Texte intégral
Q - Bonjour Nathalie Loiseau, merci d'être avec nous.
R - Bonjour.
Q - Vous êtes la ministre chargée des affaires européennes auprès de Jean-Yves Le Drian qui est le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Dans un portrait que le journal "Libération" vous consacrait en 2012, on pouvait lire : "Tout son discours est de gauche, sa carrière est à droite, c'est très bizarre." La politique a-t-elle eu la peau de votre bizarrerie ?
R - Ce n'est pas complètement étonnant que je me retrouve "En Marche", compte tenu du descriptif fait par ce portrait de "Libération". La politique, c'est quelque chose que je n'envisageais pas, jusqu'au moment où j'ai eu envie de laisser à mes enfants une Europe en meilleur état et une planète en meilleur état. C'est pour cela que je me lève le matin.
Q - Vous parlez Chinois, vous avez dirigé l'ENA, vous avez été la RH du Quai d'Orsay, vous avez quatre enfants, vous êtes en charge aujourd'hui du dossier le plus fragile du moment. Est-ce le bon mot - fragile - pour l'Europe ?
R - C'est combatif, c'est compliqué, c'est pour cela que c'est intéressant.
Q - Madame Loiseau, selon vous, une guerre en Europe est-elle possible ?
R - L'Union européenne, c'est ce qui nous a protégés contre la guerre depuis des décennies, on n'a jamais eu une période de paix aussi longue dans l'histoire de notre continent et c'est grâce au projet européen. Pour autant, la situation mondiale est instable, nous avons aujourd'hui, un voisin russe qui nous montre, en Crimée et au-delà, vis-à-vis de l'Ukraine, que la nostalgie passée passe parfois par les armes. Nous avons un allié américain qui est un allié historique, important, essentiel, mais qui nous dit parfois que nous sommes ses adversaires et qui s'intéresse moins à nous. Et puis, nous avons un voisinage compliqué, dont nous avons déjà subi les contrecoups en matière de terrorisme : c'est le Moyen-Orient et c'est le Sud de la Méditerranée.
La réponse ne peut se faire qu'au niveau de l'Union européenne. Seuls, nous sommes trop petits pour faire face à des défis qui ne savent pas ce qu'est une frontière.
Q - Nous sommes condamnés à l'Europe, est-ce ce que vous nous dites ?
R - C'est un espoir, ce n'est pas une condamnation. Mais nous sommes aussi dans un moment grave de la construction européenne, avec certains dirigeants ou certains chefs de partis politiques qui veulent détruire l'Europe.
Le Brexit, - parfois on a tendance à dire "Ils sont très exotiques ces Anglais, vraiment ils ne sont pas comme nous" - c'est une décision sur la base d'un vote populaire, démocratique. Aujourd'hui que le Brexit est en train de se mettre en oeuvre, on voit bien que c'est plus compliqué et plus douloureux que prévu, mais ne nous disons pas que cela ne nous arrivera pas.
Q - Vous dites "Nous les regretterons toujours, ils nous regretteront un jour." en parlant des Anglais et du Brexit. Dans onze jours, le parlement anglais va devoir voter pour ou contre l'accord qui a été trouvé entre l'Europe et Theresa May. S'ils ne le votent pas, cela change quoi pour nous ?
R - S'ils ne le votent pas, et si, à aucun moment, ils ne ratifient cet accord qui a été négocié pendant plus d'un an de notre côté par Michel Barnier, dont je salue le formidable travail d'engagement, de justesse et de transparence, et par les Britanniques de l'autre côté, cela veut dire qu'il n'y a pas d' accord. Nous avons testé toutes les options techniques, nous y avons passé un temps fou, c'est le bout de l'histoire.
Q - Et que va-t-il se passer pour nous ?
R - Si cela ne fonctionne pas, il y aura une sortie du Royaume-Uni sans accord et cela signifie que nous devrons prendre des mesures nationales d'urgence pour protéger les intérêts de nos concitoyens et de nos entreprises. C'est ce que je suis en train de faire : je suis en train de présenter au parlement un projet de loi pour pouvoir prendre ces mesures d'urgence.
Q - Cela veut dire : tous les ressortissants français quittent l'Angleterre ?
R - Non, ils ne quitteront évidemment pas l'Angleterre, mais pour ceux qui veulent rentrer, il faut que leurs diplômes soient reconnus, que leur carrière professionnelle soit prise en compte.
Q - Ce qui était du commun devient du séparé.
R - Ce qui était du commun devient du séparé. Faire en sorte que nos entreprises puissent continuer à faire circuler des marchandises par le tunnel sous la Manche, par les ferrys, par les cargos, par les camions... tout cela ne s'improvise pas, cela s'organise. On sera prêt. Mais cette séparation, c'est une mauvaise nouvelle. Il n'y a pas de gagnant dans le Brexit.
Q - Deux sondages sont sortis aujourd'hui. Celui de BFM, 75% des Français approuvent la mobilisation des Gilets jaunes, et celui d'Eurostat qui confirme pour la 3e année consécutive que la France est le pays qui taxe le plus en Europe. Les Gilets jaunes n'ont pas vraiment tort ?
R - S'il s'agit d'avoir moins d'impôts et plus de service public, je mets un gilet jaune tout de suite. Simplement, c'est parfois plus compliqué que cela, on le sait. Il y a un mécontentement, il y a un ras-le-bol fiscal, ce n'est pas nouveau, c'est même là-dessus que, entre autres, Emmanuel Macron a été élu. C'est pour cela que l'on a baissé la taxe d'habitation, c'est pour cela que l'on baisse les charges.
Q - Cela ne suffit pas, vous voyez bien que cela ne suffit pas.
R - Vous savez, les choses prennent du temps, or nous sommes dans une civilisation de l'immédiateté. Soit vous prenez des mesures cosmétiques en faisant semblant, soit vous transformez le pays sur des années. Aujourd'hui, on a un enjeu, c'est le réchauffement climatique.
Q - Avec des solutions qui peuvent se trouver en quelques mois, c'est ce que vient de nous dire Pierre Larrouturou, je sais que vous étiez avec lui ce matin.
R - Nous étions ensemble ce matin, nous avons travaillé dans le cadre d'un colloque sur l'avenir pour mettre la finance au service de la transition écologique.
Q - Un fonds européen qui mettrait de l'argent pour sauver la planète et pour aider les Français à rénover leur...
R - Et on va apporter des propositions concrètes Quand je débats avec Pierre Larrouturou, avec Alain Grandjean, c'est pour faire émerger des propositions que nous portons ensuite, comme une taxe carbone à l'importation dans l'Union européenne : pourquoi est-ce que l'on impose des normes à nos entreprises tandis que les autres peuvent commercer sur le continent en situation totale de concurrence déloyale ? Alors même qu'il y a une urgence climatique ? Il faut faire en sorte que tout le monde sorte du charbon, nous et les autres.
Q - Si la Banque centrale imprimait du papier, faisait des euros, comme elle l'a fait pour sauver le système bancaire et nos comptes bancaires, si la Banque centrale imprimait des euros pour sauver la planète, vous seriez pour ?
R - Nous sommes pour orienter les financements européens vers la lutte contre le changement climatique et on trouve que l'Europe ne va pas encore assez loin. Le prochain budget, c'est 25% de crédits environnementaux, nous demandons 40 au minimum. Mais faire de la Banque centrale, qui est là pour lutter contre l'inflation, quelque chose qui sert à autre chose, cela ne se décrète pas seulement en France, cela se discute au niveau de l'Union européenne. Pourquoi pas ? En veillant à ne pas provoquer l'inflation parce qu'à ce moment-là, le pouvoir d'achat, dont on voit à quel point c'est un sujet sensible, serait à nouveau menacé. Et pourquoi pas, à condition d'être sûr qu'il y ait des projets rentables, parce que attribuer des financements si derrière il n'y a ni projets ni personnes formées pour les mener, cela ne sert à rien.
Q - Vous y croyez, Nathalie Loiseau. Je sais que vous êtes une femme engagée, vous êtes plutôt atypique dans l'environnement. Vous y croyez, vous pensez que c'est possible, qu'il va se passer quelque chose au niveau de l'Europe pour sauver et ceux qui n'y arrivent pas et la planète ?
R - C'est nécessaire et c'est urgent, donc on va le faire, bien sûr. J'ai fait des consultations citoyennes sur l'Europe partout en France pendant six mois, il y en a eu 1.100, personnellement j'ai pris part à 53 d'entre elles. Partout, j'ai entendu : environnement, environnement, environnement. Il y a un consensus, tout le monde sait qu'il y a une urgence. Aujourd'hui, ceux qui étaient censés ne pas le savoir, c'est-à-dire les agriculteurs, sont les premiers à en parler. Tout le monde le sait.
Q - Toujours à propos de l'Europe, mais cette fois on parle du continent. Je voudrais vous rappeler un souvenir, nous étions le 14 février 2003, la France s'oppose aux Etats-Unis, on est au siège de l'ONU. "C'est un vieux pays, la France d'un vieux continent comme le mien, l'Europe, qui vous le dit aujourd'hui, qui a connu les guerres, l'occupation, la barbarie, un pays qui n'oublie pas et qui sait tout ce qu'il doit aux combattants de la liberté venus d'Amérique et d'ailleurs et qui, pourtant, n'a cessé de se tenir debout face à l'Histoire et devant les hommes" ; c'était Dominique de Villepin, il était alors ministre des affaires étrangères. C'est difficile d'écouter ce discours sans voir la chair de poule.
R - J'y étais.
Q - Je sais que vous y étiez, c'est bien pour cela que je vous en parle. Vous êtes à l'époque porte-parole de l'ambassade de France à Washington. Et j'imagine que c'est un moment très particulier dans une vie ?
R - C'est un moment très fort parce que, effectivement, nous avons porté la parole de la France à un moment où on savait que les Etats-Unis allaient prendre une décision dont on mesurait déjà les conséquences catastrophiques - et malheureusement nous avions raison : à savoir que la guerre d'Irak a précipité le terrorisme et le délitement d'une partie du Moyen-Orient, qui n'a pas été remplacé par quelque chose de plus stable et de plus modéré,. Tout cela, on le savait, tout cela était écrit, il fallait le dire.
Dominique de Villepin, pour la petite histoire, a hésité à venir ce jour-là aux Nations unies, car il avait l'impression que les Américains ne nous écoutaient plus. Il n'avait pas envie de faire de discours, il a écrit son discours jusqu'à la dernière minute dans la voiture qui le conduisait vers les Nations unies et cela a donné cela : tout le monde était debout, tout le monde a applaudi. Il s'est passé quelque chose d'unique, quelque chose qui ne se passe jamais aux Nations unies.
Q - Quelques temps plus tard, vous avez affiché dans votre bureau la une d'un magazine conservateur américain qui titrait "the French were right", "les Français avaient raison". "Make France great again", c'est votre travail Madame ?
R - "France and Europe". Oui, bien sûr, on a besoin aujourd'hui d'une France forte et on a besoin d'une Europe puissante qui puisse décider de qui conduit son destin, c'est-à-dire elle-même. Et puis, on porte des valeurs, on l'a entendu dans le discours de Dominique de Villepin, et on est attendu à travers le monde, à travers l'Europe, beaucoup plus que parfois on ne l'imagine. Aujourd'hui, dans ce monde brouillé, les valeurs de l'Europe des lumières, ce sont celles que beaucoup attendent, ce sont celles qui font que beaucoup de gens rejoignent l'Europe - si les pays veulent nous rejoindre, si les migrants veulent nous rejoindre, ce n'est pas complètement par hasard.
Q - L'enjeu des prochaines élections européennes, ce sera la justice sociale et rien d'autre ?
R - Ce sera la justice sociale. C'est un vrai sujet, pour faire en sorte qu'il y ait une Europe sociale en plus d'une Europe économique. On l'a vu avec les travailleurs détachés : quand nous nous y sommes attelés, nous y sommes arrivés. Il faut aller plus loin et c'est une de nos priorités car c'est une des préoccupations majeures des Européens. Cela résulte des grandes transformations actuelles et du souhait de les maîtriser plutôt que de les subir : maîtriser le changement climatique, maîtriser la transformation numérique - c'est l'Europe qui a inventé l'intimité numérique avec le règlement sur la protection des données...
Q - Vous la comprenez très bien la colère des gens, en fait ?
R - Mais bien sûr. Il y a des colères, mais ce que je n'aime pas, c'est la récupération, ce que je n'aime pas, ce sont les extrêmes, ce que je n'aime pas, c'est la violence. Dimanche dernier, j'étais en violet contre les violences faites aux femmes et dans cette manifestation il n'y avait pas de casseurs, il n'y avait pas de violence et il y avait du dialogue. Nous, nous sommes prêts au dialogue et je suis sûre que beaucoup de gens le sont. En revanche, la récupération politicienne à la petite semaine, je trouve cela un peu laid et surtout je constate que cela ne marche pas. (...).
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2018