Interview de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé, à France Inter le 18 décembre 2001, sur le mouvement de grève des internes.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli Les propositions Kouchner convaincront-elles les internes en grève depuis un mois, mais rejoints aujourd'hui par les chefs de cliniques, assistants des hôpitaux de ville appelant à une grève des soins illimitée ? Les médecins généralistes libéraux poursuivent leur grève des gardes, commencée le 15 novembre dernier, et les infirmières et infirmiers libéraux menacent d'un arrêt total des soins s'ils n'obtiennent pas un rattrapage des tarifs bloqués depuis 1988.
On entendait, dans le journal de 8h00, un interne dire : "Au fond, on vous donnera notre réponse demain, mais ce qu'on vous reproche surtout, monsieur le ministre, c'est la gestion de la négociation". Que s'est-il passé ?
- "Je ne sais pas. Que veut-il dire ? "La gestion de la négociation" ? Mais nous nous sommes rencontrés au moins dix fois ! Je crois que c'est la gestion de l'information qui a fait défaut et je pense que ce n'est pas de mon fait. Je n'ai pas publié nos avancées, je n'ai pas beaucoup parlé. J'ai proposé dès le début - précisé ensuite, parce que c'est vrai que nous n'étions pas complètement d'accord -, le repos de sécurité, puisque c'est moi qui l'ait introduit en France, volontairement en 1997. Pour les internes pas encore, mais pour les anesthésistes, les chirurgiens, les réanimateurs etc. Ce repos n'est pas introduit chez eux, il le sera fin 2003. Si cela marche avec les internes, ce seront les premiers - et les premiers en Europe d'ailleurs."
Mais qu'est-ce que cela veut dire, "repos de sécurité" ?
- "Cela veut dire qu'après chaque garde, pour des raisons de santé publique, parce que c'est mieux d'être traité par un médecin frais et reposé, il y aura 11 heures de repos, c'est-à-dire, en fait 24 heures. C'est-à-dire qu'obligatoirement, chaque garde, les gardes statutaires, si j'ose dire - il y en a 5 par mois : 4, une par semaine, et 1 de week-end, cela fait 5 -, ces gardes seront suivies par un repose de 24 heures, donc de 11 heures, repos de sécurité. Et puis, hélas !, les internes n'étant pas les mêmes, les spécialités n'étant pas les mêmes - je dis hélas ! mais c'est comme ça, c'est toujours comme ça, il ne faut pas les opposer -, toutes les gardes supplémentaires seront également intégrées dans les obligations statutaires, c'est-à-dire le temps de travail. Je peux difficilement faire mieux. Cela va donner, pour quelqu'un qui prendrait ses 5 gardes statutaires seulement, 55 jours de repos par an, de repos de sécurité. Je crois que c'est beaucoup. Mais ce sera 100 jours, si on en prend beaucoup. Cela fait peu de jours consacrés aux malades. Et il faut de temps en temps penser aux malades. Alors, l'organisation de toutes ces revendications que vous avez citées au début, est difficile à gérer en même temps, bien entendu."
Mais quand les internes disent qu'au fond, ça, c'est le protocole d'accord de 1998 et que depuis 1998, au fond, il ne s'est rien passé ? B. Kouchner va tenir maintenant ce qu'il avait promis en 1998 ?
- "Méfions-nous de tout excès. Encore une fois, c'est moi qui ait introduit en 1997 - et non en 1998 d'ailleurs -, le repos de sécurité. Alors, je ne suis pas suspect de ne pas le vouloir ! Simplement, personne ne peut l'appliquer d'un seul coup. Pourquoi ? Parce que pendant ce temps-là, les malades ne font pas de repose de sécurité et donc, il faut être à leurs côtés, il faut former des internes et cela prend un certain temps. C'est vrai pour les chefs de clinique qui, aujourd'hui, sont en grève, que nous avons reçus bien entendu. Et c'est vrai pour tous, un par un. C'est vrai pour les infirmières, pour la modification générale de notre système de système de soins. Nous allons améliorer tout cela pour le bien du malade n'oublions pas, et des médecins et de la vie personnelle des médecins, des infirmières et infirmiers aussi. Cela ne peut pas se faire sur un claquement de doigt. Il faut en former plus, et il faut pour cela que les Français comprennent que c'est leur argent, qu'il est limité, voté au Parlement dans une enveloppe close, et que je serais infiniment ravi, heureux, émerveillé, si on pouvait un jour constater qu'il faut équilibrer la demande et l'offre. Voilà. Un jour, on saura que cela coûte plus cher, alors on donnera un peu plus d'argent. En attendant... D'ailleurs, ce n'est pas un problème d'argent avec les internes, cela franchement, je crois que nous sommes restés comme on dit "dans les clous". Non. C'était un problème de dispositions difficiles à appliquer. Encore une fois, 55 jours par an de repos de sécurité, c'est beaucoup ! Et puis il y en aura plus, et puis nous avons d'autres avancées bien entendu. En particulier, nous utiliserons mieux le temps universitaire, car ce sont des praticiens en formation, ils ont des professeurs, ils ont des exigences de formation. Et cela dégagera aussi du temps pour eux, pour leur travail... Maintenant, c'est à eux de voir..."
D'ailleurs, ils vous donneront leur réponse demain, après, tout de même, une manifestation aujourd'hui. Vous dites que ce n'est pas un problème d'argent ; il se trouve que les internes aujourd'hui sont rejoints par les chefs de cliniques, assistants des hôpitaux de ville qui, eux, demandent tout de même un réexamen du système indemnitaire. Cela va devenir aussi un problème d'argent ?
- "Bien sûr, c'est toujours un problème d'argent. C'est pour cela que nous avons un très bon système de soins, qui coûte plus cher qu'ailleurs - pas beaucoup plus, moins qu'aux Etats-Unis par exemple -, et il est de loin le meilleur. Mais pour le maintenir le meilleur, il y a cet équilibre très particulier à la France, difficile à supporter, c'est vrai, parfois, entre la revendication permanente, souvent violente. Et je condamne fermement les violences qui ont été faites à Lille par les internes, je ne comprends pas que dans un hôpital, on casse et on soit violent !"
Deux internes, hier - un fait qui s'est passé à Lille -, ont été placés en garde à vue...
- "Je les rencontre depuis un certain temps et beaucoup. Il y a une violence que je ne m'explique pas dans ce pays. Enfin, passons là-dessus... En tout cas, il est clair que pour le maintenir, cet équilibre, entre la revendication permanente et la négociation et les avancées, caractérise notre système, à la fois de gestion sociale des crises et en même temps d'équilibre dans le système de soins. C'est peut-être cela qui en fait la performance. Ce n'est pas facile à maintenir en ligne."
Il y a un contexte conjoncturel aussi ? La proximité d'échéances politiques importantes encourage-t-elle après tout les revendications, et pour certaines d'entre elles, légitimes ? On ne va pas revenir sur ce que demandaient les gendarmes mais après tout, on pourrait se poser des question ... Les gendarmes, les internes aussi ?
- "Oui, enfin... Il faut savoir raison garder, je ne pense pas que ce soient les mêmes revendications..."
Je n'ai pas dit cela...
- "Mais franchement, oui, la période électorale ne favorise pas le calme des esprits, mais il y a de vrais problèmes et les internes posent de vrais problèmes. Mais ce sont des praticiens en formation qui vont devenir l'excellence de notre système. Il faut, à la fois, leur permettre de s'améliorer, de se former, mais en même temps, il faut penser au fonctionnement de l'hôpital. Ce n'est pas un équilibre simple que nous essayons de maintenir. J'espère qu'ils sauront raison garder eux aussi, et que le mouvement va cesser. Je l'ai très bien compris, la négociation a surtout péché par le défaut d'information, alors que, dès le premier jour - encore une fois c'est moi qui ait amené en France ce repos de sécurité -, je l'avais accepté. On a lu pendant trois semaines encore que c'était la revendication principale. Ce n'est pas grave. Tout cela se passe toujours plus ou moins ainsi. Je pense que nous sommes arrivés à des avancées très profondes, très significatives, et que nous parviendrons, pour le bon fonctionnement d'un système où les internes n'ont pas la part belle, je le reconnais... En même temps, c'est leur honneur et c'est leur mérite."
Ils disent tout le temps qu'après tout, on ne les traite que comme des étudiants, au fond !
- "Pardonnez-moi de vous dire que je veux bien les appeler "praticiens en formation", puisque c'est ainsi que depuis quelques années on les qualifie. Mais "formation", cela veut bien dire ce que cela veut dire. Et justement, alors qu'il ne s'agissait pas de réduction du temps de travail, j'ai réduit le temps de travail car ils pourront disposer de leur temps de formation beaucoup mieux et donc le cumuler éventuellement sur un semestre - ils changent de service tous les semestres. Ils pourront avoir autour de 12 jours de formation, de séminaire etc., qu'ils soient dégagés en profitant de ces obligations universitaires, en plus des obligations locales sur place. Je pense que nous sommes arrivés à quelque chose qu'ils ont à apprécier eux-mêmes, bien entendu, qui permettrait une bonne amélioration de leur vie personnelle, de leur formation et surtout du fonctionnement hospitalier."
Le plan anti-douleur que vous aviez lancé, c'est quand même étonnant de voir qu'il y a encore la moitié des départements qui sont dépourvus de consultations. Pourquoi est-on si longs à prendre à ce point en compte la question de la douleur ?
- "Parce qu'il y a une culture médicale française qui est proche du conservatisme, qui change avec les jeunes générations, mais qui a fait, et nous ne sommes pas loin du premier sujet, peut-être, beaucoup de lenteur, de sûreté de soi. Le fait que la douleur était toujours considérée comme une fatalité, ce qui n'est pas vrai, ce qui ne doit pas être vrai du tout. Et que le maître des douleurs était le maître du monde, c'était le maître de l'appareil. Alors, il a fallu beaucoup bouger depuis 1998 : 1998-2001, c'était le premier plan. De grands progrès mais insuffisants, c'est vrai, mais de grands progrès. Parce que dans le reste des départements, l'autre moitié..."
Et maintenant, on traite de la douleur.
- "Ce qu'on ne faisait pas. Maintenant, on a accès aux antalgiques majeurs. Vous savez qu'il y avait un dogme français qui interdisait de prescrire - ou qui prescrivait très peu - les médicaments qui soulagent fortement, les médicaments actifs sur la douleur et, en particulier, la morphine qui avait une réputation d'entraîner des toxicomanies, ce qui, en fin de vie est une des aberrations les plus tragiques que j'ai entendues. Maintenant, cela va mieux. Il y a des progressions. Et les laboratoires pharmaceutiques nous ont beaucoup aidés d'ailleurs, avec des formes pédiatriques. Par exemple, il n'y avait pas de médicaments pour les enfants. On niait même souvent la douleur chez l'enfant."
Chez le nourrisson notamment ?
- "Je sais que ce n'est pas facile à déceler et il faut à chaque fois former et reformer. Là aussi, cela va un peu mieux. Il y a donc un plan qui est dirigé maintenant. Un nouveau plan sur trois ans, jusqu'en 2005, sur les douleurs chroniques, c'est-à-dire les douleurs qu'on peut prévenir et qu'on ne prévenait pas assez. Les douleurs des examens médicaux sont prévisibles et on peut les protocoliser. On a un protocole pour ne pas souffrir : un examen de coelioscopie par exemple. Maintenant, on fait des anesthésies, avant on n'en faisait pas. Et puis, il y a les douleurs de l'enfant qui sont mal reconnues. Et puis aussi, il y a une douleur très particulière qui est chez l'enfant aussi, qui est celle de la migraine. Elle n'est pas bien prise en charge en France. On n'en connaît pas bien les circuits. Il faut des réseaux qui viennent ou qui vont vers les hôpitaux. Tout cela avec un financement de près de 100 millions en plus, un centre de ressources, des références possibles, des formations du public et des formations des médecins. Je dois saluer les infirmiers et les infirmières qui, eux, ont pris en charge étant plus près du malade la douleur de bonne manière. Je vais encore changer les protocoles et les possibilités pour les infirmiers. L'infirmier n'a pas droit de prescrire et pourtant, le malade souffre. Il faut donc établir des rapports et un protocole entre le médecin qui permettra à l'infirmier ou à l'infirmière de prescrire au moment où le malade a mal. Dans encore la moitié des services, ce n'est pas passé dans la pratique et les infirmières ne peuvent pas prescrire suffisamment."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 18 décembre 2001)