Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec "Le Grand jury RTL - Le Monde LCI", le 9 décembre 2001, sur la situation au Proche-Orient, les attentats à Gaza et en Cisjordanie, l'intensification des représailles par les Israéliens, l'affaiblissement d'Yasser Arafat, la stratégie d' Ariel Sharon, la politique américaine au Proche-Orient et l'action de l'Union européenne et de la France pour ramener la paix dans la région .

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Média : Emission Le Grand Jury RTL Le Monde LCI

Texte intégral

Q - Bonsoir Hubert Védrine.
Merci d'avoir accepté notre invitation pour évoquer à nouveau l'actualité internationale : le Proche-Orient, l'Afghanistan, l'Europe, à une semaine du Sommet de Laeken.
Le Proche-Orient d'abord. Nouvel attentat suicide ce matin à Haïfa. Le Premier ministre israélien Sharon annonce qu'il va intensifier ses représailles en Cisjordanie et Gaza. A propos de la situation au Proche-Orient, est-ce que vous diriez qu'on est revenu pratiquement dix ans en arrière, au moment des rencontres de Madrid qui étaient les prémices des négociations et des accords d'Oslo ?
R - Oui. Nous sommes revenus au moins dix ans en arrière, mais en pire, parce qu'à cette époque-là, on sortait d'une très longue période pendant laquelle il n'y avait pas de processus de dialogue, sauf des contacts entre des Israéliens très courageux - qui bravaient Les lois d'ailleurs -, et des Palestiniens très courageux. Certains, de part et d'autre, l'ont payé de leur vie. On sortait de cette période pour entrer dans des processus qui sont devenus ensuite ce que l'on a appelé le processus de paix. Là, c'est pire parce qu'il y a eu des années de processus de paix avec des hauts et des bas. On y a cru. Et puis, tout cela a finalement échoué. Il y a en plus l'amertume et la frustration, ce qui fait que chez les Israéliens comme chez les Palestiniens, plus personne ne croit un mot de ce qui dit l'autre. Il n'y a plus aucune espèce de confiance, ni même d'acceptation, ni même de crédibilité.
Avant, il faut quand même se rappeler qu'il avait fallu très longtemps aux dirigeants israéliens pour admettre qu'il n'y avait pas simplement un problème de réfugiés arabes, comme on le disait pendant longtemps, mais un problème palestinien, voire un problème de peuple palestinien, un problème national et qui ne peut se résoudre que par l'apparition d'un Etat. Il a fallu très longtemps mais les dirigeants israéliens, avec courage, souvent à contre-courant d'ailleurs de l'opinion, ont franchi ces étapes. Et du côté palestinien, il a également fallu beaucoup de temps pour que les Palestiniens arrivent à admettre qu'ils feraient un Etat palestinien à côté d'Israël et pas à la place ; à côté d'Israël, dans les frontières d'avant l'extension de 1967.
C'est à partir de là qu'il a pu se produire une construction mais c'est resté contesté. En Israël, il y a des gens qui ne se sont pas résolus à l'idée d'un Etat parce que cela supposerait d'évacuer l'essentiel des colonies, ce que peu de forces politiques sont prêtes à affronter, en tout cas pas celles qui sont majoritaires aujourd'hui. Et du côté palestinien, il y a des forces considérables qui combattent l'Autorité palestinienne sur sa politique de "capitulation" et qui continuent à penser qu'il faut reconquérir l'ensemble de cette terre, notamment le Hamas qui n'est pas une petite organisation marginale. Elle a un soutien dans l'opinion publique palestinienne qui est aussi grand que le soutien apporté à Yasser Arafat aujourd'hui. Tout cela, c'est le résultat de la régression des derniers mois, de cette déconstruction du processus.
Q - Qui a régressé ? Qui a fait le chemin inverse ?
R - Ils ont régressé ensemble puisque le fait de voir le Hamas, côté palestinien, être aussi soutenu que l'Autorité palestinienne de Yasser Arafat, c'est évidemment une régression si l'on regarde l'état des forces politiques. Et du côté israélien, voir des gens qui, de bonne foi, par un réflexe de sécurité que je peux comprendre, humainement et politiquement, mettent dans le même sac l'Autorité palestinienne et des mouvements terroristes qui combattent autant la politique de Yasser Arafat que le gouvernement d'Israël, c'est aussi une régression dans l'analyse et dans la politique. Alors que même Colin Powell a déclaré, et c'est intéressant de le voir, que : "des actions comme celle-ci (il parle de ce nouvel attentat suicide), sont une attaque directe contre Yasser Arafat ainsi qu'une attaque directe contre Israël". Le secrétaire d'Etat américain, aujourd'hui, redit un peu cela, ce que je dis moi-même depuis quelques jours : la seule façon de lutter efficacement contre le terrorisme, ce serait de reconstituer ce qui a existé à l'époque de Rabin ; c'est à peu près la seule époque où les Israéliens et l'Autorité palestinienne ont réussi à faire régresser le terrorisme, quand ils étaient engagés ensemble, parce qu'ils avaient un projet politique ensemble. A ce moment-là, ils ont vraiment coopéré et ils ont vraiment réussi à juguler, pas tous les réseaux car ce n'est jamais complètement possible, mais beaucoup. Vous voyez donc tout le chemin fait en sens inverse.
Q - Est-ce que cela peut se reconstituer avec cette phase de régression et la question qui est posée, celle de Yasser Arafat ? Quand vous entendez la confidence que le Premier ministre Ariel Sharon aurait faite à Bulent Ecevit, le Premier ministre turc, selon laquelle il voudrait se débarrasser de Yasser Arafat, est-ce que vous portez crédit à cela ?
R - Je ne sais pas s'il l'a dit mais il est clair que si ce n'est pas lui, dans son gouvernement ou dans sa majorité ou au sein de l'armée, il y a des gens qui sont tentés par ce vertige, comme l'a dit Lionel Jospin il y a quelques jours. Mais Shimon Peres lui-même a répondu. Le débat est très vivant en Israël sur cette question. Il est très ouvert, très démocratique. Shimon Peres a dit que ce serait une erreur tragique pour Israël d'aller dans cette logique consistant à renverser l'Autorité palestinienne, parce qu'après, ce serait pire. Si les Israéliens ont admis avec le temps qu'ils avaient besoin d'un Etat palestinien, ce n'est pas pour faire un cadeau aux Palestiniens, c'est un raisonnement pour assurer la sécurité d'Israël. Si c'est le cas, il faut poursuivre le raisonnement quels que soient les obstacles.
De l'autre côté, du côté du Hamas, un Etat palestinien serait la pire des choses. Ce que veulent les gens du Hamas, c'est que les Palestiniens soient désespérés par l'occupation, par les mauvais traitements, par les représailles de l'armée israélienne. Vous voyez comment il faut à nouveau casser ce cercle vicieux. Est-ce qu'on peut y revenir ? Nous avons toujours dit aux Palestiniens qu'ils ne pouvaient pas choisir qui dirigeait Israël et aux Israéliens qu'ils ne pouvaient pas choisir qui dirigeait les Palestiniens. Il faut reprendre sans arrêt jusqu'à ce qu'on réussisse à enclencher la solution vraie. Quelle autre solution de toute façon ?
Q - Est-ce qu'on ne peut pas imaginer une distinction entre l'Autorité palestinienne et Yasser Arafat ? Je pense à l'un de vos anciens collègues, M. Shlomo Ben Ami qui est l'ancien ministre des Affaires étrangères israélien, qui a été jusqu'à Taba, qui est un homme on peut dire modéré, qui n'est pas sur la position d'Ariel Sharon, qui écrit aujourd'hui : "Yasser Arafat ne peut plus être un interlocuteur. On ne peut pas attendre de lui un accord de paix." Et il critique en revanche la volonté éventuelle de démanteler l'Autorité palestinienne.
R - Ce n'est pas à nous d'aller choisir ni les dirigeants israéliens, ni les dirigeants palestiniens. Ce sont les Israéliens et les Palestiniens qui se donnent les dirigeants qu'ils choisissent. C'est donc sans issue. Shlomo Ben Ami a été un très remarquable ministre des Affaires étrangères d'Israël au moment de M. Barak. Il a participé à toutes ces négociations qui vont de Camp David à Taba, pendant l'année 2000, qui malheureusement ont échoué. Il en est sorti extrêmement amer, déçu, mais quand on le pousse sur ce point précis qu'il met en avant : si ce n'est pas Yasser Arafat, alors qui ? Il ne sait pas. Il n'a pas d'autre réponse et il ne pense pas qu'Israël puisse se passer d'une Autorité palestinienne comme interlocuteur pour bâtir la paix. D'ailleurs, il va même plus loin puisqu'il a dit récemment que les Israéliens et les Palestiniens ne pouvaient pas s'en sortir tout seuls et qu'il fallait que de l'extérieur on leur impose une force d'interposition. C'est une idée qui est demandée par les Palestiniens et je crois qu'il est le seul ou un des seuls du côté israélien à le demander. Peut-être qu'un jour cela s'imposera parce qu'on peut imaginer que cela commencerait à porter un élément de sécurité aux uns et aux autres, tout autant aux Israéliens.
Q - Pour vous, c'est l'un des seuls moyens de sortir du cycle de la violence en imposant une force multinationale, une force d'interposition ?
R - Je sais bien qu'il n'y a pas de force pour l'imposer puisqu'au Conseil de sécurité qui seul en aurait le pouvoir, les Etats-Unis seraient hostiles à cette démarche. Il faudrait que les autres soient prêts à l'accepter jusqu'à un certain point alors que Shlomo Ben Ami dont nous parlons est une voix isolée dans ce contexte. Ce que je sais, c'est que lorsqu'il y aura un redémarrage de la négociation politique, ce qui arrivera un jour ou l'autre car il faudra bien rechercher un mode de cohabitation, cette question des contacts, de la sécurité dans un sens comme dans l'autre, se reposera. S'ils le veulent, il faudra peut-être trouver des forces qui l'acceptent. Nous n'en sommes pas là, nous sommes exactement dans l'évolution inverse mais plus nous voyons les choses se dégrader, plus on se rend compte qu'elles ne conduisent à rien, sauf à aboutir à une situation qui empire chaque jour.
Q - Comment définiriez-vous aujourd'hui la stratégie d'Ariel Sharon ? Quel est son but, son objectif ?
R - Il a été élu pour rétablir la sécurité, c'est ce qu'il dit et il n'a pas été élu pour faire l'Etat palestinien. Les électeurs qui se sont portés en masse derrière M. Barak se sont ensuite déportés dans l'autre sens et il dit que son mandat c'est la sécurité.
Q - Mais vous disiez vous-même que l'accord israélo-palestinien est une des conditions de la sécurité à long terme ?
R - C'est ce que je pense et lorsque je le dis, c'est en prenant très sincèrement et très profondément en considération l'intérêt de la sécurité d'Israël. Je ne pense pas que la sécurité puisse être assurée, on le voit malheureusement et tragiquement tout le temps, uniquement par la répression militaire. Même en donnant à l'armée les mains libres pour qu'elle aille partout dans les zones A B C quelles qu'elles soient, je ne pense pas que cela puisse réussir. Comme la plupart des Européens, comme nous le disons dans nos textes, comme je pense nous le redirons demain, dans une réunion du Conseil Affaires générales des quinze ministres des Affaires étrangères de l'Europe, les deux choses doivent être menées de front. Il y a une dimension politique. Lorsque le président Bush lui-même dit que l'objectif doit être de faire un Etat de Palestine, comme il l'a dit aux Nations unies ; lorsque Colin Powell dit également que Yasser Arafat et l'Autorité palestinienne reste les interlocuteurs reconnus, c'est bien que tous tournent autour de cette idée que la solution n'est pas que militaire.
Q - En même temps, l'attitude même du gouvernement israélien consiste objectivement à affaiblir Arafat ?
R - Ce que l'on peut comprendre, c'est qu'ils sont sous le coup d'une émotion immense, d'une population qui est tétanisée par rapport à ce risque. Par définition, l'attentat suicide n'est pas prévisible, il est difficile à prévenir, donc il y a une population qui ne raisonne que par rapport à la sécurité et Ariel Sharon symbolise cela, il a été élu pour cela. Deux ou trois fois, il a fait des déclarations un peu plus ouvertes sur un Etat palestinien mais qui n'avaient pas un contenu suffisant pour permettre à Arafat lui-même de s'engager complètement dans la lutte qu'il devrait mener plus, c'est vrai. Mais il faudrait lui donner des éléments politiques pour qu'il puisse agir contre ceux qui, au sein du monde palestinien, comptent éliminer tout allié.
Ariel Sharon considère qu'il est là pour faire la sécurité. Il dit qu'il n'y a pas de processus politique s'il n'y a pas une période de calme préalable. Malheureusement, les terroristes profitent de cette présentation pour que la période de calme n'intervienne jamais. C'est ce raisonnement qu'il faut casser.
Q - Pensez-vous qu'il veuille véritablement la paix ?
R - Je suis convaincu que tous les Israéliens veulent la paix. Ils veulent vivre en paix, je ne vois pas qui ne voudrait pas vivre en paix. Je ne peux pas imaginer qu'ils pensent autrement mais tout est dans la méthode, dans les moyens.
Q - Vous citiez tout à l'heure Colin Powell à propos de Yasser Arafat. Avez-vous le sentiment que, depuis le 11 septembre dernier, il y a une position à peu près cohérente des Etats-Unis sur le Proche-Orient car on a eu l'impression, par exemple en écoutant Ariel Sharon, qu'il se réclamait d'une sorte de feu vert des Etats-Unis. Quelle est la position des Etats-Unis, telle que vous pouvez la percevoir, de votre poste de ministre des Affaires étrangères ?
R - Je pense qu'il y a une oscillation dans cette politique. Selon que les Etats-Unis disent que, face à un attentat terroriste, un gouvernement a le devoir absolu de protéger les citoyens et que sa réaction est légitime, tout le monde peut le comprendre bien sûr. Soit ils ne disent que cela, ou bien ils ajoutent, selon les moments, que cela n'empêche pas qu'il faille rechercher une solution au problème palestinien, faire un Etat de Palestine et réentreprendre des discussions.
C'est pour cela que M. Powell envoie un émissaire sur place pour les aider à se parler à nouveau sur des questions de sécurité. La petite nuance se trouve là, selon qu'ils n'insistent que sur le droit à réagir contre le terrorisme, ou sur la nécessité plus globale de poursuivre aussi un processus politique.
Les Européens sont très présents, vous le savez. Nous avons des contacts constants, presque quotidiens. Nous nous relayons sur place, nous ne renonçons pas à dire des choses, je crois, équitables et nécessaires sur le fond parce que le moment de la discussion reviendra inévitablement et nous disons qu'il faut faire les deux. Il faut refaire un effort énorme sur le plan de la sécurité. C'est vrai que Yasser Arafat doit faire plus pour juguler les risques terroristes du côté palestinien, mais il faut lui donner plus de moyens pour qu'il puisse le faire, plus de moyens techniques. Il ne faut pas détruire systématiquement ses forces de sécurité, les commissariats de police, etc... Il faut aussi lui donner plus de moyens politiques. S'il y avait un Etat palestinien en vue, il est évident que cela lui permettrait de reprendre l'initiative politique par rapport au Hamas qui gagne du terrain en se nourrissant du désespoir et de la répression.
Il doit faire plus mais il faut qu'il y ait des mouvements en face et les pays arabes devraient également le soutenir plus.
Q - Position équitable avez-vous dit, à propos de la voix de la France. On a plutôt l'impression cette semaine que vous êtes allés plus loin que jamais dans la critique de Sharon, en parlant de politique délibérée d'affaiblissement et d'élimination de l'Autorité palestinienne et de son président.
R - C'était une interrogation et j'ai noté que M. Simon Peres, deux ou trois jours après, a dit que ce serait une erreur historique pour Israël d'aller jusqu'à éliminer l'Autorité palestinienne. C'est bien la question qui se pose si le ministre des Affaires étrangères de M. Sharon le fait publiquement. C'est un débat qui a lieu en Israël, pays démocratique, je pense que nous devons y être attentifs. Il n'est pas anormal que nous nous posions des questions à propos de la politique suivie là-bas. Il s'agit toujours de rechercher la sécurité pour Israël et pour les Palestiniens.
Je n'ai pas affirmé, je me suis interrogé ; je me suis posé la question, car il m'a semblé qu'elle se posait. Et j'ai entendu, dans le reste de la semaine, une série de déclarations qui disaient en gros que M. Arafat n'était pas visé en tant que tel, qu'on ne souhaitait pas détruire l'Autorité palestinienne...
Q - A vos yeux, Arafat a-t-il la volonté et les moyens de contrôler le Hamas pour éviter au maximum les attentats ?
R - Globalement, il a la volonté d'aboutir à une solution politique, sinon je ne vois pas pourquoi il aurait fait tout ce qu'il a fait depuis des années. Je rappelle qu'à l'époque de M. Rabin, il avait eu à s'engager contre un terrorisme du Hamas déjà violent puisque pour les gens du Hamas un accord israélo-palestinien, sur un Etat palestinien viable, c'est la pire des choses. Cela voudrait dire que leur politique du pire aurait échoué.
Il s'est engagé, plusieurs fois, il a montré sa volonté. En a-t-il la volonté aujourd'hui ? Je ne vois pas quelle autre politique il peut avoir, étant donné que ces mouvements le combattent autant qu'ils combattent Israël. En a-t-il les moyens ? Certainement pas assez mais il n'a peut-être pas une volonté suffisante car à force de l'affaiblir en le privant de moyens, cela a porté atteinte à sa volonté ; et il n'a pas assez de moyens, car on détruit sa propre administration et parce qu'il n'a pas de moyens politiques. On lui demande de se retourner vers un mouvement appuyé par 30 ou 35 % de sa population et il n'a aucune perspective politique.
Q - Soit en Israël, soit de manière plus discrète aux Etats-Unis, on donne le sentiment qu'Arafat, lorsqu'il s'engage à lutter contre les attentats suicides, c'est de la comédie. Quelle est votre appréciation sur ce point ?
R - Comme je vous l'ai dit, le résultat de ce qui s'est passé ces derniers temps, c'est qu'aucun des deux camps ne croit en l'autre. On ne peut pourtant pas en rester là. Encore une fois, je comprends bien ce qui se passe dans une réunion du gouvernement israélien ; il y a des attentats suicides et la réaction qui s'impose est une réaction de sécurité. Mais, notre rôle est de dire : "où allez-vous ?"
Il faut essayer de les ramener sur le terrain d'une solution.
Q - Concernant les Européens, par delà les questions que vous formulez, les propos que vous tenez et qui sont une forme d'action politique, pouvez-vous aller plus loin concrètement ? Depuis plusieurs semaines, vous avez organisé une sorte de noria des ministres des Affaires étrangères qui se succèdent au Proche-Orient pour exercer une sorte de pression dans le bon sens si on peut dire. Allez-vous prendre d'autres décisions de ce type demain à Bruxelles ?
R - Demain, non. Nous allons en priorité chercher une expression commune, forte si possible, pour dire ces choses : l'engagement à fond dans la lutte pour la sécurité, mais aussi un processus politique, les deux allant de pair.
Nous allons nous mettre d'accord à quinze pour dire ces choses-là. Ces dernières semaines, pour des raisons que vous comprenez bien, nous nous sommes beaucoup concentrés sur les questions de l'Afghanistan et du terrorisme.
Je crois pour ma part que le maintien d'une présence européenne constante près des uns et des autres reste l'une des meilleures contributions que l'on puisse apporter en ce moment car je suis convaincu que les esprits finiront par évoluer, d'un côté comme de l'autre.
Q - A quelle échéance ?
R - Les quelques exemples de débats dont je vous parlais, même internes au gouvernement israélien, et il y a des débats du côté palestinien, des contestations sur les différentes lignes, montrent que c'est moins figé lorsque l'on va sur place que lorsque l'on en fait l'analyse ici. Chaque fois que j'y suis allé, j'ai été frappé de la possibilité de parler avec M. Sharon sur tous les sujets. On peut tout à fait parler avec lui comme on le fait ici. Il répond, il argumente, il n'est pas d'accord, on discute. Il trouve cela normal que nous ayons ces discussions.
Q - En 1982, Yasser Arafat, on s'en souvient, a frôlé la disparition politique. La France a contribué à son sauvetage du Liban vers la Tunisie. Si aujourd'hui il apparaissait qu'il risque la disparition politique, les Européens et la France pourraient-ils aller plus loin dans l'essai de sauvetage de Yasser Arafat ?
R - Je crois que nous ne sommes pas tout à fait dans la même situation parce qu'il y a eu entre temps beaucoup d'évolutions politiques de l'OLP, une reconnaissance internationale de très grande ampleur, le processus de paix, l'Autorité palestinienne... Nous ne sommes pas dans la situation de 1982. Mais je dirai que nous nous sommes déjà exprimés dans ce sens. Dire que ce serait une erreur de vouloir se passer de l'Autorité palestinienne, cela a été dit en France par le président de la République, par le Premier ministre, par moi-même, par plusieurs ministres européens. Je pense que nous le redirons ensemble demain, c'est déjà une action politique claire dans ce sens. Les Israéliens ont besoin de la paix et d'un interlocuteur pour faire la paix. Ils n'ont pas confiance les uns envers les autres mais, historiquement, ils n'ont pas le choix, ni les uns ni les autres, de la personne en face. On ne peut donc qu'inlassablement revenir à ce travail qui est le nôtre depuis si longtemps et que l'on souhaite poursuivre.
Q - Dans "Le Monde", je voudrais vous faire part d'une phrase issue d'un texte d'Edgar Morin : "La question israélo-palestinienne, dit-il, est devenue le cancer non seulement du Moyen-Orient mais des relations Islam-Occident, et ces métastases se répandent très rapidement sur la planète".
Etes-vous d'accord avec cette vision des choses et ce risque de catastrophe, si les choses ne se rétablissent pas à brève échéance au Proche-Orient ?
R - C'est toujours difficile de déterminer l'influence entre un conflit particulier comme celui-ci et toute une série d'autres dysfonctionnements. Par exemple, nous avons eu cette question à propos des attentats et du terrorisme, le lien entre des crises telles que celle-là et le terrorisme.
C'est toujours un peu compliqué, en réalité, mais ce qui est vrai, c'est que cette question pèse dans les relations internationales à différents niveaux. Mais même si elle n'avait pas ce pouvoir de contagion et de déstabilisation, il faudrait tout faire pour la résoudre. Même si le diagnostic d'Edgar Morin est trop pessimiste, on peut en discuter. Et de toute façon, il est insupportable d'imaginer que ces deux peuples, qui ont droit les uns et les autres à la dignité, à la liberté, à la sécurité, sont enchevêtrés, empoignés dans ce combat sanglant, sans fin... C'est quand même insoutenable et, même si cette vision est exagérée, on doit tout faire pour la résoudre.
Q - Vous parlez de l'enchevêtrement. Lorsque l'on regarde les cartes de Cisjordanie, on voit cette espèce d'imbrication incroyable entre les miettes de territoires sous contrôle palestinien et les colonies juives. Cela constitue-t-il la base de quelque chose qui est de l'ordre de la guerre civile à vos yeux ?
R - Ce que je sais, c'est que cette politique de colonisation menée pendant 34 ans constitue aujourd'hui l'un des problèmes principaux à résoudre. Même les Américains et vous connaissez leur prudence sur ces sujets, mais même eux, M. Powell récemment dans un discours sur la politique étrangère américaine à ce sujet, parle du gel de la colonisation. Non pas comme étant la solution définitive mais comme étant le minimum nécessaire pour qu'un processus de discussion politique puisse reprendre. Tout le monde est conscient de cela. La situation d'aujourd'hui devra être corrigée, d'une façon ou d'une autre.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 décembre 2001)