Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, candidat du Mouvement pour la France à l'élection présidentielle, dans "Libération" du 26 novembre 2001, sur son engagement politique et sa conception de la Nation, son action en faveur de la police de proximité et sur la défense de la présomption d'innocence dans l'affaire des paillottes en Corse.

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Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

1. Les attaques contre vous se multiplient. Avez-vous le sentiment de faire peur ?
Oui, ce me semble, à l'Elysée comme à Matignon, et à droite comme à gauche. Non seulement parce que j'ai gagné la troisième place dans les sondages, mais surtout parce que, de tous les candidats, je suis le seul à pouvoir rassembler largement, aussi bien à droite qu'à gauche. Et cela pour une raison à la fois ancienne et simple : je n'ai jamais séparé, dans mon engagement politique, ma fidélité au monde du travail et mon amour de la France, à la différence de beaucoup d'hommes de gauche qui ont un trou noir sur la question de la nation.
2. Comme Jean-Marie Le Pen, vous dites que Chirac et Jospin c'est " bonnet blanc et blanc bonnet "
Ma conception de la nation, fondée sur la citoyenneté et ouverte à l'universel, est aux antipodes de celle de Jean-Marie Le Pen et d'ailleurs la seule manière de faire barrage à ses idées. Quant à l'expression " blanc bonnet et bonnet blanc ! " elle est de Jacques Duclos. Je ne l'emploie pas. Je dis simplement que la bipolarité de la vie politique française n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était. Sur les choix structurants Jacques Chirac et Lionel Jospin se retrouvent : Maastricht, euro, politique monétaire abandonnée à une Banque Centrale indépendante à l'orthodoxie frileuse, pacte de stabilité budgétaire qualifiée jadis par Lionel Jospin de " Super Maastricht ", Constitution européenne en 2004 qui ferait de la France une grande région dans un Super-Etat bureaucratique, abandon de toute politique industrielle, suppression du service national au bénéfice d'un petit corps expéditionnaire, indépendance des Parquets proclamée par Jacques Chirac et réalisée par Lionel Jospin, même démagogie à l'égard de la loi républicaine vouée au saucissonnage, que ce soit en Corse, Outre-Mer ou en matière de décentralisation, etc. C'est ce que j'appelle " le système du pareil au même ". Alors bien évidemment, pour l'avenir, la droite et la gauche ne vont pas cesser d'exister, mais elles devront changer complètement de contenu. Je suis venu pour bousculer un jeu figé depuis trop longtemps. Ni Etat RPR, ni Etat PS ! Place à la démocratie !
3. Des communistes orthodoxes aux gaullistes historiques, on peut s'étonner de l'hétéroclité de vos soutiens.
De tous les candidats, je suis le seul à m'être défini sur le fond, à travers un projet. Dans mon discours de Vincennes, j'ai défini " dix orientations fondamentales pour redresser la République " : retour aux principes républicains, missions claires fixées à l'Ecole, politique cohérente de la sécurité, revalorisation du travail, à commencer par la feuille de paye, etc. Et j'ai reçu de nombreuses lettres venant de tous horizons : " J'ai lu votre discours de Vincennes. Je suis d'accord avec tous les points ". Un pôle républicain se met en place sur des bases claires : je n'ai négocié avec personne. Mais quiconque me rejoint le fait sur la base des principes que j'ai rappelés : citoyenneté, laïcité, autorité de la loi égale pour tous, souveraineté populaire inséparable de la démocratie, égalité des chances.
4. Les sondages indiquent que vous avez du mal à séduire les jeunes et les classes populaires. N'est-ce pas inquiétant pour quelqu'un qui prétend être au second tour ?
S'agissant des jeunes, ils étaient huit cents à venir m'entendre jeudi dernier à Sciences-Po à l'appel d'un comité de soutien qui rassemble les jeunes du PS, du RPR et du MDC. Chaque chose en son temps. Je ne suis pas un démagogue. Ce sont les couches les plus politisées que mon discours touche en premier. Mais les couches les plus profondes de l'Océan, celles qui reçoivent le plus difficilement la lumière, suivront quand nous entrerons effectivement en campagne.
5. Vos amis socialistes affirment que vous êtes en pleine dérive droitière
Il y a longtemps que mes amis socialistes auraient du s'appliquer à eux-mêmes ce genre de réflexion. Le moment est venu de dépasser des clivages morts si nous voulons apporter de véritables solutions aux problèmes qui se posent à notre pays.
6. Vous avez vu, dites-vous, un " bon présage " dans le ralliement de Pierre Poujade.
Oui, Pierre Poujade, depuis 1981, a toujours rallié le candidat qui, à la fin, a été élu. Mais trêve de plaisanterie : j'étais mendesiste en 1956, mais cela ne m'empêche pas de reconnaître le mérite et le rôle des artisans et des commerçants dans l'équilibre de notre société. Ils travaillent dur ! Tenez, je fais une proposition : qu'on leur permette de déduire 1000 euros de leur TVA pour reconnaître le surcroît de travail qui va résulter pour eux du passage à l'euro.
7. Vous sentez-vous comptable du bilan du gouvernement Jospin ?
J'assume pleinement mon action place Beauvau, notamment en ce qui concerne la police de proximité mais celle-ci ne peut pas réussir à elle seule. Il faut aussi se donner les moyens d'éradiquer les noyaux durs de la délinquance. Dois-je vous rappeler que, sur des dossiers importants, j'ai eu le dessous ? : loi de programmation pour la police, réforme de l'ordonnance de 1945 sur la délinquance des mineurs, politique d'accès à la citoyenneté. J'ai été le seul enfin à faire des réserves sur l'alourdissement des charges procédurales concernant les gardes à vue qui résultait de la loi Guigou. On ne peut pas faire une politique et son contraire.
8. Pensez-vous que si vous aviez obtenu la loi programme pour la police que vous réclamiez à Lionel Jospin, les policiers ne seraient pas dans la rue ces temps-ci ?
C'est difficile à dire. Mais si une loi de programmation avait été adoptée, la police nationale aurait sans doute mieux résisté aux mouvements d'humeur qu'elle connaît aujourd'hui dont la cause principale est quand même dans la montée de la violence. Or, celle-ci met plus en cause l'action ou l'inaction du ministère de la Justice que celle du ministère de l'Intérieur.
9. Vendredi, vous allez être entendu par le Tribunal d'Ajaccio dans le cadre de l'affaire des paillotes. Comment avez-vous réagi à cette convocation ?
J'ai été surpris. J'avais dit que je me tenais à la disposition de la justice si elle estimait que je pouvais l'éclairer. Mais je n'étais pas le seul membre du gouvernement à pouvoir le faire
10. Votre principal accusateur n'est-il pas Olivier Schrameck ? Le directeur de cabinet de Lionel Jospin vous décrit, dans son livre, comme la personne qui a recruté Bernard Bonnet, qui était son principal interlocuteur et qui l'a soutenu jusqu'au bout.
Cette argumentation se détruit d'elle-même. M. Schrameck explique d'emblée dans son livre que la Corse était un sujet trop important pour être laissé au seul ministre de l'Intérieur. Le suivi de la Corse, explique-t-il, relevait de l'interministérialité, c'est à dire du Premier Ministre et de son cabinet. " Le ministre de l'Intérieur ne pouvait pas être regardé comme le ministère de la Corse " . Bernard Bonnet a été nommé en Conseil des Ministre par le Président de la République sur proposition du Premier Ministre et du ministre de l'Intérieur mercredi 11 mars à la suite du lâche assassinat de Claude Erignac cinq jours plus tôt. Dans l'art de la défausse, je ne ferai pas concurrence à Olivier Schrameck. Deux préfets pressentis dès le samedi matin se sont récusés pour des raisons d'ordre personnel. Bernard Bonnet, à qui j'ai donné rendez-vous dès le dimanche matin, se déclare volontaire bien qu'il vienne d'être nommé à Colmar, poste qu'il n'avait pas encore rejoint. Il a la réputation d'un fonctionnaire très travailleur. Il connaît bien la Corse où il a été Préfet chargé de la sécurité en 1991. Paul Quilès, en 1992, l'avait nommé directeur de la police territoriale au ministère de l'Intérieur. Bref, il réunit une somme d'expériences qui semblent le qualifier. Il n'y a pas alors, dans mon souvenir ni dans celui de mon directeur de cabinet de l'époque, d'autre candidat. Je transmets tous les éléments dont je dispose au Premier Ministre et au Président de la République. Bref, la décision est collective mais j'assume pleinement ma part de responsabilité : la question alors posée était de savoir si l'Etat capitulait ou non. La suite n'a pas entièrement dépendu de moi. J'observe cependant que pour Olivier Schrameck la règle semble être que la Corse relève du Premier Ministre, sauf quand ça va mal. Ainsi, après l'affaire de la paillote où on essaye de faire porter le chapeau au ministère de l'Intérieur, alors même que le GPS ne relevait de lui en aucune manière.
11. Vous avez toujours soutenu le préfet Bonnet. Pourquoi ?
Je défends la présomption d'innocence. Je ne défends pas Bernard Bonnet. Nous ne savons pas encore tout de cette affaire. L'abandon, par les gendarmes, de tant d'indices sur la plage est bizarre. Quoiqu'il en soit, l'affaire des paillotes, comme l'a dit très justement Lionel Jospin, était et aurait du rester une " affaire de l'Etat et pas une affaire d'Etat ". Elle ne justifiait pas un virage à 180° de la politique gouvernementale en Corse et l'abandon de la politique de rétablissement de l'Etat de droit. En réalité, elle a été démesurément gonflée et surmédiatisée par tous ceux, très nombreux, qui ne voulaient pas du " sursaut républicain " auquel appelait pourtant le rapport Glavany voté à l'unanimité de l'Assemblée Nationale quelques mois plus tôt. Mais devant l'enlisement du processus de Matignon, ce " sursaut républicain " reste plus que jamais nécessaire.
(Source http://www.chevenement2002.net, le 27 novembre 2001)