Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, dans "Le Parisien" du 5 juillet 1999, sur le développement des relations entre la France et l'Algérie et sur l'accroissement de la délivrance des visas.

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Média : Le Parisien

Texte intégral

Q - Quelles impressions rapportez-vous d'Alger ?
R - Ce voyage m'a, notamment, permis de rencontrer le président Bouteflika, qui m'a reçu longuement en audience. Les choses bougent. Elles bougeront davantage encore dans les prochaines semaines. La priorité affichée du nouveau président est le rétablissement de la paix et de la sécurité qui, là comme ailleurs, conditionne tout le reste. Le président Bouteflika a entrepris ce qu'il appelle une oeuvre de réconciliation nationale, mais sur des bases claires dont on ne peut que souhaiter le succès pour sortir définitivement l'Algérie de cette période douloureuse.
Q - Quel portrait pourriez-vous nous faire du nouveau président ?
R - C'est un homme de grande expérience, plein de vivacité et conscient d'avoir une mission à remplir.
Q - Quelles sont les attentes de l'Algérie vis-à-vis de la France ?
R - Entre l'Algérie et la France, les relations sont, comme toujours, passionnelles. Cela tient à une longue histoire partagée. Mais on ne peut pas vivre indéfiniment sur le passé. Qu'un soldat français ait mis le pied sur une plage à Sidi-Ferruch en 1830, par hasard d'ailleurs, ne doit plus nous empêcher de regarder vers l'avenir. Pourquoi ne pas essayer de faire de ce qui pourrait être un handicap un atout ? Les attentes sont très fortes de part et d'autre. Il y a 800 000 Algériens en France, et au moins autant de pieds-noirs qui gardent la nostalgie du sol natal. Ajoutez un million et demi de Français d'origine algérienne à la deuxième ou troisième génération. Voilà autant de ponts tendus entre les deux rives !
La France reste le premier fournisseur de l'Algérie. Elle peut contribuer à son développement dans maints domaines. Son intérêt bien compris est de voir s'affirmer une grande nation moderne, prospère, démocratique, au sud de la Méditerranée. La France et l'Algérie ont tout intérêt à s'appuyer l'une sur l'autre pour élargir leur propre liberté d'action et servir leur développement mutuel.
Q - Qu'auriez-vous envie de dire, comme ministre de l'Intérieur et comme ministre des Cultes, à la communauté algérienne de France ?
R - La communauté algérienne de France est un trait d'union entre nos deux pays. Comme Français, je me suis toujours senti proche des Algériens. Ceux qui sont installés en France doivent pouvoir s'y sentir bien, bénéficier de la protection de nos lois, et trouver avec leur famille restée en Algérie des relations plus normales. C'est le but de la politique engagée par Hubert Védrine et par moi-même depuis 1997 en vue de rendre plus facile l'octroi des visas aux Algériens qui veulent se rendre en France. Le nombre de visas, qui dépassait 500 000 par an au début de la décennie, était tombé à 47 000 en 1997. Il est remonté à plus de 80 000 en 1998 et il atteindra sans doute 150 000 en 1999. Le Consulat général de France a été remarquablement modernisé afin d'offrir un accueil décent aux demandeurs de visa algériens. J'espère que nous pourrons bientôt ouvrir de nouveau nos consulats à Annaba et à Oran. Cela dépend essentiellement d'une solution adéquate aux problèmes de sécurité qui se posent légitimement, et permettrait de franchir le cap des 200 000 visas par an. Quant à l'Islam, je le répète, il a, à l'égal des trois autres religions traditionnelles en France, sa place à la table de la République.
Q - Croyez-vous imaginable une reprise des relations aérienne directes entre Paris et Alger ?
R - Oui, tout à fait. Une mission technique devra bientôt se rendre à Alger. Là encore il faut s'assurer que les conditions de sécurité pourront être optimisées. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, il faut rétablir des relations normales entre la France et l'Algérie. Pour cela, il faut dominer cette passion que j'évoquais tout à l'heure, certes source de difficultés, mais qui vaut quand même mieux que l'indifférence ! Il faut résoudre les problèmes les uns après les autres de manière méthodique, avec le seul souci de l'intérêt de nos deux pays.
Q - Avez-vous le sentiment que l'Algérie pourrait désormais s'orienter vers une approche plus proche de la réalité que vous prônez en France ?
R - La France n'entend nullement imposer à l'Algérie sa conception de la laïcité. Chaque pays a son identité forgée par l'Histoire. Si nous sommes fiers de l'identité républicaine de la France tournée vers les valeurs universelles qui sont dans sa devise, nous devons comprendre que l'Algérie a besoin de trouver par elle-même ses propres équilibres. Jacques Berque nous a appris que la "raison naturelle" est, dans le Coran, une référence constante, de même que la liberté de religion. Notre intérêt commun est de voir s'affirmer cette conception tolérante et ouverte de l'Islam.
Q - L'Algérie fête son indépendance. Vous qui avez connu et vécu l'Algérie au temps de la guerre, que vous inspire cette date ?
R - Vous savez, j'ai moi-même vécu l'indépendance de l'Algérie en 1962. Quelles qu'aient pu être les convulsions d'alors, j'ai toujours eu confiance dans la capacité de ce peuple généreux à trouver son chemin dans l'Histoire en étroite coopération avec la France. Je n'ai jamais séparé le patriotisme français et l'amour de l'Algérie indépendante. Ensemble, nos deux pays peuvent exercer une influence très positive pour le progrès de l'Europe et du Maghreb dont les destins sont évidemment liés.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr le 7 juillet 1999)