Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, quel est le sens de votre présence à ce Sommet de Davos et qu'avez-vous ressenti sur les thèmes qui ont été abordés ?
R - Le gouvernement français a pensé qu'il était utile qu'il y ait des ministres à cette réunion de Davos à New York et d'autres ministres à la réunion de Porto Alegre. Dans les deux cas pour porter le même message : celui d'une mondialisation plus humaine, d'une mondialisation mieux maîtrisée, régulée. Qui soit plus équitable, ce qui est la seule façon de régler les problèmes de fond du monde, y compris le problème du terrorisme.
Q - Avez-vous l'impression que ce message a été entendu ?
R - Je ne peux pas juger sur l'ensemble de la réunion de Davos qui s'étend sur plusieurs jours avec des centaines de rencontres. Mais dans la réunion plénière à laquelle j'ai participé ce matin, où il y avait notamment Colin Powell et plusieurs Premiers ministres ou ministres, il m'a semblé qu'il y avait dans l'air une sorte de mauvaise conscience des pays riches ou des pays puissants qui s'interrogent sur l'état du monde, qui s'interrogent sur la grande pauvreté, qui s'interrogent sur les fractures du monde. C'est là où j'ai dit qu'on ne pouvait pas s'interroger simplement - c'était le titre de la table ronde - sur "comment maintenir un monde stable". On arrivera à un monde stable quand on arrivera à un monde équitable. Ce n'est pas encore le cas. On ne peut pas traiter cela simplement à travers la lutte contre le terrorisme, même si elle est légitime et nécessaire.
Ce thème a été assez repris, il y a quand même une ouverture qui est due à certains chocs. Il y a quand même une certaine inquiétude, parfois le commencement de la sagesse. Ce n'est pas non plus le Davos des dernières années. Il y a une interrogation. De toute façon, nous avons le même message. Que ce soit à Davos, à Porto Alegre ou ailleurs, à chaque fois qu'on est en train de négocier au sein de l'Union européenne, ou dans le cadre de la détermination du mandat de l'OMC au Nations unies, le monde a besoin de plus d'organisation, de plus de règles, de normes équitables. Sinon, on est dans la globalisation sauvage, dont nous ne voulons pas.
Q - J'ai eu l'impression qu'il y avait une différence d'approche très nette entre vous et Colin Powell ?
R - J'ai été heureusement surpris de le voir passer tout de suite de la question de la lutte contre le terrorisme à la question de la pauvreté ou la question des problèmes du monde. J'ai trouvé qu'il faisait lui-même spontanément, et assez heureusement, ce lien. Je crois que c'est très important. Devant l'Assemblée générale des Nations unies en novembre dernier, j'avais employé ces termes et j'avais dit : il faut compléter la coalition contre le terrorisme par une coalition pour un monde équitable. Quand on entend certaines déclarations américaines qui ne sont centrées que sur la lutte contre le terrorisme, notamment certaines déclarations récentes du président américain, on a l'impression que les autres aspects sont oubliés, passés sous silence. Aujourd'hui, Colin Powell essayait justement de les ramener.
Q - Justement, dans cette démarche de la lutte contre la pauvreté, est-ce que vous ne craignez pas encore une fois une démarche unilatérale de la part des américains ?
R - Une démarche unilatérale américaine contre la pauvreté, ce serait déjà bien. Ce serait déjà une démarche, même dans ce sens. De toute façon, personne n'a de levier commode ; la lutte contre la pauvreté, c'est un ensemble de mesures, c'est un ensemble de règles équitables pour que la globalisation qui comporte des aspects positifs, qui permet un véritable enrichissement de certains pays ou de certaines sociétés, ne soit pas limitée à quelques-uns uns. Ce sont deux choses différentes. Nous disons à nos partenaires américains : oui, la lutte contre le terrorisme est indispensable, elle est légitime, elle doit prendre parfois des formes qui ne sont pas d'ailleurs uniquement militaires, même si c'est justifié ; on peut commencer par le militaire, mais il y a d'autres formes. Il n'y a pas que ça. Il y a tous les problèmes qui étaient évidents, éclatants, dans le monde d'avant le 11 septembre, dont aucun n'a disparu. Il faut aussi les traiter. Nous cherchons à établir avec eux un dialogue, même si on voit que c'est une nation tout entière concentrée, aujourd'hui mobilisée, sur ce seul objectif. Il y a d'autres problèmes. Il y a la pauvreté, mais il y a aussi toutes sortes de crises régionales extrêmement dangereuses, préoccupantes, qu'il faut traiter, qu'on ne peut pas laisser tomber. On en a parlé aussi ici.
Q - Justement, qu'est-ce que vous pensez de la position américaine sur le Proche-Orient, concernant Arafat, notamment ?
R - Ce n'est pas notre position. Je suis préoccupé par cet écart grandissant, en tout cas grandissant ces dernières semaines, entre la position européenne, qui est claire, et la position américaine. En novembre dernier, quand le président Bush a dit que l'objectif était de créer un Etat de Palestine, nous nous sommes dit : "Ca y est, il y a une convergence des objectifs. Entre les Européens et les Américains, nous allons pouvoir travailler à cela. Il faut se mettre d'accord sur les méthodes, sur les calendriers, mais en tout cas, on a un objectif commun". Ces dernières semaines, on a l'impression que l'écart s'accroît à nouveau. Nous pensons que c'est une erreur de décrédibiliser systématiquement l'Autorité palestinienne dont les Israéliens ont besoin pour négocier une solution politique. Nous, les Européens, nous répétons obstinément, parce que nous pensons que c'est une erreur de ne pas le faire, qu'il faut ce dialogue. Il faut cette négociation, il faut l'Autorité palestinienne dont le chef est Yasser Arafat. C'est lui, ce ne sont pas les Israéliens qui peuvent choisir le chef des Palestiniens. Ce ne sont pas les Palestiniens qui peuvent choisir qui dirige les Israéliens. Si les Palestiniens nous disaient : "On ne veut pas entendre parler de M. Sharon à cause de ce qu'il est, de ce qu'il a fait, de ce qu'il a déclaré", on leur dirait la même chose : "Vous vous trompez, vous devez négocier avec lui". En tout cas, il y a une approche européenne, qui n'est pas l'approche américaine et qui n'est pas l'approche actuelle de M. Sharon.
Q - La nuit dernière, M. Arafat et M. Sharon se seraient rencontrés. Pensez-vous que c'est de bon augure ?
R - Ce serait de bon augure si c'était vrai, mais je ne crois pas que ce soit vrai. En tout cas, je le répète, la lutte contre le terrorisme doit être menée. La lutte contre le terrorisme au Proche-Orient permet de gagner des succès tactiques ou de gagner des batailles, mais ne permet pas de trouver la solution. Il faut rouvrir une négociation politique. Le paradoxe est que tout le monde connaît la solution. C'est un Etat palestinien, viable, pacifique, démocratique, vivant à côté d'Israël, et donc, renforçant la sécurité d'Israël. Après, on peut re-rêver à un Proche Orient en paix et à la façon dont il se développerait. C'est la solution, même au sein du Likoud. Cette solution est connue et elle est discutée. Même Ariel Sharon, à certains moments, est obligé de dire qu'il n'est pas complètement hostile à l'Etat palestinien démilitarisé, pacifique, etc. Même lui, à certains moments. Ca rend l'évolution actuelle encore plus tragique, absurde, pathétique, quand on pense à tout ce temps à nouveau perdu. Quand on pense à tous ces morts supplémentaires, ces blessés, ces sociétés totalement déstructurées. Je pense au monde palestinien, à ces Israéliens qui vivent dans la peur du matin au soir. C'est totalement effrayant. Il faut reprendre les choses, le contraire de ce qui est en train d'être fait. Et je crois que c'est totalement à l'honneur des Européens de le dire et de le répéter.
Q - Qu'est-ce qu'on peut faire pour sortir Arafat de cette espèce d'enfermement dans lequel il se trouve ?
R - La position exprimée par les Européens ne desserre pas l'étau des chars qui sont autour de chez lui. Mais c'est une façon politique de dire que ce n'est pas par cette pression militaire qu'on va régler ce problème. Ce n'est pas en faisant disparaître politiquement l'expression symbolique, majeure, principale du peuple palestinien qu'est Yasser Arafat, qu'on va faire disparaître la question, la nécessité de dialoguer, la nécessité de parler, la nécessité de faire un Etat. C'est cette erreur stratégique que nous contestons. Je crois qu'en le disant, nous les Européens, nous disons des choses fortes et justes pour préparer l'avenir. C'est le moment où la négociation se renouera. Il n'est pas possible de faire autrement. Nous avons d'ailleurs, nous les Français, ces derniers jours, mis sur la table deux idées. Ce n'est pas un plan, ce n'est pas une initiative à proprement parler. Ce sont des idées, une contribution à la réflexion, parce qu'il faut sortir de ce piège, de cette impasse.
Les deux idées, ce sont d'abord des élections, des élections dans les Territoires palestiniens. Ca ne peut pas se faire du jour au lendemain, il faudrait les préparer. Il faut y réfléchir, mais cela permettrait une expression démocratique, légitime, forte des Palestiniens sur leur avenir, sur le processus de paix, sur une solution pacifique. Il faut quand même redonner à ces gens, qui vivent dans des conditions désespérantes, un autre mode d'expression que l'attentat suicide quand il n'y a plus rien d'autre. C'est une démarche démocratique par excellence. Et légitime. Nous proposons qu'on y réfléchisse, que tous y réfléchissent. Après, on verra dans quel plan ça peut s'inscrire, quel calendrier, assorti de quelles conditions.
La deuxième idée, c'est que nous pensons que l'Europe devrait apporter un soutien franc aux propositions de Shimon Peres et de Abou Ala, le président du Conseil national législatif palestinien, qui ont réfléchi à une reconnaissance précoce de l'Etat palestinien, avant même qu'il ait trouvé sa géographie définitive. Là aussi, c'est important d'encourager ces deux personnalités dans les deux camps qui tentent de renouer le fil du dialogue au moment où cela paraît totalement impossible. En tout cas, il faut avancer. D'autres idées ont été avancées, notamment par les Italiens. Mais ça, à mon avis, n'a de sens que si ça vient à l'appui d'un processus de paix en cours ou d'une négociation qui est préouverte, ou alors à une conférence, mais beaucoup de conférences ont été tentées. Là aussi, ça ne marche que si les participants sont prêts à venir. Mais il ne faut rien écarter dans la situation où nous sommes.
Q - Quel est votre sentiment sur ce qui se passe ici avec la situation de ce journaliste américain qui risque d'être exécuté aujourd'hui. CNN affirmait tout à l'heure qu'il était sans doute mort ?
R - Je n'ai pas d'éléments nouveaux suffisants aujourd'hui qui permettent de commenter ça. J'ai passé toute la journée dans des tables rondes, et là je n'ai pas d'éléments assez neufs.
Q - Sur le terrorisme, ces dernières heures, est-ce que Bush s'est montré excessivement alarmiste ?
R - Nous n'avons sans doute pas tous les éléments d'information dont il dispose. Mais nous sommes d'accord avec l'idée que la lutte contre le terrorisme doit être menée de façon rigoureuse et qu'on ne peut pas s'arrêter au milieu. La réaction américaine à l'attaque du 11 septembre a été jugée légitime par le Conseil de sécurité et la résolution ne prévoit pas de limite dans le temps, ni de limitation particulière à une localisation géographique. Mais en même temps, la lutte contre le terrorisme ne peut pas être menée que par des moyens militaires. Il y a tout un travail policier, judiciaire, fiscal, d'échange d'informations entre les services. Quasiment tous les pays du monde sont engagés dans cette affaire. Et puis, au-delà, il y a la question de savoir comment on éradique les fondements du terrorisme. Là, on retrouve les situations de désespoir, les situations de grande pauvreté, les crises non réglées, les humiliations, les dominations, les occupations. Toutes sortes de choses qu'il faut traiter aussi.
Nous sommes d'accord pour un engagement durable dans la lutte contre le terrorisme. Pas uniquement par solidarité avec le peuple américain, même si c'est une composante forte. Quand nous coopérons étroitement avec les Espagnols face au terrorisme basque, c'est évidemment parce que la conviction française et espagnole, de deux grandes démocraties, est qu'il faut éradiquer ce fléau. Quand les Européens, entre eux, mettent sur pied des mécanismes permettant les extraditions accélérées, parfaitement légales et démocratiques, mais accélérées, alors qu'avant tout s'enlisait dans les méandres, là aussi c'est une façon de contribuer. Donc nous sommes d'accord par rapport à ça. En revanche, là où l'Europe a une vision différente, c'est si on prétend ramener tous les problèmes du monde à la seule question du terrorisme ; si on prétend classer les pays du monde en bons et mauvais, et en analysant les situations de quelques pays d'une façon schématique, simpliste, manichéenne. On n'a pas la solution comme ça. Le fond est plus compliqué, en fait.
Q - Le fait que le président Bush ait cité trois pays, l'Iraq, l'Iran et la Corée du Nord, et puis le fait qu'il n'ait pas du tout parlé de l'ONU et de l'Europe, que ce soit assez unilatéral, comment jugez-vous ça ?
R - Je pense que ça traduit sa vision des choses. C'est un mode américain d'expression qui est assez fréquent. Il y a quelques années, on avait la rhétorique des Etats voyous. Maintenant, on a un axe diabolique ; bon, c'est un langage américain. Ce n'est pas tellement notre façon de voir, de désigner les choses, et ce n'est pas avec ce type de formule qu'on trouve la solution. Il faut une approche qui soit plus consciente de la complexité des situations. D'une façon générale, tout en reconnaissant le rôle éminent, considérable, des Etats-Unis dans le monde actuel, nous pensons que ça leur donne des responsabilités également considérables, et qu'ils devraient l'exercer à travers un réengagement dans le système multilatéral, avec des alliés, avec des partenaires, avec d'autres pays, avec lesquels on discute. D'ailleurs, si on veut que la coalition contre le terrorisme qui s'est constituée sur le choc du 11 septembre soit durable, il faut qu'il y ait un débat. Il faut qu'il y ait une sorte de discussion périodique, pour revérifier les objectifs de la coalition, les moyens, ses méthodes de travail. Donc là, il y a manifestement une expression américaine, très forte, très soutenue par le peuple américain. Et puis un désir perceptible, dans toutes les autres parties du monde, à participer plutôt à quelque chose qui serait un partenariat, ce qui n'est pas tout à fait la réalité d'aujourd'hui.
Q - Est-ce que vous avez des demandes particulières à formuler auprès des Américains concernant les Français de Guantanamo ?
R - Nous l'avons fait, en demandant qu'ils reçoivent la mission que j'avais envoyée. La mission a finalement pu y aller, la mission a pu accéder aux Français. Il est apparu que parmi ceux qui se disaient Français, il n'y en avait que deux qui l'étaient réellement. Le contact a été lié avec eux, ils se sont dits correctement traités. Donc, à ce stade, les demandes ont été satisfaites.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)
R - Le gouvernement français a pensé qu'il était utile qu'il y ait des ministres à cette réunion de Davos à New York et d'autres ministres à la réunion de Porto Alegre. Dans les deux cas pour porter le même message : celui d'une mondialisation plus humaine, d'une mondialisation mieux maîtrisée, régulée. Qui soit plus équitable, ce qui est la seule façon de régler les problèmes de fond du monde, y compris le problème du terrorisme.
Q - Avez-vous l'impression que ce message a été entendu ?
R - Je ne peux pas juger sur l'ensemble de la réunion de Davos qui s'étend sur plusieurs jours avec des centaines de rencontres. Mais dans la réunion plénière à laquelle j'ai participé ce matin, où il y avait notamment Colin Powell et plusieurs Premiers ministres ou ministres, il m'a semblé qu'il y avait dans l'air une sorte de mauvaise conscience des pays riches ou des pays puissants qui s'interrogent sur l'état du monde, qui s'interrogent sur la grande pauvreté, qui s'interrogent sur les fractures du monde. C'est là où j'ai dit qu'on ne pouvait pas s'interroger simplement - c'était le titre de la table ronde - sur "comment maintenir un monde stable". On arrivera à un monde stable quand on arrivera à un monde équitable. Ce n'est pas encore le cas. On ne peut pas traiter cela simplement à travers la lutte contre le terrorisme, même si elle est légitime et nécessaire.
Ce thème a été assez repris, il y a quand même une ouverture qui est due à certains chocs. Il y a quand même une certaine inquiétude, parfois le commencement de la sagesse. Ce n'est pas non plus le Davos des dernières années. Il y a une interrogation. De toute façon, nous avons le même message. Que ce soit à Davos, à Porto Alegre ou ailleurs, à chaque fois qu'on est en train de négocier au sein de l'Union européenne, ou dans le cadre de la détermination du mandat de l'OMC au Nations unies, le monde a besoin de plus d'organisation, de plus de règles, de normes équitables. Sinon, on est dans la globalisation sauvage, dont nous ne voulons pas.
Q - J'ai eu l'impression qu'il y avait une différence d'approche très nette entre vous et Colin Powell ?
R - J'ai été heureusement surpris de le voir passer tout de suite de la question de la lutte contre le terrorisme à la question de la pauvreté ou la question des problèmes du monde. J'ai trouvé qu'il faisait lui-même spontanément, et assez heureusement, ce lien. Je crois que c'est très important. Devant l'Assemblée générale des Nations unies en novembre dernier, j'avais employé ces termes et j'avais dit : il faut compléter la coalition contre le terrorisme par une coalition pour un monde équitable. Quand on entend certaines déclarations américaines qui ne sont centrées que sur la lutte contre le terrorisme, notamment certaines déclarations récentes du président américain, on a l'impression que les autres aspects sont oubliés, passés sous silence. Aujourd'hui, Colin Powell essayait justement de les ramener.
Q - Justement, dans cette démarche de la lutte contre la pauvreté, est-ce que vous ne craignez pas encore une fois une démarche unilatérale de la part des américains ?
R - Une démarche unilatérale américaine contre la pauvreté, ce serait déjà bien. Ce serait déjà une démarche, même dans ce sens. De toute façon, personne n'a de levier commode ; la lutte contre la pauvreté, c'est un ensemble de mesures, c'est un ensemble de règles équitables pour que la globalisation qui comporte des aspects positifs, qui permet un véritable enrichissement de certains pays ou de certaines sociétés, ne soit pas limitée à quelques-uns uns. Ce sont deux choses différentes. Nous disons à nos partenaires américains : oui, la lutte contre le terrorisme est indispensable, elle est légitime, elle doit prendre parfois des formes qui ne sont pas d'ailleurs uniquement militaires, même si c'est justifié ; on peut commencer par le militaire, mais il y a d'autres formes. Il n'y a pas que ça. Il y a tous les problèmes qui étaient évidents, éclatants, dans le monde d'avant le 11 septembre, dont aucun n'a disparu. Il faut aussi les traiter. Nous cherchons à établir avec eux un dialogue, même si on voit que c'est une nation tout entière concentrée, aujourd'hui mobilisée, sur ce seul objectif. Il y a d'autres problèmes. Il y a la pauvreté, mais il y a aussi toutes sortes de crises régionales extrêmement dangereuses, préoccupantes, qu'il faut traiter, qu'on ne peut pas laisser tomber. On en a parlé aussi ici.
Q - Justement, qu'est-ce que vous pensez de la position américaine sur le Proche-Orient, concernant Arafat, notamment ?
R - Ce n'est pas notre position. Je suis préoccupé par cet écart grandissant, en tout cas grandissant ces dernières semaines, entre la position européenne, qui est claire, et la position américaine. En novembre dernier, quand le président Bush a dit que l'objectif était de créer un Etat de Palestine, nous nous sommes dit : "Ca y est, il y a une convergence des objectifs. Entre les Européens et les Américains, nous allons pouvoir travailler à cela. Il faut se mettre d'accord sur les méthodes, sur les calendriers, mais en tout cas, on a un objectif commun". Ces dernières semaines, on a l'impression que l'écart s'accroît à nouveau. Nous pensons que c'est une erreur de décrédibiliser systématiquement l'Autorité palestinienne dont les Israéliens ont besoin pour négocier une solution politique. Nous, les Européens, nous répétons obstinément, parce que nous pensons que c'est une erreur de ne pas le faire, qu'il faut ce dialogue. Il faut cette négociation, il faut l'Autorité palestinienne dont le chef est Yasser Arafat. C'est lui, ce ne sont pas les Israéliens qui peuvent choisir le chef des Palestiniens. Ce ne sont pas les Palestiniens qui peuvent choisir qui dirige les Israéliens. Si les Palestiniens nous disaient : "On ne veut pas entendre parler de M. Sharon à cause de ce qu'il est, de ce qu'il a fait, de ce qu'il a déclaré", on leur dirait la même chose : "Vous vous trompez, vous devez négocier avec lui". En tout cas, il y a une approche européenne, qui n'est pas l'approche américaine et qui n'est pas l'approche actuelle de M. Sharon.
Q - La nuit dernière, M. Arafat et M. Sharon se seraient rencontrés. Pensez-vous que c'est de bon augure ?
R - Ce serait de bon augure si c'était vrai, mais je ne crois pas que ce soit vrai. En tout cas, je le répète, la lutte contre le terrorisme doit être menée. La lutte contre le terrorisme au Proche-Orient permet de gagner des succès tactiques ou de gagner des batailles, mais ne permet pas de trouver la solution. Il faut rouvrir une négociation politique. Le paradoxe est que tout le monde connaît la solution. C'est un Etat palestinien, viable, pacifique, démocratique, vivant à côté d'Israël, et donc, renforçant la sécurité d'Israël. Après, on peut re-rêver à un Proche Orient en paix et à la façon dont il se développerait. C'est la solution, même au sein du Likoud. Cette solution est connue et elle est discutée. Même Ariel Sharon, à certains moments, est obligé de dire qu'il n'est pas complètement hostile à l'Etat palestinien démilitarisé, pacifique, etc. Même lui, à certains moments. Ca rend l'évolution actuelle encore plus tragique, absurde, pathétique, quand on pense à tout ce temps à nouveau perdu. Quand on pense à tous ces morts supplémentaires, ces blessés, ces sociétés totalement déstructurées. Je pense au monde palestinien, à ces Israéliens qui vivent dans la peur du matin au soir. C'est totalement effrayant. Il faut reprendre les choses, le contraire de ce qui est en train d'être fait. Et je crois que c'est totalement à l'honneur des Européens de le dire et de le répéter.
Q - Qu'est-ce qu'on peut faire pour sortir Arafat de cette espèce d'enfermement dans lequel il se trouve ?
R - La position exprimée par les Européens ne desserre pas l'étau des chars qui sont autour de chez lui. Mais c'est une façon politique de dire que ce n'est pas par cette pression militaire qu'on va régler ce problème. Ce n'est pas en faisant disparaître politiquement l'expression symbolique, majeure, principale du peuple palestinien qu'est Yasser Arafat, qu'on va faire disparaître la question, la nécessité de dialoguer, la nécessité de parler, la nécessité de faire un Etat. C'est cette erreur stratégique que nous contestons. Je crois qu'en le disant, nous les Européens, nous disons des choses fortes et justes pour préparer l'avenir. C'est le moment où la négociation se renouera. Il n'est pas possible de faire autrement. Nous avons d'ailleurs, nous les Français, ces derniers jours, mis sur la table deux idées. Ce n'est pas un plan, ce n'est pas une initiative à proprement parler. Ce sont des idées, une contribution à la réflexion, parce qu'il faut sortir de ce piège, de cette impasse.
Les deux idées, ce sont d'abord des élections, des élections dans les Territoires palestiniens. Ca ne peut pas se faire du jour au lendemain, il faudrait les préparer. Il faut y réfléchir, mais cela permettrait une expression démocratique, légitime, forte des Palestiniens sur leur avenir, sur le processus de paix, sur une solution pacifique. Il faut quand même redonner à ces gens, qui vivent dans des conditions désespérantes, un autre mode d'expression que l'attentat suicide quand il n'y a plus rien d'autre. C'est une démarche démocratique par excellence. Et légitime. Nous proposons qu'on y réfléchisse, que tous y réfléchissent. Après, on verra dans quel plan ça peut s'inscrire, quel calendrier, assorti de quelles conditions.
La deuxième idée, c'est que nous pensons que l'Europe devrait apporter un soutien franc aux propositions de Shimon Peres et de Abou Ala, le président du Conseil national législatif palestinien, qui ont réfléchi à une reconnaissance précoce de l'Etat palestinien, avant même qu'il ait trouvé sa géographie définitive. Là aussi, c'est important d'encourager ces deux personnalités dans les deux camps qui tentent de renouer le fil du dialogue au moment où cela paraît totalement impossible. En tout cas, il faut avancer. D'autres idées ont été avancées, notamment par les Italiens. Mais ça, à mon avis, n'a de sens que si ça vient à l'appui d'un processus de paix en cours ou d'une négociation qui est préouverte, ou alors à une conférence, mais beaucoup de conférences ont été tentées. Là aussi, ça ne marche que si les participants sont prêts à venir. Mais il ne faut rien écarter dans la situation où nous sommes.
Q - Quel est votre sentiment sur ce qui se passe ici avec la situation de ce journaliste américain qui risque d'être exécuté aujourd'hui. CNN affirmait tout à l'heure qu'il était sans doute mort ?
R - Je n'ai pas d'éléments nouveaux suffisants aujourd'hui qui permettent de commenter ça. J'ai passé toute la journée dans des tables rondes, et là je n'ai pas d'éléments assez neufs.
Q - Sur le terrorisme, ces dernières heures, est-ce que Bush s'est montré excessivement alarmiste ?
R - Nous n'avons sans doute pas tous les éléments d'information dont il dispose. Mais nous sommes d'accord avec l'idée que la lutte contre le terrorisme doit être menée de façon rigoureuse et qu'on ne peut pas s'arrêter au milieu. La réaction américaine à l'attaque du 11 septembre a été jugée légitime par le Conseil de sécurité et la résolution ne prévoit pas de limite dans le temps, ni de limitation particulière à une localisation géographique. Mais en même temps, la lutte contre le terrorisme ne peut pas être menée que par des moyens militaires. Il y a tout un travail policier, judiciaire, fiscal, d'échange d'informations entre les services. Quasiment tous les pays du monde sont engagés dans cette affaire. Et puis, au-delà, il y a la question de savoir comment on éradique les fondements du terrorisme. Là, on retrouve les situations de désespoir, les situations de grande pauvreté, les crises non réglées, les humiliations, les dominations, les occupations. Toutes sortes de choses qu'il faut traiter aussi.
Nous sommes d'accord pour un engagement durable dans la lutte contre le terrorisme. Pas uniquement par solidarité avec le peuple américain, même si c'est une composante forte. Quand nous coopérons étroitement avec les Espagnols face au terrorisme basque, c'est évidemment parce que la conviction française et espagnole, de deux grandes démocraties, est qu'il faut éradiquer ce fléau. Quand les Européens, entre eux, mettent sur pied des mécanismes permettant les extraditions accélérées, parfaitement légales et démocratiques, mais accélérées, alors qu'avant tout s'enlisait dans les méandres, là aussi c'est une façon de contribuer. Donc nous sommes d'accord par rapport à ça. En revanche, là où l'Europe a une vision différente, c'est si on prétend ramener tous les problèmes du monde à la seule question du terrorisme ; si on prétend classer les pays du monde en bons et mauvais, et en analysant les situations de quelques pays d'une façon schématique, simpliste, manichéenne. On n'a pas la solution comme ça. Le fond est plus compliqué, en fait.
Q - Le fait que le président Bush ait cité trois pays, l'Iraq, l'Iran et la Corée du Nord, et puis le fait qu'il n'ait pas du tout parlé de l'ONU et de l'Europe, que ce soit assez unilatéral, comment jugez-vous ça ?
R - Je pense que ça traduit sa vision des choses. C'est un mode américain d'expression qui est assez fréquent. Il y a quelques années, on avait la rhétorique des Etats voyous. Maintenant, on a un axe diabolique ; bon, c'est un langage américain. Ce n'est pas tellement notre façon de voir, de désigner les choses, et ce n'est pas avec ce type de formule qu'on trouve la solution. Il faut une approche qui soit plus consciente de la complexité des situations. D'une façon générale, tout en reconnaissant le rôle éminent, considérable, des Etats-Unis dans le monde actuel, nous pensons que ça leur donne des responsabilités également considérables, et qu'ils devraient l'exercer à travers un réengagement dans le système multilatéral, avec des alliés, avec des partenaires, avec d'autres pays, avec lesquels on discute. D'ailleurs, si on veut que la coalition contre le terrorisme qui s'est constituée sur le choc du 11 septembre soit durable, il faut qu'il y ait un débat. Il faut qu'il y ait une sorte de discussion périodique, pour revérifier les objectifs de la coalition, les moyens, ses méthodes de travail. Donc là, il y a manifestement une expression américaine, très forte, très soutenue par le peuple américain. Et puis un désir perceptible, dans toutes les autres parties du monde, à participer plutôt à quelque chose qui serait un partenariat, ce qui n'est pas tout à fait la réalité d'aujourd'hui.
Q - Est-ce que vous avez des demandes particulières à formuler auprès des Américains concernant les Français de Guantanamo ?
R - Nous l'avons fait, en demandant qu'ils reçoivent la mission que j'avais envoyée. La mission a finalement pu y aller, la mission a pu accéder aux Français. Il est apparu que parmi ceux qui se disaient Français, il n'y en avait que deux qui l'étaient réellement. Le contact a été lié avec eux, ils se sont dits correctement traités. Donc, à ce stade, les demandes ont été satisfaites.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)