Déclaration de M. Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'enseignement professionnel, sur l'éducation et la formation tout au long de la vie et la validation des acquis professionnels, Paris le 30 novembre 2001-

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Circonstance : Colloque "Une mission nouvelle pour le service public : l'éducation tout au long de la vie, pour la qualification et sa validation" à Paris les 30 novembre et 1er décembre 2001

Texte intégral

Le thème de vos travaux est au centre de très nombreux débats sur l'éducation, notamment au plan européen. J'ai pu le vérifier ce mercredi encore au conseil des ministres de l'éducation de l'Union européenne. Il en est ainsi notamment depuis la déclaration du sommet de Lisbonne, où les chefs d'État et de gouvernement ont voulu désigner la connaissance comme la ressource stratégique du modèle de développement du vieux continent. Ils ont indiqué que la " formation tout au long de la vie " doit être la ligne d'action autour de laquelle les systèmes éducatifs européens devraient engager le travail, quand bien même ils ne relèvent pas des compétences communautaires mais des compétences nationales.
Je n'ose pas dire que ce travail vise une convergence, même si cette question est en réalité à l'ordre du jour. Mais elle heurte tant de traditions nationales que ce mot-là ne peut pas être utilisé dans l'arène internationale, sans qu'on le fasse avec beaucoup de précautions. En tout cas, on peut parler d'un processus de " coopération ouverte " et parfois de " coopération renforcée ". Je me réfère ici aux termes exacts qui nous sont proposés, autour desquels se construit l'Europe. Il y a aussi la " généralisation des bonnes pratiques ", deuxième mot clé dans cette affaire à l'échelle européenne. Nous avons, nous, les Français, assez largement contribué à le populariser.
L'éducation et la formation tout au long de la vie est LE grand sujet de discussion. J'ai pour ma part mon discours sur la question. Mais je pense qu'il est plus utile ici de réagir à ce qui vient d'être dit ici même avant moi. Cela permet en effet de mesurer comment les parcours de réflexion des uns et des autres peuvent amener dans les mêmes champs d'identification des problèmes. A partir de là, je chercherai à formuler et situer des réponses, et notamment les réponses politiques qui sont de mon ressort.
C'est une bonne question que de dire : de quoi parle-t-on ? Mais je trouve encore meilleure la question : pourquoi en parle-t-on aujourd'hui ? On gagne en effet à contextualiser les notions qui surgissent dans les débats. Surtout lorsque, comme celle-ci, elles font de manière aussi étonnante consensus. Parce qu'à la vérité, l'éducation et la formation tout au long de la vie n'est pas une idée nouvelle. Vous l'avez relevé dans tous les ateliers. La première formulation du thème est dans le rapport sur l'instruction publique de Condorcet en 1792. Condorcet représentait une école philosophique qui croyait au progrès sui generis de la raison dans l'Histoire. Une autre école philosophique, plus matérialiste, s'appuie sur ce qui dans l'Histoire est concrètement en mouvement. Elle donne un meilleur fil conducteur pour, notamment, pour faire le lien entre l'émergence en 1971 de la loi dont nous fêtons cette année le trentenaire et le retour en force de la question aujourd'hui.
1971, c'est la période où le mode productif ancien bascule, où l'on décroche d'une forme d'organisation du travail et de rapports sociaux de production. Commence à se poser la question de savoir ce qu'on fait de celles et ceux qui sont entrés dans des logiques professionnelles, construites sur le statut social du " bol de fer ", et qui sont capables d'une résistance extraordinaire à des mutations qui évidemment vont les frapper les premiers. Que faut-il faire pour les accompagner dans les changements qui s'imposent ?
C'est à nous de savoir ce que sont ces changements et quelles sont les relations au changement dans la production. Ce sont deux questions liées, et qui ne sont pas toujours clairement perçues. Il existe tout un courant de la pensée progressiste, courant dont je me réclame moi aussi, qui n'a pas clarifié sa conception du rapport au travail et de l'évolution du contenu du travail. On peut être pour ou contre la mutation technologique. Moi je suis pour. Qu'il s'agisse des gains de productivité, de la mécanisation ou du progrès technique, je crois qu'elle participe du progrès général de la civilisation.
Le problème est de savoir si les modifications créent des opportunités positives sur le plan social. Je crois aussi que c'est lorsqu'on pense la mutation économique à partir du progrès social qu'on arrive à la plus grande efficacité économique.
Il faut aussi clarifier la relation que nous avons au progrès. J'ai parlé de 1971. Pendant toutes ces années, les progressistes portent la revendication de la formation permanente. Mais ils le font dans un cadre et dans un contexte social particulier. C'est d'abord une revendication sociale pour l'amélioration du statut du travailleur. Elle est aussi vieille que le mouvement ouvrier lui-même. Par l'instruction, par la certification des qualifications, par leur inclusion dans les conventions collectives, c'est à dire leur certification (elles sont reconnues partout et par tous), le salariat au sens large, de l'ouvrier au cadre et à l'ingénieur, va entrer dans une dynamique de progrès.
Jusqu'à cette époque, on en restait là. Une revendication sociale venant du monde du travail. Et puis, tout d'un coup, la question devient l'objet d'un consensus plus large. C'est bien qu'il s'est passé quelque chose. Le système productif est passé dans une nouvelle phase : des techniques s'y introduisent qui, sans modifier radicalement le procès de production, en modifie les conditions. Je parle en particulier du processus de numérisation. Numérisation que je ne confonds pas avec les nouvelles technologies de l'information et de la communication, mot plus global, qui lui aussi est très intéressant. Car, souvent, il ne veut pas dire grand-chose. Il peut même conduire à des contresens lorsqu'on confond l'accès à Internet avec l'entrée de la numérisation dans la production. On met alors dans un même sac la capacité à programmer une machine, la capacité à faire entrer la numérisation dans un processus, avec la capacité d'accéder à une banque de données. Ce sont des choses très différentes, qui n'ont pas les mêmes conséquences sur le vécu quotidien de ceux qui sont au travail.
Ce choc en entraîne d'autres : la machine va changer tous les trois ou quatre ans.
La forme d'organisation du travail va subir des modifications répétées, accélérées. Donc c'est le problème de la " formation tout au long de la vie ", c'est à dire le fait de passer d'un ensemble de compétences - je ne tranche pas ici ce qui est déjà tranché dans mon esprit entre compétence et qualification - d'un ensemble de savoir-faire à un autre, plusieurs fois dans une vie de travail.
Du coup, la notion de formation tout au long de la vie est aujourd'hui portée par tout le monde : les plus noirs libéraux et les plus francs progressistes. Ce qui montre que l'adhésion au mot ne suffit pas à éclaircir ce dont il est question. Il faut parler du contenu. Et, là, il y a deux pentes pour la mise en uvre. Elles ont chacune leur logique. Je ne dis pas qu'il n'y a pas à certains moments des espaces communs puisque, comme on l'a dit, nous sommes en présence d'un concept mou. Ce qui n'empêche pas qu'au bout du compte, il y a quand même deux logiques.
Je caricature un peu, bien sûr. Mais parfois, la caricature, en forçant le trait, aide à mieux apercevoir les contours d'un dessin...
La première de ces logiques repose sur deux éléments d'appréciation. On dit d'abord que la qualification professionnelle acquise à travers un ensemble de connaissances scolaires n'a plus de sens. On définira donc une formation initiale jusqu'à un certain niveau, la classe troisième par exemple, celle naturellement du collège unique. Cette formation repose sur un ensemble de savoirs. Et puis, on enchaîne avec le système de formation tout au long de la vie. On peut même imaginer des " chèques formation ". Et lorsque la personne est dans un moment de disponibilité, elle présente ces chèques pour acquérir de nouveau des compétences professionnelles qui permettent de se rendre utile à la société par son métier. Comme il vaut mieux économiser ses chèques, mieux vaut acheter des petits bouts de formation plutôt que des gros, " on ne sait jamais ". Les gros peuvent en effet être dépensés pour des formations qui seront vite obsolètes ensuite. Pourquoi pas alors des " certificats de compétences " ? Et si on est dans cette logique, pourquoi un opérateur unique de formations ? Plusieurs opérateurs, grâce à une vive concurrence entre eux, vont faire baisser les coûts et s'adapter mieux à la demande du marché, constitué par les personnes qui ont besoin d'aller travailler. D'où, pour maîtriser tout cela, une deuxième opération : faire de l'éducation et de la formation un marché. La marchandisation des savoirs passe par cette logique. On ne présente jamais la chose de façon aussi directe que je viens de le faire. On peut même lui donner des dehors chatoyants : " On peut se forme tout au long de la vie ", " on a droit à une deuxième, une troisième, une quatrième chance ", " on va au plus près de ce dont on a envie soi-même, dans des structures légères, adaptées à la personne ", etc. C'est une caractéristique, on le sait bien, de la société du tout marchand de vendre une image en même temps qu'un produit... On essaie surtout de faire croire que l'on achète l'image. Par exemple, on 'achète plus un yaourt, on achète la minceur qu'il permet d'acquérir...
L'autre approche prend les problèmes à partir du travail et de la production. C'est mon point de vue. Je défends la formation tout au long de la vie en tant que processus de professionnalisation durable. Le mot "professionnalisation durable" est entré dans la déclaration finale du forum de l'éducation de Porto Alegre. Je n'ai pas pu résister à l'espièglerie de l'introduire aussi dans un document de l'OCDE. Il est bien possible que cela n'ait pas de suite dans cet organisme, dont la doctrine est radicalement opposée à cette idée, comme vous le savez.
Mais cette approche est aussi à la base d'une expérience européenne à l'initiative de la France, plus précisément du ministère de l'enseignement professionnel.
La professionnalisation durable, c'est un concept, un système, et une garantie sociale.
Le concept est déduit du modèle de développement durable. Il signifie que la personne, dans le processus par lequel elle acquiert ses connaissances, est mise en situation d'être capable de renouveler celles-ci. C'est une autre manière de souligner l'importance de la formation initiale, de la formation de base.
Le modèle qui va avec le concept nécessite un système éducatif global, qui permette à tout moment à chaque personne de trouver à sa disposition l'outil de sa professionnalisation durable ou de sa requalification. C'est donc un système où il y a une formation initiale publique et gratuite, une formation continue publique et gratuite, avec tous les outils qui vont autour. Parmi ceux-ci : la validation des acquis professionnels, à la fois comme moyen de reconnaissance de la dignité des personnes, comme garantie, à travers la possession d'un diplôme, d'une possibilité de circuler entre les employeurs, mais aussi et peut-être surtout comme incitation à prolonger sa qualification par le retour en formation continue en évitant d'avoir à refaire tout le parcours éducatif. C'est une des commodités qu'offre la validation des acquis professionnels.
Enfin, la " professionnalisation durable " c'est une garantie sociale. Nous partons du fait qu'il n'existe pas un salarié, pas un travailleur, qui n'ait pas envie de s'adapter à l'évolution de son métier. D'ailleurs, souvent, on se décrit soi même par son métier, même si on peut croire que les personnes se définissent fondamentalement par autre chose. Mais dans le réel, au quotidien, dans la construction de soi, dans la structuration de son espace mental, c'est quand même largement à partir du métier que les choses se font. Partant, la contrepartie de l'obligation individuelle de s'adapter à la mutation technique est la garantie collective apportée par la société que cela se fasse sans coût personnel, ni rupture. Ce qui fait que s'adapter n'est pas une responsabilité individuelle, mais une responsabilité collective.
Évidemment là aussi, il y a des enjeux sociaux clés, intermédiaires entre les deux conceptions que je viens de décrire. Il y a notamment la question de l'universalité des certifications. C'est peut-être une question très technique, très rébarbative, qui manque de l'élégance romantique de la conception de la formation tout au long de la vie, mais qui est un moment de vérité. Pour discuter d'une certification universelle, il faut déjà être d'accord sur le fait que la professionnalisation est l'objet, la finalité des formations et de l'éducation. Que la massification dans nos systèmes éducatifs ne réalise pas la démocratisation tant que l'acquisition des savoirs n'aura pas permis à chaque individu de déboucher sur une qualification professionnelle reconnue partout et par tous. Cela constitue l'héritage gratuit que la nation donne à chacun de ses citoyens.
En France, nous avons des diplômes divers. Nous avons aussi des diplômes professionnels, qui sont tous bâtis sur un référentiel, qui repose lui-même sur le trépied : experts pédagogiques, représentation syndicale ouvrière et représentation des branches professionnelles. Des diplômes qui, par conséquent, ont une valeur sociale forte, en même temps qu'une très forte signification technique. Cette valeur est garantie par une reconnaissance partout et par tous. Ces diplômes peuvent traduire l'exigence d'élévation du niveau des qualifications et mettre les personnes en situation de professionnalisation durable.
L'autre système, c'est : " chacun bat sa monnaie ". C'est là tout l'enjeu de la résistance à la marchandisation. Car, quand chacun bat sa monnaie, chacun fait son diplôme, chacun propose sa formation, avec le marché pour tous. Que devient alors la valeur d'un diplôme ? C'est la renommée, la réputation, qui, comme on sait, se construit à travers une activité économique bien connue, qui s'appelle la publicité. La preuve du pudding, ce serait qu'on en parle. Et qu'ensuite seulement on le mange.
J'ai constaté qu'il y avait sur ce sujet en Europe, compte tenu de la différence des systèmes nationaux, des appréciations différentes. Dans le système de certification allemand, le ministère de l'Éducation fédéral donne des consignes générales, que chaque Land traduit par un diplôme à travers une négociation entre patrons et syndicats. J'observe qu'après avoir longtemps mis en avant l'adaptation fine des compétences que permettait ce système, l'Allemagne se trouve dans la même situation que les autres pays capitalistes. C'est le travailleur (et son emploi) qui est la variable d'ajustement.
Au passage, des références jusqu'ici sûres volent en éclat. C'est le cas du système de l'apprentissage à l'allemande, qui était censé pouvoir constituer un modèle universel. Personne ne le croit plus aujourd'hui, même pas en Allemagne. La première insertion par l'apprentissage est souvent une réussite, la deuxième souvent une catastrophe, sauf si on est dans une entreprise avec un contrat à durée indéterminée, à vie, et que l'on progresse par accumulation des compétences repérées.
Mais ce système a fait son temps, en France comme en Allemagne. Et cela a été remplacé là-bas par un système qui prévoit un catalogue national des qualifications.
En Espagne, on est en train d'en faire autant. J'en suis donc amené à dire que, pour nous, ce n'est pas le moment de renoncer à notre système. Mieux vaut faire avec des systèmes qui marchent qu'engager des expérimentations hasardeuses, qui consisteraient à transposer chez nous par exemple les méthodes catastrophiques des Britanniques. Ceux-ci ont mené leur système de formation au désastre. Mais cela ne les empêche pas d'essayer de le vendre aux autres ! Dans ce domaine aussi, c'est le marché, et donc la publicité, qui fait tout.
Le problème est aujourd'hui d'introduire en Europe une reconnaissance universelle des certifications. Cela passe pour l'instant pour un concept français, assimilé au jacobinisme et à la tradition d'un État national centralisé. Mais c'est par la discussion qu'on peut avancer et se faire comprendre. C'est assez facile dans le domaine du professionnel.
Dans les disciplines générales, on peut toujours imaginer des systèmes par crédits, par points, pour arriver à établir des équivalences de diplômes. Ce n'est pas de ma compétence. Je ne me prononce donc pas. Dans l'enseignement professionnel, je peux vous dire que ce serait une plaisanterie. Les cursus sont déterminés par les postes, les métiers, les activités. Les contenus à enseigner sont eux-mêmes déterminés par une finalité qualifiante et professionnalisante précise.
Ce qui ne veut pas dire que le contenu et la portée de la formation seraient réduits. C'est même le contraire. Les savoirs fondamentaux prérequis pour l'exercice d'un métier sont de plus en plus élevés, et de plus en plus transversaux.
C'est sur cette base que, pour ma part, j'ai voulu faire avancer le concept de professionnalisation durable, en proposant à d'autres pays d'établir des diplômes communs à toute l'Europe. C'est-à-dire qu'on reproduise à l'échelle européenne une méthode qui consiste à battre monnaie sous garantie étatique. Cela ne se fait pas en deux jours, mais il faut que cela se fasse vite. J'ai donc choisi un profil d'action modeste, j'ai repris la méthode expérimentée pour l'enseignement supérieur par les rencontres de la Sorbonne et de Bologne. Elle consiste à commencer à quelques-uns. J'ai donc proposé à quatre autres pays de faire cela avec nous. Ont accepté les Britanniques, les Allemands, les Espagnols et les Grecs. Et deux pays qui se proposent d'adhérer à l'Union européenne, la Tchéquie et la Hongrie.
Nous avons nommé des commissions et le travail a commencé pour la définition de référentiels. J'ai voulu - et mon idée a été retenue - qu'on ne le fasse que dans deux branches, deux diplômes : un baccalauréat professionnel automobile et un BTS dans l'hôtellerie. L'idée, c'est qu'une fois ce diplôme mis en circulation, cela augmente le capital transmis gratuitement au jeune qui l'obtient. Ce qui fait l'attractivité du système.
Ce faisant, j'essaie en même temps de répondre à une autre question, celle de la compétition entre les systèmes éducatifs. Ce thème a été aussi l'objet de discussions entre les ministres de l'éducation. C'est d'abord la valeur d'usage d'un diplôme : plus la valeur d'usage d'un diplôme est grande, plus augmente aussi sa valeur d'échange. Avec cette expérimentation, deux diplômes seraient donc reconnus dans toute l'Europe. J'ai proposé qu'ils ne se substituent pas à ce qui existe. Simplement, il en existera un de plus, et c'est le diplôme commun. Nous, en France, nous enseignerons le BTS européen d'hôtellerie.
Ailleurs, là où il y a des préventions, des corporatismes et des routines, ils feront comme ils voudront. Mais ils reconnaîtront ce diplôme. Depuis, il y a eu des progrès. L'expérience fait partie d'un projet pilote, elle doit être reprise dans la déclaration des Chefs d'état et de gouvernement à Barcelone, au premier semestre 2002.
Trois autres pays ont demandé à rejoindre le processus : les Belges, les Italiens et les Néerlandais. Ce qui peut faire dresser l'oreille, les Pays-Bas étant souvent les champions des méthodes libérales, notamment en matière d'éducation.
Il fallait prendre les devants. Après, si nous parvenons à un résultat avec ces diplômes, nous aurons validé la méthode de leur élaboration. C'est cela qui est le plus important, peut-être davantage encore que les diplômes eux-mêmes.
Autre développement en vue : nous travaillons aussi dans le cadre de la conférence des pays de l'Union européenne et de l'Amérique latine, que nous coprésidons avec les Espagnols. Pour l'Amérique latine, ce sont les Brésiliens et les Mexicains. Nous avons avec eux des rapports de coopération renforcée, notamment en matière éducative. Les deux ministres latino-américains nous ont dit : " Si vous arrivez à vous entendre sur des diplômes européens que vous reconnaissez tous, nous les reconnaissons aussi ". On s'approche ainsi d'un modèle de certification qui peut être universel. Pour moi, c'est quand même la parade la plus forte au processus de marchandisation.
Voilà la parenthèse que je voulais faire pour parler de résistance à la marchandisation et de concrétisation du concept de la professionnalisation durable. Ce sont des exigences préalables pour un système de formation tout au long de la vie qui ne soit pas émiettement de la formation à travers les certificats de compétences. Cet émiettement, sous couvert de formation tout au long de la vie, ruinerait la cohérence globale d'un système comme le modèle républicain français. Celui-ci est d'abord un système à finalité égalitaire, même s'il n'est pas parfait, et que nous devons travailler tous les jours pour l'améliorer.
Je terminerai en rappelant le début de cette intervention : il faut replacer les débats dans leur contexte. Cela nous permet certes de repérer les dangers qui guettent. Mais aussi les opportunités qui se présentent. S'agissant d'une ligne d'action pour mettre en oeuvre une " professionnalisation durable " reposant sur des certifications universelles, sur des qualifications, c'est à dire qui intègre des enseignements fondamentaux larges et qui soit gratuit, on a l'impression de retrouver une conjonction déjà vécue avec succès dans le passé.
L'École républicaine naît en effet à la convergence de plusieurs acteurs :
1) la pression des républicains qui veulent arracher l'instruction aux conservateurs et à l'Église qui en était le relais ;
2) celle du syndicalisme ouvrier qui se bat pour l'élévation du niveau d'éducation du peuple ;
3) au fil du temps, celle des enseignants, c'est à dire de ceux qui font fonctionner le système, et qui souvent vivent leur métier comme un idéal social ;
4) et, ne le perdons pas de vue, celle du patronat de l'industrie qui a besoin d'une main d'uvre qualifiée.
De cette convergence d'intérêts naît le mouvement qui a permis l'émergence de l'école républicaine.
Je pense que, dans les débats actuels autour de la question de la formation tout au long de la vie, le patronat ne constitue pas un bloc. Les grands secteurs, la banque, l'assurance, ceux qui dominent aujourd'hui au MEDEF, tiennent un discours où la marchandisation des savoirs devient un aspect de la vieille logique d'extension des marchés du capitalisme et des nouveaux secteurs d'accumulation. Mais le point de vue n'est pas le même ailleurs. Marchandiser les savoirs, c'est en effet réduire la base sur laquelle reposent les capacités productives, c'est à dire la main d'uvre qualifiée. Si on marchandise les savoirs, on ne formera que celle et ceux qui auront pu se les payer. On est très loin de la problématique de l'École républicaine.
Par ailleurs, si les gens doivent se payer eux-mêmes leur formation, elle cessera d'être une charge pour la société, elle le devient pour chaque personne. Elle sera donc, à un moment ou à un autre, répercutée dans les coûts de production. Tout simplement parce que cela fera partie du minimum que chaque individu doit retrouver dans sa rétribution pour pouvoir, comme on le disait autrefois, " reconstituer sa force de travail ". Si on fait une dette, il faut la rembourser.
Voilà deux éléments qui vont à l'encontre de ce que les branches productives veulent faire aujourd'hui. Il leur faut en effet plus de monde, à un plus haut niveau de qualification. De plus, les entreprises sont dans une logique d'externalisation permanente de tous les coûts. Pourquoi réintégrerait-elle ceux de la formation ?
Il y a là, pour moi, un espace pour des approches convergentes. Je le vérifie dans ma fonction de ministre.
Les branches professionnelles s'adressent aux pouvoirs publics pour deux raisons simples :
1) Il leur faut répondre au choc qualitatif actuel. Le travail non qualifié est en voie d'extinction rapide. C'est là d'ailleurs une des causes de l'urgence du thème de " l'éducation et la formation tout au long de la vie ". Certains ont pu croire que la main d'oeuvre sans qualification étant passée de l'agriculture à l'industrie, maintenant elle passerait dans les services. Ce qui réglerait le problème. Non ! L'industrie a détruit 540 000 postes de travail non qualifié au cours des 10 dernières années. Sur les 2 750 000 nouveaux postes de travail qui seront mécaniquement créés par la croissance, à peine 270 000 pourront être occupés par des salariés sans qualification ! Dans les services, la main d'oeuvre est aujourd'hui recrutée avec les mêmes exigences d'élévation de qualifications. C'est vrai pour les services à la personne. C'est vrai pour les tâches de médiation technique qui se développent dans la distribution et qui nécessitent la connaissance du produit et plus seulement le prix du produit, y compris donc le mode de fonctionnement et l'intelligence incorporée. Les employeurs le savent. Ils ne peuvent pas faire moins que de demander l'élévation des qualifications. On est loin du mécanisme de la distribution de " certificats de compétences ".
2) Il leur faut des personnes qualifiées et il le faut vite. Nous allons en effet subir un choc démographique. Le patronat le sait : dans les cinq prochaines années, cinq millions de personnes partiront à la retraite, le quart de la population active dans l'industrie, la moitié des cadres, le tiers de la main d'uvre des services, la moitié des personnels des services publics... Il ne peut donc se dire qu'il prendra dans la main d'uvre qui existe. Il y aura moins de personnes disponibles et beaucoup ne seront pas adaptées à la demande. Aujourd'hui, parmi les chômeurs qui restent après la création d'un million de postes de travail, il y a 1 250 000 personnes sans qualification.
Le rapport du Haut Comité Éducation Économie Emploi est clair : même aux moments de plus grande tension sur le marché du travail, la condition d'accès à l'emploi reste le diplôme et la qualification. On le constate dans toutes les études du CEREQ. Cela n'a jamais été démenti !
Voilà l'environnement dans lequel je réfléchis à " l'éducation et la formation tout au long de la vie " et les quelques réponses que j'essaie d'y apporter. J'ai entendu récemment Gérard Aschieri dire qu'il n'était pas sûr que, dans le rapport de l'école à l'entreprise, ce soit l'école qui se soumette. Et que, souvent, c'était l'entreprise qui courait derrière les qualifications proposées par l'école. Je partage ce point de vue.
Refusons cependant de tout mélanger : le rapprochement de l'école avec l'entreprise est redevenu une tarte à la crème. On évoque souvent aussi la régionalisation. Cela sonne bien parce qu'on pense que le pouvoir se rapproche ainsi du terrain. Mais, pour les libéraux, cela a une seule et unique signification : la fabrication de titres régionaux.
Nous avons la modernité pour nous, ils ont l'archaïsme pour eux. Ce qu'ils proposent ne marchera pas. C'est ruineux pour le pays, parce qu'il faut requalifier sans cesse les gens. Cela ne marche là où c'est appliqué, en Grande Bretagne ou aux États-Unis, où on masque les difficultés par l'immigration. D'ailleurs, ou bien nous réussissons, grâce à nos propres systèmes de formation tout au long de la vie et par la professionnalisation durable, à former les personnes dont l'économie a besoin, ou bien ce sera l'immigration sélective, qui est le thème maintenant distillé dans toute l'Union européenne.
Dans ce cas, on verrait se prolonger durablement les pénuries de main d'oeuvre, l'immigration qualifiée, c'est à dire le pillage de la matière grise du tiers monde et une masse de chômeurs sans qualification servant d'armée de réserve pour peser sur le niveau des salaires.
Le débat sur " la formation tout au long de la vie " n'est donc sûrement pas un débat technique, c'est un débat politique et, en tous points, un débat social. Mais vous n'en doutiez pas...
(source http://www.institut.fsu.fr, le 16 janvier 2002)