la structure sans audace ni prise de risques.
D'où les rapports de cette année.
D'un côté, notre fonctionnement interne : brisons les tabous. Je ne vais pas déflorer le sujet, qui sera présenté demain par Christophe PRON, Secrétaire Général. Pour ne rien dire du fond, je dirais un mot de la forme : dix fiches, comme dix modes d'emploi, dix questions, dix pistes de travail, plutôt qu'un texte avec introduction, développement et conclusion, comme une dissertation ou un exercice de style.
Le côté " pratique " du rapport moral de cette année est fait pour servir un objectif : ne pas se cacher derrière son petit doigt, aller à l'essentiel, sans tabous ni états d'âme.
D'un autre côté, le retour à l'international : a priori, un thème éloigné de nos préoccupations de tous les jours, sur nos exploitations. Mais plutôt que de garder le nez dans le guidon d'une actualité au rythme infernal, nous avons fait le choix d'un regard posé loin. Le rapport d'orientation remet tout à plat. Nous avons fait table rase de l'armada de contraintes, de présupposés, de préalables imposés dont tout le monde nous soûle.
Sur cette base, nous nous sommes simplement demandé : que voulons-nous pour nos enfants ? comment convaincre de plus jeunes que nous à s'installer ? que voudrions-nous pouvoir leur proposer ? et nous avons écrit. Nous nous sommes lancés.
Je le crois fermement : nous sommes pleinement dans notre rôle. On pourra nous dire que nous sommes des utopistes : au moins, on ne pourra pas nous reprocher d'être des fossoyeurs. Nous lançons le bouchon peut-être un peu trop loin, au goût de ceux qui nous entourent : nous pouvons leur faire confiance, tout ce beau monde va se charger de le ramener à bonne distance. Mais, au moins, ce sera dans la bonne direction.
Un dernier mot, avant de terminer mon intervention : même la clôture de notre Congrès sera inhabituelle. Pour la deuxième année consécutive, le ministre de l'Agriculture et de la Pêche, notre ministre, avons-nous l'habitude de dire, ne viendra pas à notre Congrès. Aux journalistes qui vous demanderont pourquoi, répondez qu'ils n'ont qu'à le lui demander.
La seule vraie réponse, c'est qu'il fait bien ce qu'il veut. Et ce qu'il faut ajouter à cette réponse, sans attendre, c'est que cela ne nous empêchera pas de travailler, ni même d'avancer.
Un ministre absent, le CNJA fait avec, c'est-à-dire qu'en l'occurrence, nous allons très bien faire sans.
Les préconisations de notre rapport d'orientation vont loin. C'est sans prétention que je l'affirme : elles vont au-delà des seules compétences et prérogatives de notre ministère. Et j'insiste : elles seront vaines si elles ne sont pas portées, relayées bien au-delà des relations de travail que nous pouvons avoir avec ses services.
C'est pourquoi cette année, nous aurons d'autres interlocuteurs, auxquels nous ne sommes pas habitués, mais qui comptent pour beaucoup dans les sujets qui nous préoccupent.
Premièrement, en clôture de notre Congrès, interviendra une représentante d'un groupe de personnes avec lesquelles nous nous efforçons tous les jours de dialoguer, d'échanger, d'établir une proximité : Marie-José NICOLI, la Présidente d'UFC Que Choisir, la principale des associations de consommateurs de notre pays.
Nous lui demanderons de se prononcer sur la perspective d'une politique de prix, telle que nous allons l'amender et en discuter demain.
Et après elle, pour en clôture, interviendra le représentant d'un autre pays. Un pays signataire du Traité de Rome, un pays qui préside régulièrement l'Union européenne, au même titre que les quatorze autres : le ministre de la coopération du Luxembourg, monsieur GOERENS.
Nous lui demanderons de se prononcer, lui aussi, sur la perspective d'une autre mondialisation, celle que nous préconisons, faite de la généralisation de l'expérience de l'Union européenne, parce que cette expérience est probante.
Après ces deux interventions, je conclurai le Congrès de quelques mots, en guise de synthèse. Je n'ai aucun doute sur la qualité de ce dernier après-midi qui nous attend. Nous entendrons des personnalités auxquelles nous avons tout à gagner de nous ouvrir, et qui pèseront le jour où il faudra débattre de ce que nous voulons, autant que d'autres représentants auxquels nous sommes plus habitués.
Cette ouverture à laquelle nous donnons vie, concrètement, depuis maintenant deux Congrès, nous devons la considérer pour ce qu'elle est : un message d'espoir. Après une tempête d'une violence sans précédent sur l'élevage, en proie à une crise redoutable sur la filière viticole, après une année particulièrement dure que les conditions météorologiques ont encore aggravée, entamant la santé d'autres secteurs agricoles, nous avons besoin de messages d'espoir.
Cet espoir, il repose largement dans notre capacité à trouver des alliés. Nous ne pouvons pas compter sur nous seuls, ni sur notre ministère seulement, comme pouvaient le faire nos aînés. Ce que nous voulons dépend des contacts que nous saurons établir, de notre force de conviction vis-à-vis d'autres corps intermédiaires, d'autres décideurs, y compris d'autres pays.
C'est sur cette perspective de conquête et d'espoir que je souhaite finir cette intervention. Nous traversons une période particulièrement difficile. Beaucoup d'indicateurs sont dans le rouge. Mais je suis convaincu d'une chose : c'est dans ces moments-là qu'on est le plus inventif, le plus inspiré, le plus innovant. Les plus grandes avancées de notre profession ont démarré dans les moments les pires qu'elle a connu.
Je crois fermement que la capacité des paysans à bâtir leur avenir est une ressource qui ne connaît pas de limites. Je vous souhaite à tous un excellent Congrès.
(source http://www.cnja.com, le 24 septembre 2001)
Monsieur le Ministre,
Madame la Présidente,
Monsieur le Président du Conseil Régional,
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les élus,
Chers amis,
Je tiens à commencer par un immense merci. La tribune où sont assis nos principaux invités est totalement intégrée à la reconstitution superbe d'un paysage de montagne, au point d'y être les pieds dans l'herbe. Cet aménagement magnifique symbolise une vérité à laquelle nous sommes foncièrement attachés: on ne bâtit pas l'avenir de l'agriculture dans des bureaux, mais dans le milieu agricole, et avec lui. Bravo à l'imagination et à l'esprit d'initiative de ceux qui nous ont accueilli.
Bravo à toi, Christophe, et bravo à ton équipe. Soyez fiers de ce que vous avez fait pour ce Congrès, qui est un succès.
Je tiens également à remercier chaleureusement les partenaires qui vous ont soutenu. Je pense en particulier aux partenaires de la profession agricole, qui ont une fois de plus fait confiance à une équipe de jeunes pour faire preuve d'excellence. Je pense aussi à la Mairie d'Annecy-le-Vieux, au Conseil Général de Haute-Savoie, et au Conseil Régional de Rhône-Alpes, qui ont ainsi manifesté un soutien précieux à l'agriculture.
Merci, enfin, aux trois Présidents qui nous ont fait l'honneur de prononcer, à l'occasion de notre Congrès, pour deux d'entre eux, leurs presque premiers discours. Je précise que, malgré mon jeune âge, je suis ici le doyen des Présidents d'OPA, et ce n'est pas sans fierté que j'accueille parmi nous Jean-Michel et Luc, jeunes Présidents parmi les jeunes.
Je ne peux commencer cette intervention sans faire référence à la dureté, qui s'est avérée être dramatique en plusieurs endroits du territoire, de l'année que nous venons de vivre dans le secteur agricole.
Les dégâts de la crise sans précédent qui a agressé l'élevage sont étourdissants. Ils ne peuvent même pas être encore évalués. Car au-delà des implications financières de cette crise, ses répercussions morales, tant pour les producteurs en place que pour ceux qui voudraient le devenir, sont extrêmement graves.
De plus, cette année a été celle d'une météo singulièrement malvenue. On sait que l'ensoleillement est une donnée qui conditionne la santé morale des être vivants que nous sommes. Mais c'est aussi une donnée tout simplement déterminante pour la conduite des travaux agricoles. Les rendements des plantes cultivées s'annoncent mauvais, et le retard sur le calendrier agricole n'a souvent pas pu être rattrapé.
Même si je croise les doigts pour la saison des Fruits et Légumes que nous allons connaître, dont je veux croire qu'elle ne sera pas marquée par des cours anormalement bas, je sais que le volume de produits risque fort de ne pas être au rendez-vous. Vous savez tous qu'un revenu est constitué de prix multiplié par une quantité. Qu'il manque l'un ou l'autre, le résultat est le même.
Jusqu'alors épargné, le secteur viticole subit également une crise profonde. Dés le départ, nous avons pris des orientations courageuses qui sont dans le droit fil du Rapport d'orientation. Nous avons incité les producteurs à la maîtrise des rendements et encouragé les efforts qualitatifs.
Des réponses concrètes tardent à venir sur la distillation de crise, afin de résorber le maximum d'excédents qui pèseront sur la prochaine récolte.
Que personne ne se méprenne : je ne suis pas là pour verser dans la sinistrose. Je ne fais qu'introduire la nature de nos travaux. En effet, ces difficultés parfois insurmontables sur le terrain, ne sont pas étrangères au résultat de notre réflexion.
Nous sommes des responsables engagés, mais nous ne sommes pas des surhommes. Dans des moments aussi difficiles, nous avons besoin d'espoir. Et puisque le monde qui nous entoure est si avare de raisons d'espérer, nous les inventons. Nous savons très bien faire. Le secteur agricole en fait l'expérience depuis la nuit des temps: ce sont les obstacles qui rendent l'imagination féconde.
L'insatisfaction est la source des innovations les plus belles. L'avenir appartient à ceux que menace la détresse, pas à ceux que l'opulence engourdit. Ce sont des vérités dont notre profession a fait l'expérience tout au long de son histoire.
D'où notre rapport d'orientation. Ce rapport, c'est une torche allumée dans un tunnel. Un tunnel économique, et moral. Pour le présenter succinctement, je commencerai par en évoquer les motifs. Ensuite, je reviendrai sur l'évolution récente du contexte qui explique le changement qu'il représente. Puis j'apporterai quelques précisions sur les questions les plus sensibles qu'il peut susciter.
Le principal motif de notre travail de cette année, c'est le tunnel que traverse l'agriculture.
Tunnel moral, tout d'abord : parlons un instant de justice. Est-il juste que la part des aides publiques représente, en moyenne et tous secteurs confondus, plus de 50 % du revenu des producteurs ? est-il juste que certains producteurs aient même un revenu qui s'élève péniblement à la moitié, voire au tiers des aides qui leur sont adressées ? est-il juste qu'ils vendent des produits à un prix régulièrement inférieur à leur coût de revient ?
Notre réponse est sans appel : c'est non.
Pourquoi, me direz-vous, parler de justice ? cette notion a-t-elle quelque chose à voir avec l'économie ? l'économie n'est-elle pas une stricte affaire d'efficacité dans la création de richesses ? et, même si c'est dur, ne faut-il pas tout simplement admettre que les producteurs incapables de s'aligner aux conditions de leur marché doivent fermer boutique ?
C'est avec toute la passion de mon métier et toute la force de mon engagement que je veux répondre à ces questions.
Premièrement, la notion de justice a tout à voir avec l'économie. La langue française elle-même nous donne un aperçu de ce lien, à travers le mot " valeur. " Il renvoie autant au domaine de la morale qu'à celui de l'économie.
Mais au-delà des mots, il est une réalité dont l'économie ne tient pas compte : celle de la dignité du travail. Les producteurs frappés de plein fouet par les crises de cette année n'ont pas seulement perdu de l'argent : ils ont été atteints dans leur dignité.
Cela nous révolte. Nous, Jeunes Agriculteurs, sommes fiers de notre métier. Cette fierté n'est pas négociable. Dans les conditions actuelles, il y a péril en la demeure. Convaincre un jeune, aujourd'hui, de s'installer en agriculture, c'est une gageure. Nous ne pouvons plus le supporter.
La responsabilité des décideurs qui découragent les jeunes de choisir ce métier est immense. Messieurs les économistes, messieurs les politiques, messieurs les experts, vous êtes décourageants. Vous découragez une profession. Vous découragez ses représentants. Face à des professionnels qui s'engagent, vous découragez la prise de responsabilité. La vôtre, votre responsabilité est écrasante.
Vous avez décidé, fabriqué, géré un système dans lequel les valeurs paysannes sont piétinées. Un système dans lequel le travail n'est pas reconnu, l'effort non valorisé, l'initiative non récompensée. Un système dans lequel un jeune qui a choisi ce métier ne parvient plus à en être fier devant les autres, à force d'éprouver un sentiment d'injustice.
Parce qu'après avoir semé en automne, labouré en hiver, semé à nouveau au printemps, commercialisé sa récolte, il doit expliquer à sa femme qu'il faut attendre le chèque du Trésor public, en novembre, pour équilibrer la trésorerie du ménage. Après avoir fait des choix techniques et économiques devant lesquels il est seul et autonome, il fait l'expérience d'une dépendance qui ressemble à une aumône.
Eh bien, notre rapport d'orientation l'affirme : cela ne peut plus durer.
Il n'a qu'à fermer boutique, me direz-vous. S'il n'est pas compétitif, qu'il change de métier.
Mais c'est là, précisément, que nous attendons nos contradicteurs au tournant. Laissons de côté cette notion, pourtant cruciale, de justice, et traitons la dimension économique du tunnel que traverse l'agriculture.
Notre jeune paysan n'est peut-être pas assez compétitif, mais il a la chance de travailler le sol et les ressources de l'un des pays de la planète les plus nantis, question potentiel agronomique. Sur un milliard trois cent millions d'actifs agricoles dans le monde, il a la chance de faire partie des 28 millions qui travaillent avec un tracteur.
Si lui n'est pas compétitif, qui le sera ? et sur quels actifs faudra-t-il compter demain pour produire des biens alimentaires ? combien, et où seront-ils ?
Nous attendons les arguments. De pied ferme. Les chiffres sont là.
Nous sommes environ six milliards d'individus. Plus de deux milliards d'entre nous sont sous-alimentés, c'est-à-dire disposent de moins de 2500 calories par jour. Huit cent millions, en plus de ces deux milliards, souffrent de la faim tous les jours.
D'après les prévisions les plus communément admises, nous serons dix à douze milliards d'ici une cinquantaine d'année. Pour nourrir tout ce monde-là convenablement, il faut multiplier par plus de trois la production alimentaire mondiale d'ici là.
Qu'on nous démontre qu'en accentuant la baisse des produits agricoles, en fonctionnarisant les actifs des pays qui pourront s'offrir ce gâchis, et en accélérant l'élimination de paysans un peu partout dans le monde, on parviendra à résoudre cette équation.
Nous poserons ces questions. Et nous exigerons les réponses. Nous démontrerons que nous ne sommes pas dupes. Ce qu'on veut nous faire prendre pour un horizon, c'est un mur. Et tout est fait pour nous y conduire tout droit, et à toute vitesse.
J'en viens à l'évolution récente du contexte de nos réflexions, qui explique pourquoi nous opérons un changement.
Il y a peu, en effet, nous avons cru à une autre logique : celle de la contractualisation. Nous avons voté, il y a quelques années, un rapport d'orientation qui tenait compte de deux éléments.
D'une part, de nombreux experts promettaient que la demande alimentaire mondiale allait augmenter. Sur la base de leurs brillantes prévisions, tout le monde s'est laissé convaincre que les cours mondiaux allaient augmenter en conséquence. A l'époque, les économistes les plus chevronnés prenaient les Etats-Unis pour modèle. Ils venaient de voter leur fameux Fair Act.
D'autre part, nous prenions conscience de nouvelles attentes de la société vis-à-vis de son agriculture, qui donnaient tout son sens à une notion d'un nouveau genre : la multifonctionnalité.
Seulement voilà : depuis, après avoir été mandatée par l'ONU, en 1996, pour réduire la faim dans le monde, la FAO tire la sonnette d'alarme en expliquant qu'on n'y parviendra pas comme ça. Depuis, le Congrès américain a débloqué des sommes astronomiques pour boucher les trous d'un Fair Act calamiteux. Depuis, la tendance à la baisse des cours n'a fait que se confirmer.
Sur le plan intérieur, la logique contractuelle mise en place n'est qu'un guichet qui en remplace un autre : après le guichet compensatoire, le guichet environnemental. Toujours plus de sur administration, plus de contrôles, plus de paperasse, pour un appel à des prétendus projets consistant à remplir des déclarations.
Force est de constater que cette belle logique contractuelle a singulièrement perdu de sa substance. Le renforcement de proximité entre producteurs et consommateurs est toujours aussi nécessaire. L'utilisation des fonds européens du volet Développement rural nous donne le sentiment d'être payés non pour produire, mais pour être des figurants. Les figurants d'une approche nostalgique, truffée de clichés et d'erreurs, de la paysannerie.
Quant aux prévisions des économistes, elles ont fini de nous soûler. Nous avons fini de croire aux mêmes expertises, pour ne pas dire aux mêmes inepties.
Bref: nous tirons les leçons. Peut-être un peu vite, peut-être un peu fort, mais quelque chose nous dit que si nous ne le faisons pas, le mensonge permanent de notre politique agricole a de beaux jours devant lui.
Mensonge permanent, ai-je dit: je pèse mes mots. Rappelez-vous l'exposé des motifs de la Loi d'Orientation agricole. Relisez les déclarations politiques sur les objectifs de cette politique publique. Et confrontez ces jolis discours bien-pensants aux faits: le résultat est proprement révoltant.
Nous sommes comme tout le monde: nous détestons être pris pour des imbéciles. J'adresse ce message à tous nos politiques, ministres, députés, sénateurs, Chefs de gouvernement, Chefs d'Etat: arrêtez de nous mentir.
A vous entendre, le nombre de paysans, partout sur le territoire, est un objectif essentiel. La qualité des produits, la protection de l'environnement, la responsabilisation des producteurs, le renouvellement des générations de ce secteurs sont vos priorités.
Mais, pardonnez-moi du peu, la violence de la contradiction entre ces déclarations et la réalité de la politique que vous conduisez est assourdissante. Le nombre de paysans continue d'être en chute libre. Les prix baissent quand les exigences en qualité augmentent, comme si elles n'avaient pas de coût. Côté responsabilisation des producteurs, la politique publique de notre secteur se conduit de plus en plus sans nous, pour ne pas dire contre nous.
Et, enfin, côté renouvellement des générations, vous avez devant vous six cent délégués d'une organisation représentative de cinquante mille adhérents qui ne savent plus sur quel ton vous le dire: installer des jeunes, c'est en train de devenir mission impossible.
Alors, messieurs les décideurs, respectez-nous. Et dites la vérité. Si la vérité est dans ce que vous dites, changez radicalement de politique. Mais si la vérité est dans ce que vous faites, assumez-vous, et dites publiquement que le sort des paysans vous indiffère.
Quant à nous, nous vous respectons. Nous avons des convictions: nos propositions les traduisent fidèlement. Ces convictions tiennent en peu de mots: la seule politique agricole digne de ce nom, c'est une politique de prix.
Ce que nous proposons tient en deux principes, deux corollaires, et une condition :
? Premier principe : celui de la concurrence. Je l'affirme: nous sommes favorables à l'ouverture des marchés. Mais ce premier principe renvoie immédiatement au premier corollaire : celui de blocs régionaux protégés aux frontières. Nous sommes favorables à la concurrence, pas au jeu de massacre. Nous préconisons l'élaboration de marchés communs, ouverts, sur des zones de productivités agricoles comparables, protégées de celles dont les productivités sont dix fois, cent fois, mille fois supérieures.
? Deuxième principe : celui de l'adéquation entre offre et demande. Deuxième corollaire immédiatement associé : la prise en compte de la solvabilité de la demande. Nous sommes favorables à la contrainte de marché, que nous revendiquons de connaître. Mais nous affirmons qu'il est nécessaire, pour maintenir un prix rémunérateur au sein d'un bloc régional donné, d'élaborer des mécanismes de maîtrise de l'offre pour l'ajuster à la demande.
? Une condition : l'échelle mondiale. Notre préconisation ne tient pas debout si elle ne fait pas l'objet d'une approche mondiale. Le découpage du monde en blocs régionaux protégés aux frontières, à l'intérieur desquels les prix des produits agricoles font l'objet d'un soutien négocié et l'offre est soumise à des mécanismes de maîtrise, constitue une proposition à débattre qui ne souffre pas d'être envisagée pour partie.
Moyennant de telles mesures, l'approche de deux enjeux placés au centre des préoccupations actuelles change radicalement.
Premier enjeu: la contractualisation. Dans un tel schéma, elle cesse d'être le pivot, par ailleurs tellement rigide que presque rien ne tourne autour, de la politique agricole. Mais elle garde tout son sens pour des démarches qualitatives, de production ou de services, qui entretiennent la diversité extraordinaire d'une agriculture aux milles facettes.
Dans notre rapport, nous préconisons une rémunération du métier qui n'est rien d'autre que minimale. Il s'agit seulement de permettre à tout paysan d'avoir un revenu essentiellement composé du fruit direct de son travail. Cette base n'ôte rien aux efforts qui peuvent être consentis pour approvisionner des niches, rendre des services locaux, se démarquer par une qualité haut de gamme.
Deuxième enjeu: l'exportation. Cet enjeu mérite une petite clarification.
Première mise au point : nous, Jeunes Agriculteurs, n'avons pas la prétention de nourrir le monde entier. Notre prétention, c'est d'être fier de notre métier et de vivre de nos produits. Et cela, nous le souhaitons à tous les paysans du monde. Nous sommes résolument favorables à la reconnaissance d'un droit universel : le droit, pour les peuples, à se nourrir eux-mêmes.
Deuxième mise au point : schématiquement, nous distinguons deux stratégies de positionnement sur les marchés à l'exportation. Une stratégie consiste à produire la même chose que son concurrent, mais moins cher. Notre rapport assassine cette course débilitante aux gains de productivité par économies d'échelle.
Une autre stratégie consiste à produire quelque chose de différent du voisin. Un produit qui se distingue, et qui est dignement valorisé. Dans notre proposition, cette stratégie a toute sa place.
En un mot, ce qu'il faut retenir, c'est que l'exportation n'est pas notre étoile du berger. Pour ce qui nous concerne, ce sont d'abord les marchés européens qui nous préoccupent, hormis pour une catégorie de produits à haute valeur ajoutée qui répondent à une demande solvable des pays tiers.
A présent, je souhaite céder la parole à nos invités pour qu'ils puissent réagir à ces positions.
Tout d'abord, je voudrais que la Présidente d'UFC Que Choisir, en tant que représentante de la principale association de consommateurs de notre pays, et que je remercie vivement de sa présence parmi nous, puisse se prononcer sur la perspective d'une politique de prix.
Deux enjeux concernent de très près les consommateurs dans ce que nous proposons.
Le premier, c'est celui de la souveraineté alimentaire des peuples. Décliner ce principe revient à préconiser de manger local ou, à tout le moins, de pouvoir manger local. Loin de moi l'idée de revenir en arrière sur l'accès possible, aujourd'hui, à des denrées qui viennent du monde entier, tout au long de l'année.
Mais il s'agit de permettre aux paysans de vivre de leur métier, quel que soit leur pays. Et dans le nôtre, il s'agit de nous donner les moyens de rétablir une plus grande proximité entre producteurs et consommateurs.
Nous sommes prêts à nous engager sur la question de l'origine des produits et de leur traçabilité, de leur qualité, du respect de l'environnement et de l'aménagement du territoire dans nos modes de production.
Ce que nous prétendons simplement, c'est que la politique consistant à accroître la part des aides publiques dans le revenu paysan est contraire à nos valeurs, contraire à notre dignité, et ne nous responsabilisera pas.
Nos concitoyens sont-ils prêts à payer en tant que consommateurs ce qu'ils payent en tant que contribuables ? toute la question est là.
Tel est le deuxième enjeu qui concerne très directement les consommateurs : la part de l'alimentation dans le budget des ménages. Pour nous, producteurs, qui sommes aussi, soit dit en passant, des consommateurs, la baisse de cette part a assez duré. Elle ne peut plus se poursuivre sans remise en cause grave de l'installation dans le métier et, par suite, du renouvellement des générations dans le secteur.
A quelle condition cette part peut-elle se stabiliser, voire augmenter ? telles sont les questions autour desquelles nous tenons à échanger.
Ensuite, je souhaite que le ministre de la coopération du Luxembourg, que je remercie également très chaleureusement d'être venu, s'exprime aussi sur nos positions.
Monsieur le ministre, vous êtes aujourd'hui, parmi nous, le représentant d'un Etat signataire du Traité de Rome. Vos fonctions ministérielles vous valent une expertise, une expérience et une autorité incontestables sur les enjeux dont traite notre rapport. Vous nous avez fait l'honneur d'accepter notre invitation.
Que pensez-vous de nos préconisations ? sont-elles vaines ? sont-elles vouées à un échec certain ? valent-elles d'être défendues, pour être discutées ? monsieur le ministre, faites-nous l'honneur de nous éclairer sur ces questions.
Je prendrais, pour les illustrer, l'exemple de l'intégration des PECO. D'après les positions de notre rapport d'orientation, il serait infiniment plus judicieux de créer une deuxième PAC qui leur soit dédiée, avec un FEOGA qui leur soit propre, auquel pourrait contribuer l'Union, dans sa configuration actuelle.
Un tel schéma permettrait, comme cela a été le cas pour l'Europe de l'Ouest durant trois décennies, d'homogénéiser les systèmes d'exploitation et d'obtenir des gains de productivité qui rendraient beaucoup moins problématique leur intégration dans une PAC commune à 27 membres.
Car, aujourd'hui, à budget constant voire déclinant, l'intégration même progressive de ces pays dans la PAC actuelle est un exercice qui ressemble à s'y méprendre à celui de la quadrature du cercle.
Enfin, madame la Présidente, monsieur le ministre, sachez que vos interventions ne resteront pas sans suite.
D'une part, nous sommes demandeurs de relations de travail plus étroites avec UFC Que Choisir. L'enjeu de la proximité entre producteurs et consommateurs est un chantier ouvert. Il reste beaucoup à faire. Je compte sur vous et sur vos collaborateurs, madame la Présidente, pour resserrer les liens entre notre structure et la vôtre.
D'autre part, monsieur le ministre, votre venue à un Congrès du CNJA est une première qui devrait également déboucher sur des relations de travail. C'est, du moins, ce que nous souhaitons. Vos suggestions, en la matière, seront les bienvenues. Nous nous tiendrons à votre disposition, je m'y engage, pour donner suite à cette rencontre.
En vous remerciant encore, l'un et l'autre, d'avoir bien voulu intervenir devant nous, je suis heureux, madame NICOLI, de vous céder la parole, avant de la donner à M. GOERENS.
(source http://www.cnja.com, le 24 septembre 2001)