Déclaration de M. Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la recherche, sur l'histoire des sciences et de la philosophie naturelle, le relativisme et sur les recherches scientifiques innovantes des XIXème et XXème siècle, notamment les OGM, Paris le 16 octobre 2001.

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Circonstance : Symposium "La vérité dans les sciences" au Collège de France, à Paris le 16 octobre 2001

Texte intégral

Je voudrais d'abord vous demander de bien vouloir excuser le Premier ministre, Lionel Jospin, que nous devions accueillir ensemble pour ouvrir ce débat, et qui regrette vivement de ne pouvoir le faire, du fait de ses obligations liées à la situation internationale.
"La vérité dans les sciences" : le Collège de France est, par excellence, le lieu où cette question peut être débattue. Au moins pour deux raisons.
D'abord, l'origine même de votre création. Votre Collège a été fondé au sortir du Moyen-Age en 1530, par François Ier, à l'instigation de Guillaume Budé, pour lutter contre les excès de la scolastique, de la science médiévale théologico-philosophique. L'objectif était de développer la connaissance à l'écart des dogmatismes et des vérités établies.
Ensuite - seconde raison -, le mode de fonctionnement de votre établissement, qui a toujours su se garder des habitudes excessives, pour épouser le mouvement de la science en train de se faire. Le Collège a toujours veillé à éviter la rigidité de grilles disciplinaires immuables, en attribuant ses chaires en fonction des grandes thématiques scientifiques du moment. Cette souplesse lui permet de s'adapter aux progrès réalisés dans les divers domaines de la connaissance, sans exclusive ni conformisme.
De plus, l'organisation chaque année d'un rendez-vous public pour débattre librement d'un grand sujet de société souligne votre volonté de ne pas seulement dispenser des savoirs acquis, mais aussi de refléter les interrogations qui habitent les scientifiques et aussi nos concitoyens.
Cette année, vous avez choisi le thème de " la vérité dans les sciences ". J'essaierai, pour ma part, de l'envisager sous deux aspects complémentaires, en soutenant ceci : si toute vérité est provisoire, l'obligation de recherche est donc permanente.
Si toute vérité est provisoire...
Peut-on penser que toute vérité serait provisoire ou relative ?
Ce questionnement de la vérité, cette crise du vrai doivent s'entendre comme la reconnaissance du caractère provisoire de nos certitudes.
Ce questionnement a, d'ailleurs, accompagné l'essor de la science et de la conscience scientifique occidentale. En trois dates majeures :
1543 : Nicolas COPERNIC publie son ouvrage sur la révolution des orbes célestes : le géocentrisme, en vigueur depuis Ptolemée, va céder la place à l'héliocentrisme.
1600 : Giordano BRUNO périt sur les bûchers de l'Inquisition, pour avoir révélé l'infinité de l'univers et la pluralité des mondes.
1610 : GALILEE fait paraître " Le Messager des étoiles ", qui, par le recours à l'observation astronomique, achève de ruiner le géocentrisme, déjà ébranlé par les intuitions coperniciennes. Galilée fut condamné par le tribunal de l'Inquisition, qui le fit abjurer en 1633. Déjà, en 1616, le pape Paul V avait condamné les thèses coperniciennes comme contraires aux Ecritures.
Il faudrait aussi citer, en médecine cette fois, Michel SERVET, qui pressentit la circulation sanguine et qui fut brûlé vif en 1553 à Genève, à l'instigation de Calvin.
Terrible XVIème siècle, qui voit les premiers martyrs de la rationalité scientifique moderne, avec Michel Servet en 1553 et Giordano Bruno en 1600. Comment ne pas rendre hommage à ces hommes de science, militants de la vérité, qui préférèrent défendre celle-ci plutôt que leur propre vie et qui furent condamnés à mort par les institutions religieuses ?
Toute l'histoire des sciences et de la philosophie naturelle, de COPERNIC à KANT, de PASTEUR à EINSTEIN, porte témoignage de cette recherche incessante de la vérité, par delà les certitudes provisoires ou relatives.
En 1959, Bertrand RUSSELL écrivait ceci : "La science n'est jamais tout à fait correcte, mais elle est rarement tout à fait fausse et elle a, en général, plus de chances d'être correcte que les théories non scientifiques. Il est, par conséquent, rationnel de l'accepter à titre provisoire".
A cet égard, le recours en suspicion légitime dont le vrai est parfois l'objet n'est pas un indice de l'affaiblissement de la conscience scientifique. Il est, au contraire, un signe de sa vigueur.
Les limites du relativisme
Faudrait-il, pour autant, adhérer sans réserves aux théories relativistes ?
Après avoir travaillé sur le corps social de la science, les épistémologues relativistes ont analysé le contenu des travaux scientifiques pour en souligner les déterminations extérieures.
Beaucoup en ont conclu qu'il existe des savoirs tacites, des flexibilités interprétatives, des principes et des représentations cachées, propres à la culture personnelle ou au groupe social d'appartenance.
La remise en cause, au vingtième siècle, selon des modalités et des temporalités variables d'un champ scientifique à un autre, des lois du déterminisme sur lesquelles le dix-neuvième siècle avait vécu, a en effet ouvert la voie à une approche résolument relativiste.
Pour éclairer la remise en question d'un paradigme scientiste autrefois triomphant, il faut sans doute se tourner vers l'histoire intellectuelle des sciences. Songeons à la destinée du déterminisme. Dans sa version classique, celle d'un LAPLACE, le déterminisme se voulait, contre les théologiens, porteur d'une conception mécaniste du monde. Dans la version d'un Claude BERNARD, qui enseigna dans cette maison, le déterminisme servit d'étendard à la physiologie naissante, contre les vitalistes et les finalistes.
L'essor, au cours du vingtième siècle, d'un relativisme de plus en plus conquérant résulte de trois transformations intellectuelles majeures.
La première est bien sûr la révolution darwinienne, qui établit l'existence d'un lien entre les espèces, l'évolution.
La deuxième est l'oubli, par le positivisme triomphant, des exigences d'ouverture et de méthode qui avaient permis son avènement.
La troisième, enfin, est la crise des fondements scientifiques qui ébranle l'édifice déterministe, en commençant par les mathématiques et la physique, bouleversées par la constitution de la théorie de la relativité restreinte, puis de la théorie de la relativité générale, et par l'émergence de la mécanique quantique : la formulation par Werner Heisenberg du principe d'incertitude met définitivement à bas le système du monde laplacien.
Certes, il est sans doute nécessaire de reconnaître que les pratiques scientifiques sont inscrites dans un contexte et dans une histoire. Après tout, ce que nous appelons aujourd'hui vérité scientifique n'est, ni pour son contenu, ni pour les formes de sa validation, semblable à ce qu'elle était à l'ère de la physique classique. Mais cette historicisation ne doit pas pour autant conduire à un scepticisme systématique.
En fait, le relativisme absolu c'est la reconnaissance de la crise du vrai, mais souvent sans l'ambition de comprendre ses origines, sa signification et ses effets pour la démarche scientifique.
L'obligation de recherche est permanente
En tout cas, si l'on pense que toute vérité est relative ou provisoire, cela conduit d'autant plus à admettre que l'obligation de recherche est, elle, permanente.
Je plaide donc pour une démarche d'expérimentation contrôlée dans l'espace de la recherche scientifique.
Pour progresser, les sciences, celles de la nature comme celles de l'homme et de la société, ont besoin de s'inscrire dans des paradigmes, certes provisoires, mais fermes. S'il faut encourager les scientifiques à pratiquer, au sens propre, l'insolence, c'est à dire l'irrespect des vérités établies, on ne peut se résoudre à l'anomie épistémologique. La visée heuristique doit prévaloir.
Il importe de resituer la science dans sa dynamique, c'est-à-dire dans sa méthode. De DESCARTES à Claude BERNARD, de Francis BACON à Claude LEVI-STRAUSS, les moteurs de l'élucidation des faits scientifiques sont la mise en uvre d'un doute constructif, d'une mise à l'épreuve expérimentale du réel, d'une confrontation des hypothèses et de leurs traductions matérielles. Donc la remise en cause systématique de notre perception au profit d'une évaluation objective du concret.
Cela n'empêche d'ailleurs pas des hypothèses innovantes. PASTEUR, décrivant pour la première fois le ferment de l'acide lactique, déclarait : "J'ai raisonné dans l'hypothèse que la nouvelle levure est organisée, que c'est un être vivant et que son action chimique sur le sucre est corrélative de son développement et de son organisation. Si l'on venait me dire que, dans ces conclusions, je vais au-delà des faits, je répondrais que cela est vrai, en ce sens que je me place franchement dans un ordre d'idées qui, pour parler rigoureusement, ne peuvent être irréfutablement démontrées".
Plus tard, EINSTEIN notait en 1924, à propos de nuage d'atomes dit "condensat de BOSE-EINSTEIN", dont il supposait l'existence : "C'est une belle théorie, mais contient-elle une vérité ?".
Il aura fallu attendre 2001 pour que le Nobel vienne consacrer trois physiciens ayant pu fabriquer un tel condensat.
En fait, comme le suggère Karl POPPER, " la nouveauté est toujours totalement invraisemblable. L'hypothèse se situe en quelque sorte au degré zéro de vraisemblance. Il n'y a donc pas la moindre induction, mais uniquement des découvertes risquées. "
C'est en cela que la science est une aventure. Cette prise de risque dans la découverte est l'obligation même du chercheur. C'est ce qui fonde sa démarche et son honneur, au lieu de céder trop aisément au confort du statut de " avant".
Pour le droit à la recherche
Que peut faire, pour sa part, mon ministère afin d'encourager cette démarche? La réponse est simple : garantir le droit à la recherche et la liberté des chercheurs.
Je ne prendrai qu'un seul exemple : celui de la polémique sur les OGM, qui fait alterner leur idéalisation par les multinationales agroalimentaires, soucieuses surtout d'intérêts commerciaux, et leur diabolisation par les militants anti-OGM, engagés dans des actions de force contre les parcelles de culture expérimentale.
Le cas des OGM
Le discours de ces militants est partiel et fragmentaire quand il fait silence sur les perspectives ouvertes par les cultures transgéniques : permettre des cultures résistantes aux virus, endurantes à la sécheresse et plus nutritives, permettre aussi des applications thérapeutiques.
Contribuer à combattre la malnutrition dans les pays en développement, contribuer à prévenir ou à traiter certaines maladies, serait-ce des perpectives négligeables ?
Mais, à l'inverse, les OGM peuvent présenter des risques éventuels pour la santé et l'environnement : flux de pollen, hybridation avec d'autres espèces.
Nous appliquons donc le principe de précaution. Mais ce principe créé précisément une obligation de recherche pour sortir de l'incertitude.
Le principe de précaution ne peut nullement s'interpréter ou se concevoir comme un frein à la recherche, voire comme un " sabot de Denver " qui immobiliserait celle-ci en la condamnant à rester au point mort.
Personne ne peut accepter ce contresens, qui figerait la science dans l'immobilité et la frapperait d'interdit.
S'agissant des OGM, il faut, au contraire, sortir de l'incertitude, établir les faits scientifiquement, évaluer exactement les avantages et les risques, afin de pouvoir prendre ensuite des décisions rationnelles.
C'est précisément ce que fait la recherche publique, indépendante des intérêts privés, qui exerce sa capacité d'expertise critique.
Pour sa part, face aux OGM, celle-ci ne se comporte ni en avocat ni en procureur. Elle agit plutôt comme un juge d'instruction, qui instruit à charge et à décharge, pour établir de manière objective et impartiale, la réalité des faits.
Ce qui est en cause avec la destruction d'essais en serres naguère et avec celle de parcelles expérimentales aujourd'hui, c'est le droit à la recherche, c'est le libre accès à de nouvelles connaissances.
Entraver les travaux des chercheurs, c'est s'interdire d'obtenir des réponses aux questions qu'on se pose légitimement sur les OGM.
Le refus de savoir, le refus de l'acquisition de nouvelles connaissances serait-il une attitude progressiste ? Ce comportement antirationnaliste ferait-il avancer le nécessaire débat ? Et ce néo-obscurantisme serait-il compatible avec une société cartésienne qui repose sur le libre examen ?
La démocratie, c'est le dialogue, c'est le débat. Ce n'est pas le diktat.
Pour une science citoyenne
Je voudrais conclure sur la nécessité de ce débat citoyen.
Précisément parce que la recherche est toujours en mouvement, précisément parce que la vérité peut apparaître relative ou provisoire, nous devons développer une science citoyenne, placée au contact direct de nos concitoyens et de leurs interrogations.
L'attention de ceux-ci se porte très légitimement vers des questions essentielles, comme les applications de la génomique, les thérapies cellulaires, l'ESB, les OGM, l'effet de serre ou le devenir des déchets radioactifs.
Mieux se soigner, mieux s'alimenter, mieux vivre en sécurité : ce sont les enjeux auxquels la recherche est confrontée et sur lesquels les Français doivent pouvoir s'informer et se prononcer.
Il faut rapprocher science et société. Il faut " repolitiser " la science, c'est à dire faire retrouver sa place dans la Cité, dans le débat civique et politique. Comme il importe en démocratie.
En réalité, la science est largement absente du débat public. Jaurès, de Gaulle ou Mendès France parlaient de la science. Aujourd'hui, les partis politiques n'en parlent plus guère.
Les enjeux scientifiques et technologiques, doivent faire leur entrée - ou plutôt leur retour - dans les programmes des partis politiques, pour que les Français puissent participer aux grands choix qui doivent intervenir dans ces domaines, souvent essentiels pour leur vie quotidienne et leur avenir.
Pour sa part, le Collège de France participe avec force et courage à ce grand débat citoyen. En s'interrogeant sur la vérité scientifique, il éclaire avec force les chemins d'une science en mouvement. D'une science libre, qui se met elle-même en question.
La vigueur de votre questionnement est le meilleur atout pour conforter la confiance de la société dans la science. La confiance qu'on accorde naturellement à des femmes et des hommes de science quand ils sont des femmes et des hommes de liberté, en quête de vérité.
Merci donc pour ce que vous faites. Merci pour ce que vous êtes. C'est-à-dire un des exemples les plus vivants de l'honneur de la science dans notre pays.

(source http://www.recherche.gouv.fr, le 17 octobre 2001)