Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, candidat du Mouvement des citoyens à l'élection présidentielle, dans "Les Echos" du 13 décembre 2001, sur les conflits sociaux dans les domaines de la sécurité, le fonctionnement de la justice, la relance de l'économie, la réduction du temps de travail et les retraites.

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Gendarmes, policiers, gardiens de prison : comment expliquez-vous ces conflits à répétition dans le secteur public ?
JPC : Quand le désordre s'installe ainsi dans l'Etat, l'erreur serait de n'y voir que l'effet d'une crise purement conjoncturelle à l'approche d'échéances électorales. Le mal est beaucoup plus profond. Il n'y a plus, au sommet de l'Etat, de vision claire de ce que doit être l'exercice de ses fonctions régaliennes. Il n'y a plus de sens de l'Etat : ainsi pour la justice, Jacques Chirac a proposé l'indépendance des parquets à travers la commission Truche ; Lionel Jospin l'a réalisée. Le résultat c'est qu'il y a maintenant autant de politiques pénales en France qu'il y a de parquets.
Mais s'agissant de la sécurité, n'avez-vous pas vu venir le malaise lorsque vous étiez ministre de l'Intérieur ?
JPC : Bien sûr que si ! Mais il ne faut pas oublier une chose : le ministre de l'Intérieur est aussi tributaire des décisions prises par les autres ministères et, en dernier ressort, des arbitrages rendus par le Premier ministre. En décembre 1998, j'avais proposé une loi de programmation pour la police et une mise en cohérence des actions menées par chaque ministère pour la sécurité de nos concitoyens. Mes propositions ont été rejetées par le Premier ministre. De même qu'ont été écartées les suggestions que j'avais faites pour combattre la délinquance des mineurs ou les réserves que j'avais publiquement émises, l'an dernier, sur l'alourdissement des charges procédurales pesant sur les policiers lors des gardes à vue. Tout en tenant un langage de fermeté sur la sécurité, Lionel Jospin n'a pas pris les mesures qui auraient traduit ce discours dans les réalités. Quant au Président de la République, en principe garant du bon fonctionnement de la justice et chef des armées, il est frappant de voir à quel point dans cette crise, il ne s'est manifesté qu'après coup.
Comment en sort-on ?
JPC : En réaffirmant l'autorité de l'Etat républicain, avec un message fort et cohérent fixant des repères clairs et compréhensibles par l'ensemble des citoyens.
Concrètement
JPC : Revenir aux principes : la citoyenneté comme ensemble indissociable de droits et de devoirs ; l'autorité de la loi, égale pour tous. Mais pour cela il faut recentrer l'Etat sur ses missions régaliennes et sur le long terme,clarifier son fonctionnement : la loi est trop bavarde ; la masse des décrets a construit dans tous les domaines, de véritables usines à gaz ; l'arbitrage interministériel fonctionne mal. Or, on ne peut faire appliquer la loi que si elle est claire : je propose la mise en place de Commissions de réforme de la législation dans lesquelles parlementaires et experts s'attelleraient à reconstruire des textes synthétiques, clairs et conformes aux intentions qui étaient à l'origine celles du législateur.
Mais derrière tous ces mouvements, il y a aussi des revendications matérielles. Ne sont-elles pas légitimes ?
JPC : Cela fait longtemps que le Conseil supérieur de la gendarmerie aurait dû mettre au jour les problèmes réels qui se posent au sein de la gendarmerie nationale. Mais plus fondamentalement, il manque une vision d'ensemble des problèmes de sécurité : Pas de programmation dans la durée, pas de gestion cohérente de la police et de la gendarmerie. Une justice qui est laissée à vau l'eau et surtout pas de vue d'ensemble. Le vote de la loi présomption d'innocence qui, je vous le rappelle, a été acquis à la quasi unanimité de la gauche et de la droite est de ce point de vue significatif : les parlementaires ont oublié que la police ne peut rien sans la justice et réciproquement. Ils demandent au ministre de l'Intérieur toujours plus de sécurité et au garde des Sceaux toujours plus de garanties quant aux libertés, notamment des prévenus. C'est une forme de schizophrénie.
Que faut-il faire pour la justice ?
JPC : Revenir à une conception classique, qui garantisse effectivement la liberté des juges du siège, mais restaure les parquets dans leur fonction d'avocat de la société et de la République elle-même. Bien sûr, je ne prétends pas que cela suffise : la justice manque cruellement de moyens et là aussi une loi de programmation s'impose.
Loi de programmation pour la police, loi de programmation pour la justice. Tout cela a un coût.
JPC : Certes, mais les ministères régaliens sont loin d'être les plus dispendieux. Et il y a des économies à faire ailleurs ! Je ne prône ni la hausse inconsidérée des dépenses publiques ni celle des prélèvements obligatoires dont le poids s'est accru tout au long des années de faible croissance. La clé d'une baisse des charges c'est une bonne croissance de l'économie dans les prochaines années, assortie d'une maîtrise de la dépense publique.
Revenons au financement de vos propositions. Comment fabrique-t-on une " bonne croissance " ?
JPC : En assouplissant d'abord la politique monétaire. Le traité de Maastricht l'a imprudemment confiée à une Banque centrale européenne indépendante alors que cette dernière ne s'est vue assigner qu'un objectif : lutter contre l'inflation. Cet objectif, réaliste dans les années soixante-dix, est aujourd'hui périmé. Par rapport à la politique menée par la FED américaine, qui doit soutenir aussi la croissance et l'emploi, la marge de baisse des taux d'intérêt est encore de 1,50 point. Il y a en fait deux articles du traité de Maastricht à revoir : celui relatif aux statuts de la Banque centrale européenne et celui qui plafonne à 60 % du PIB l'endettement public et à 3 % le déficit public. Ce premier plafond déjà atteint par la France et par l'Allemagne empêche toute relance par l'investissement.
Mais maintenant que l'euro est là, quelle marge de manuvre reste-t-il ?
JPC : Il y a, si je ne m'abuse, une conférence intergouvernementale en 2003. La France doit faire entendre clairement ses exigences pour promouvoir une Europe de la croissance qui sera aussi une Europe plus sociale. On va très rapidement s'apercevoir que l'euro n'est pas un bouclier contre les risques de récession et qu'il faut une vraie politique de relance. Cela passe non seulement par une politique monétaire plus audacieuse mais aussi par une politique de soutien à l'investissement, à l'échelle de l'Union européenne, à hauteur de 90 Milliards d'euros pour accompagner ainsi la relance américaine (120 Milliards de dollars) et financer de grands projets d'infrastructure ainsi qu'un grand programme de développement technologique pour rattraper le retard pris par rapport aux Etats-Unis depuis vingt ans.
Comment espérez-vous convaincre nos partenaires, alors que la proposition française d'un plan de relance européen après le 11 septembre a été repoussée ?
JPC : Il faut prendre plus résolument à témoin les opinions publiques européennes dans l'ensemble de la zone euro. Elles verront vite le résultat de l'immobilisme de leurs gouvernements et joindront leurs exigences aux nôtres.
Vous êtes rallié à l'euro maintenant ?
JPC : J'avais souhaité que l'on reporte le passage à l'euro fiduciaire, parce que j'estimais notamment que les Français, avec le ralentissement économique, avaient assez de problèmes comme cela. Je n'ai pas été entendu. L'entrée en vigueur de la monnaie unique est désormais inéluctable mais rien n'est irréversible. Mon combat sera donc de rendre d'abord la politique de l'euro plus réaliste.
Croyez-vous à l'objectif du plein emploi de Lionel Jospin ?
JPC : Lionel Jospin reste prisonnier du schéma de la " mondialisation heureuse " cher à Alain Minc. Il guette la reprise venue d'Amérique. Les économistes qui l'inspirent croient que la récession américaine n'est qu'un accident conjoncturel et que les nouvelles technologies, parce qu'elles seraient porteuses de formidables progrès de productivité, nous garantissent une reprise rapide de l'économie, derrière celle des indices boursiers. Je ne crois guère à cette vision irénique. La spéculation boursière aux Etats-Unis avait déjà atteint l'an dernier des sommets tout à fait irrationnels. Le dégonflement de la bulle financière a commencé bien avant le 11 septembre. Le choc démographique qui se produira aux Etats-Unis comme en Europe, à partir de 2006, mettra les fonds de pension à rude épreuve. Je n'ai jamais cru à la " net économie " et j'ai toujours mis en garde contre les illusions de l'économie virtuelle. Il faut revenir aux fondamentaux, là comme ailleurs, et réinvestir l'entreprise, dans tous les sens du terme, en mettant l'accent sur l'investissement, la recherche, l'innovation, et à l'intérieur de l'entreprise sur le dialogue social, la formation, la validation des acquis, la construction de véritables carrières, et le développement de formule d'épargne salariale aidant à la constitution d'un actionnariat stable.
Etes-vous, comme le PS, favorable à l'entrée de salariés dans les conseils d'administration des entreprises ?
JPC : Plutôt dans les conseils de surveillance. Je ne suis pas dupe de la pratique de conseils d'administration restreints avant l'arrivée des représentants des salariés. Mais je suis pragmatique et ouvert à toutes les suggestions ;
On sent actuellement une fronde des patrons contre les politiques. Y a-t-il un moyen de rétablir le dialogue ?
JPC : Oui, en proposant une nouvelle alliance entre un Etat réformé, centré sur ses tâches régaliennes et la préparation du long terme, des entreprises efficientes qui se rappellent qu'elles font partie de la " maison France " et un monde du travail conscient et motivé. Il faut revaloriser le travail. Cette proposition est au cur de mon projet.
Comment jugez-vous, à cette aulne, les trente-cinq heures ?
JPC : Je n'ai jamais été un religionnaire des trente-cinq heures. Culturellement, je ne pense pas que ce mot d'ordre corresponde à notre pyramide des âges et aux exigences de la compétition internationale, même si je ne conteste pas qu'à long terme la réduction du temps de travail soit une tendance souhaitable.
Faut-il revenir sur le dispositif Jospin ?
JPC : Les mesures d'assouplissement décidées par le gouvernement mériteraient d'être prolongées en 2003, afin d'ouvrir une vaste concertation sociale sur ce thème. Je pense qu'il faut aller vers un assouplissement des heures supplémentaires et réfléchir à un financement qui ne se fasse pas au détriment de la sécurité sociale.
Vous voulez revaloriser la feuille de paie. Concrètement, comment faire ?
JPC : Cela passe nécessairement par une réforme du financement de la protection sociale. La charge repose encore trop sur les salaires. Il faut trouver, pour les cotisations patronales et salariales, une assiette plus large du type valeur ajoutée ou CSG, afin que le système ne pénalise pas l'embauche.
L'Etat doit-il impulser le dialogue social ou laisser de larges champs aux partenaires sociaux ?
JPC : L'Etat a une responsabilité majeure pour garantir un bon niveau de retraite et de protection sociale. Mais il doit être très soucieux de négociation avec l'ensemble des partenaires sociaux.
L'Etat a-t-il encore quelque chose à faire dans le capital d'entreprises industrielles ?
JPC : Il y a des entreprises qui correspondent à des monopoles naturels ou territoriaux. Elles doivent rester dans le secteur public. Les services publics doivent être modernisés et non démantelés. Pour le reste, nous ne sommes plus dans la situation du début des années soixante-dix, où nos industries avaient besoin d'être restructurées, et où elles l'ont d'ailleurs été avec succès. Aujourd'hui, nous devons jouer mondial et nouer des partenariats stratégiques. Cela ne signifie pas pour autant que la France doive se diluer et disparaître. Au contraire, il faut sans cesse améliorer l'attractivité du " site de production France ". Il n'y a aucun pays qui se passe d'une politique industrielle, que ce soit dans le domaine de la recherche, du développement de grands travaux d'infrastructure ou de la politique énergétique, je pense notamment à la modernisation de notre filière électronucléaire. Je suis inquiet sur notre effort de recherche. Je propose de le porter à 3 % du PIB dans les cinq ans qui viennent.
Comprenez-vous l'attentisme de Lionel Jospin sur les retraites ?
JPC : Il y a des décisions à prendre, et à brève échéance. La retraite est le patrimoine de ceux qui n'en ont pas. Nos anciens attendent de l'Etat qu'après une concertation approfondie avec les partenaires sociaux, il prenne les mesures qui leur garantissent une vieillesse digne. Là comme ailleurs il faudra le courage de décider. Il faudra également mobiliser les réserves de la population active : les chômeurs, les personnes âgées de plus de cinquante-cinq ans qui sont moins nombreuses à travailler en France que dans le reste de l'Europe, et surtout les femmes qu'il faut aider à concilier emploi et vie familiale (hausse de 50 % du nombre de crèches et d'assistantes maternelles). On ne résoudra pas nos problèmes de retraites, à long terme, si on ne rétablit pas notre démographie.
(Source http://www.chevenement2002.net, le 13 décembre 2001)