Interview de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé à RTL le 19 novembre 2001, sur le rôle de l'ONU en Afghanistan, l'acheminement de l'aide humanitaire et le retour à la démocratie dans ce pays.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral


R. Elkrief Vous êtes ministre délégué à la Santé et vous étiez le représentant de l'ONU au Kosovo. Ce week-end se sont déroulées des élections législatives, dans le calme, avec un résultat rassurant peut-être, étant donné le travail qui a été fait par l'Onu sur place. Est-ce un modèle pour l'Afghanistan ?
- "Aucune situation ne ressemble à la précédente, mais c'est un modèle pour le monde en général. D'abord, je voudrais dire que les succès , comme vous le savez, n'intéressent pas beaucoup. Car si vous aviez prononcé les mêmes phrases il y a deux ans, au moment où je partais pour cette mission dite "impossible", vous n'auriez pas pu prononcer ces phrases, car personne ne pensait que nous pourrions organiser deux élections - en octobre dernier, les élections municipales et maintenant les législatives. Oui, c'est un succès formidable. Les Serbes ont voté, les Serbes qui restaient dans cette province, au Kosovo, et puis d'autres Serbes qui sont réfugiés au Monténégro et en Serbie. "Les modérés" comme on dit, c'est-à-dire le plus connu de tous, I. Rugova, avec la LDK, ont remporté ces élections. Mais les partis issus de la résistance et des armes - c'est-à-dire le parti d'Hashim Thaçi, le parti d'Haradinaj - ont fait 35 % apparemment. Les résultats ne sont pas encore confirmés, ils seront publiés ce soir, lundi. C'est formidable. Cela veut dire qu'un mécanisme international, onusien, mécanisme qui s'exprime et agit au nom du monde démocratique, a été capable d'arrêter l'engrenage, les tueries et de proposer un avenir. Bien sûr, c'est un modèle pour l'Afghanistan - ce serait différent en Afghanistan. Mais je vous rappelle que certains appelaient de leurs voeux, depuis les années 90, une intervention au Kosovo. Ils n'avaient pas été écoutés, on intervient toujours trop tard, toujours - hélas ! - après les massacres. Certains, les mêmes en général, ceux qui avaient un peu voyagé, ceux qui étaient au contact avec les hommes qui souffrent, appelaient également une intervention..."
En Afghanistan ?
- "Bien sûr, pour que l'on s'intéresse non seulement au sort des statuts, mais au sort des femmes par exemple. Alors, on a perdu 10, 15, 20 ans, cela dépend des endroits. Je ne vous parle pas du Sud-Soudan, je parlerai d'endroits dits "particuliers" dans la planète. Et toujours trop tard, oui, après, le mécanisme onusien se met en place."
Concrètement, aujourd'hui, en Afghanistan, on a des résultats bien évidemment - les trois quarts du pays sont libérés du joug taliban -, mais les chefs de l'Alliance du Nord ont l'air de se diviser et on veut acheminer de l'aide humanitaire - il y a des troupes britanniques qui sont sur place et elles ne sont pas très bien reçues...
- "L'Alliance du Nord attendait ce soutien, ces gens qui se battaient contre les taliban attendaient ce soutien depuis des années et le réclamaient. Et voilà qu'il intervient au moment où eux-mêmes ont gagné la bataille. C'est un peu normal qu'ils soient réticents."
"Eux-mêmes" ? Avec l'aide américaine, non ?
- "Oui, l'aide américaine qui avait également apporté au pouvoir les taliban. C'est un peu compliqué à expliquer tout cela, n'est-ce pas ? Il faut revenir un peu en arrière. Ce n'est rien tout cela, par rapport à la vie quotidienne en Afghanistan. D'abord, nous avons vu avec bonheur que l'aide humanitaire n'était pas fantastiquement importante pour le moment, il n'y avait pas d'urgence, contrairement à ce qu'on dit, maintenant on emploie des clichés : catastrophe humanitaire..."
Vous n'êtes pas très inquiet là-dessus ?
- "Je ne suis pas inquiet parce que j'ai entendu les gens qui sont sur place et qui disent que la situation est difficile, comme depuis 20 ans en Afghanistan..."
Mais elle n'est pas dramatique ?
- "Mais elle n'est pas catastrophique. Donc, ceux qui étaient à la frontière du Pakistan et qui étaient certainement dans un très mauvais état, vont revenir à la frontière. Ceux-là, je l'espère, rentreront chez eux assez vite. Mais vous vous rendez compte de ce succès ! En un mois, maintenant, on veut remporter les guerres sans mort - or, la guerre est une activité rugueuse et meurtrière, il faudrait quand même s'en souvenir - et on veut que cela se passe tout de suite. Ce n'est rien du tout, il s'est déroulé un mois à peine !"
Donc, cela va s'arranger, il faut être optimiste ?
- "Je n'en sais rien. D'abord, les clans, les provinces, les chefs, les ethnies se disputent en Afghanistan traditionnellement depuis des siècles - cela ne va pas s'arranger en une journée. Mais je pense que nous sommes sur un chemin véritablement positif, nous sommes sur la bonne route. Alors maintenant, qui dirigera ? Quelles seront les alliances ? Y aura-t-il un gouvernement ? Cela prendra quelque temps. Je pense que l'ONU jouera un rôle, je l'espère. Monsieur Brahimi a été désigné par le secrétaire général des Nations unies pour cela."
Vous aviez envie d'y aller vous aussi ?
- "J'avais envie d'y aller, parce que je connais bien la région, que j'y ai travaillé pendant des années, qu'en effet les Français auraient dû, je le déplore, jouer un rôle plus important dans un endroit où ils étaient connus, où plus de 1.000 volontaires s'étaient rendus pendant la guerre et où la réputation de la France n'était plus à faire, de part et d'autre. Je crois qu'il ne faut pas trop opposer l'Alliance du Nord à ceux qu'on appelle "les pachtounes." Parce qu'il y avait parmi ces pachtounes, et il y en a encore, des gens qui étaient très largement en faveur de la démocratie et qui avaient donné beaucoup de leurs vies pour cela. Ils vont, j'espère, constituer un gouvernement."
Vous n'avez pas été frustré, en tout cas déçu, de l'attitude de certains membres de la majorité plurielle, qui déploraient les bombardements, qui dénonçaient la guerre, qui s'impatientaient des résultats ?
-"Oui, je suis toujours déçu quand des Français, des démocrates, dans la majorité ou dans l'opposition, se prononcent pour les oppresseurs. Oui, en effet. Ce n'est pas facile d'avoir une vision claire des choses en Afghanistan. Mais ce qui s'est passé sous la direction américaine est un mouvement important vers la liberté. La position américaine, je l'ai dit dès le début de cet entretien, n'était pas simple. Par antisoviétisme, pendant les années sombres de la guerre soviétique en Afghanistan, tout a été fait..."
Ils ont joué plusieurs jeux ...
- "Oui. Enfin, le jeu manifeste était surtout de soutenir les extrémistes et les islamistes. Mais il fallait aller sur place pour le savoir."
L. Jospin a perdu 8 points dans le sondage Ifop-JDD, publié hier. On dit qu'il n'est pas assez présent. Est-ce que cette prudence, par exemple sur la crise internationale, est due, selon vous, justement à cet anti-américanisme des Verts, des communistes, des alliés de L. Jospin ?
- "Peut-être un peu. Mais j'ai entendu avec attention et intérêt, A. Duhamel : 8 points d'un côté et 8 points de l'autre..."
4, moins 4...
- "Oui, et puis ça va revenir... Oui 4 et 4, ça fait 8 aussi. N'oublions pas que 4 et 4, ça fait 8, 8 et 8, c'est pareil [sic]. La conjoncture internationale et cette crise qui n'a pas été tellement violente, mais qui aurait pu l'être beaucoup plus, mettait en avant le président de la République, c'est bien naturel. Il est le responsable de la politique étrangère, il est le chef des Armées. Donc, il a parlé beaucoup, il s'est exprimé. La position de la France a été vue à travers lui de bonne manière."
Jospin doit-il se retirer de la scène et faire sa campagne, ne pas être englué par les affaires au quotidien ?
- "Ce fut une vieille question qui s'est posée il y a quelques mois. Et j'ai appris à répondre que Jospin doit prendre sa décision tout seul. Mon Premier ministre, je veux dire !"
Il y a eu des traces de charbon qui ont été détectées la semaine dernière, pour la première fois en France...
- "Oui..."
Faut-il s'inquiéter ?
- "Non, pas du tout. Mais il faut s'inquiéter qu'il y ait eu près de 4.000 envois farces et attrapes, mauvais plaisants ou plus encore, des inconscients ; 4.000 lettres ont été envoyées, qui mobilisent les services de police, les pompiers, les hôpitaux ! De plus, c'est très cher. C'est beaucoup. Cela baisse un peu. Il y a eu - je n'ai pas les chiffres, je les aurai ce matin - pour la semaine dernière, près de 80 alertes par jour, encore maintenant ! Alors, c'est beaucoup trop. Mais enfin, aucun malade sur notre pays, aucun cas de maladie du charbon n'est déclaré. Et en effet, dans deux envois, mais surtout dans un envoi qui contenait de la poudre - pas de la poudre, c'était du sable venu des Baléares ! -, il y avait un ou deux spores de charbon par gramme. Il en faut au moins 5.000 pour que ce soit contagieux. Simplement, on a oublié que le bacille du charbon est répandu, c'est ce qu'on appelle "une source tellurique", dans la terre il y a des bacilles du charbon. Cela prouve que nos appareils de détection sont extrêmement sensibles et ont bien fonctionné. Mais cela n'a entraîné aucune conséquence. J'espère que cela n'en aura aucune. A mon avis, il y en aura aucune."
(Souce http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 novembre 2001)