Texte intégral
Le thème de votre rencontre liant Europe et plein emploi est évidemment un thème qui nous est familier.
Vous avez, dans vos débats, largement souligné les défis du plein emploi, vieillissement de la population, équilibre des systèmes de protection sociale et des formes de leur financement, fluidité du marché du travail, formation, efficacité des dépenses publiques et des services publics, et aussi, impact sur l'emploi, jeu de fusions - restructurations, filialisation des entreprises et des groupes.
Ces questions nous occupent au niveau national, elles concernent l'Europe.
Une remarque préliminaire : se questionner sur l'Europe du plein emploi, c'est, à mes yeux, se questionner d'abord sur l'Europe, pour lui donner une vraie capacité à décider, à agir par exemple sur le plein emploi.
C'est pourquoi je commencerai à vous exposer la vision de l'Europe que nous voulons, autrement dit, le besoin d'Europe que nous éprouvons.
L'Europe que nous voulons, l'Europe dont nous avons besoin, c'est d'abord celle qui s'est construite jusqu'à ce jour, car la préparation de l'avenir ne doit pas nous faire oublier les acquis. Ces acquis que nous voulons sauver. La réalité de l'Europe aujourd'hui, c'est l'Europe, dont l'objectif premier était, et demeure, la paix. C'est l'Europe du marché unique, du libre échange, de la monnaie unique, de l'Euro.
Mais, au-delà, c'est, au travers de l'histoire de ses États-membres, l'affirmation d'une certaine idée de l'indispensable articulation entre impératif du développement économique et exigence sociale. Cet équilibre, c'est ce qu'on appelle le modèle européen. C'est notre socle commun, au-delà des spécificités bien réelles de chaque Etat.
Ce modèle, ce qui le fonde, c'est la volonté de faire exister une société dont l'économie ne saurait être l'alpha et l'omega, le marché l'unique boussole.
La reconnaissance de l'économie de marché, de son efficacité, de ses performances va de pair, pour nous, avec la construction de garanties. Nous savons que le marché ne peut, à lui seul, assurer mécaniquement équité de salaires et de revenus, égalité des chances, juste répartition de la croissance et des richesses.
Ce modèle, c'est un choix de société, dont l'objectif du plein emploi est partie intégrante.
Il repose sur trois piliers :
- La garantie offerte à chacun d'une protection sociale assurée collectivement,
- L'existence de services publics auxquels tous puissent avoir réellement accès,
- Enfin, c'est la reconnaissance d'acteurs collectifs qui, entre l'Etat et le citoyen, entre l'Etat et le marché, entre l'Etat et l'Entreprise, s'attachent à dépasser et à réguler leurs conflits d'intérêts. C'est la reconnaissance de la négociation collective, des conventions collectives comme compléments indispensables de la loi. Le traité d'Amsterdam et le protocole social de Maastricht ont reconnu le rôle régulateur des partenaires sociaux et l'existence d'un espace contractuel.
L'Europe aujourd'hui, c'est aussi l'Europe syndicale qui se développe, agit, négocie, obtient des résultats.
En Europe, aujourd'hui, les organisations patronales et syndicales ont mis en place des mécanismes de dialogue social, (je pense par exemple aux comités de groupes européens), ont conclu des accords, même si de substantiels progrès restent à faire. Le dialogue social européen existe.
J'ajouterai à ce tableau la charte des droits fondamentaux, qui met désormais les droits sociaux au même niveau que les autres.
Mais, la seule existence du marché unique, de la monnaie unique ne garantit pas la réalisation de cet équilibre, cette délicate alchimie entre performance économique et exigence sociale.
La construction européenne a toujours été impulsée par deux moteurs : le moteur économique, lié aux forces du marché, le moteur lié au projet politique européen. Celui-ci exige d'avantage de volonté. Il connaît donc des à-coups. L'Europe doit aujourd'hui retrouver un projet, une ambition. Une ambition qui ne peut se résumer à une contrainte externe, d'autant plus commode qu'elle est impersonnelle et lointaine. Une contrainte qui sert trop souvent d'alibi pour expliquer, justifier, les difficultés et les hésitations, les décisions non assumées de nos pays, prenant l'Europe en bouc émissaire " Bruxelles exige que. ", " nous contraint à ".
Si l'Europe devait se limiter à un espace de libre échange, un espace économique, commercial et monétaire, le projet européen aurait du plomb dans l'aile !
Parce que le modèle européen est au cur des enjeux de la mondialisation. L'Europe peut donner des perspectives dans le désordre actuel qui caractérise celle-ci. Elle a le potentiel économique, monétaire, nécessaire pour faire entendre sa voix dans le concert mondial. Il lui manque la puissance politique pour peser de tout son poids dans l'organisation, la régulation de la mondialisation dans un sens conforme, à son modèle de développement, au respect des droits économiques et sociaux fondamentaux, dans la réduction des écarts et des inégalités de développement.
Parce qu'aussi, le modèle européen est au cur de l'élargissement de l'Europe. Un élargissement qui suscitera d'autant plus de craintes que le moins disant social apparaîtrait dans ces pays durablement comme une menace pour ce côté ci de l'Europe, en particulier sur les questions de l'emploi. On touche ici clairement à la capacité solidaire de l'Europe - les fonds structurels - pour engager une action en faveur de la réduction accélérée des écarts de développement.
Et on retrouve ici l'enjeu qui consiste, pour les pays candidats, à faire vivre, sur un territoire élargi, le modèle de développement auquel j'ai fait référence.
On mesure alors combien la concrétisation de cette ambition passe inexorablement par la construction de l'Europe politique. Par une réflexion sur les pouvoirs qu'elle doit exercer, les responsabilités qui sont les siennes, une architecture institutionnelle qui y soit adaptée.
Et dans un même mouvement, c'est le projet qui rendra lisible, et digne d'intérêt, l'architecture institutionnelle, qui emportera l'adhésion des citoyens, parce qu'il sera au service d'une vision qui motive.
Le plein emploi est un des éléments essentiels de ce modèle,
Mais, comment parvenir au plein emploi et donc à la cohésion sociale sans, par exemple, donner à la puissance publique européenne les moyens d'une politique macro-économique conduite au même niveau que la politique monétaire de la Banque européenne.
La politique économique des pays membres n'est pas européenne, elle est européanisée. Quant à l'eurogroupe, il peine à faire passer sa stratégie face à la Banque Centrale Européenne.
Comment penser action pour le plein emploi sans une politique fiscale harmonisée, au moins pour éviter les pratiques de dumping.
Quel type d'aménagement du territoire européen se dessine-t-il si l'épargne va s'investir dans des paradis fiscaux, si des emplois sont supprimés ici pour être recréés là en franchise d'impôts, si des entreprises de tel pays se placent sous la protection de holdings d'un autre ?
Que signifie cette asymétrie qui veut que la libéralisation se décide à la majorité tandis que l'harmonisation des conditions fiscales relève pour l'essentiel de l'unanimité ?
Généraliser la majorité qualifiée, c'est briser cette mécanique où nationalisme et libéralisme se renforcent mutuellement.
Donner à l'Union les moyens de l'action sur des champs qui appellent une intervention à ce niveau, c'est rendre une dynamique à l'Union en faisant émerger une logique de compromis, de recherche de la synthèse la plus large, et donc de l'intérêt général. La logique du droit de veto est une prime donnée aux intérêts particuliers.
Et cela ne signifie pas que tout doit relever de politiques intégrées et centralisées. L'expérience des plans nationaux d'actions pour l'emploi montre comment, après la simple comparaison formelle des politiques nationales, on est passé à des désengagements d'objectifs communs dont la " mise en musique " est l'affaire de chacun. C'est ainsi que la RTT et d'autres politiques actives de l'emploi ont pu trouver leur place dans un pays sans compromettre le but commun .
Au total, la question est bien de cerner, de repérer quelles politiques intégrées, fédératrices, il faut aujourd'hui mettre en place. La vraie question est celle des transferts de souveraineté que chacun est prêt à faire, parce qu'elle apporte à tous la valeur ajoutée européenne.
En revanche, tout ne relève pas du champ européen. Je partage sur ce point, pour l'essentiel, la position de Jacques DELORS : l'éducation, la protection sociale, la culture relèvent des acteurs nationaux. A charge pour eux d'innover, d'expérimenter, de favoriser l'échange des bonnes pratiques au niveau européen.
C'est dans ce cadre qu'il faut réfléchir à l'architecture institutionnelle nécessaire pour mener à bien ces missions.
Laissez-moi vous dire, tout d'abord, que je suis un peu troublée par le consensus qui se dégage autour du concept d'Etat-nation. Le vocabulaire peut receler bien des pièges.
Je ne peux m'empêcher de penser qu'ici il masque des ambiguités. Que les mêmes termes sont utilisés à des fins diamétralement opposées. Que les uns lisent fédération et les autres retiennent seulement Etat et Nation. C'est-à-dire plus de pouvoirs pour les Etats et les gouvernements, pour une défense d'intérêts particuliers plus que de l'intérêt général européen.
J'ai du mal, aussi, à comprendre les réactions très négatives autour de la proposition allemande de l'existence de trois institutions : la Commission, le Parlement et une chambre représentant les Etats. Elle me paraît fort pertinente comme ligne d'horizon.
Les institutions, dont l'Europe doit se doter, doivent obéir à 3 exigences : être légitimes et, donc, efficaces, démocratiques.
Les citoyens doivent se reconnaître en elles. Certes, le chemin est encore long à parcourir. Mais l'Union peut inventer son propre modèle. Celui d'une Europe constituée autour d'une fédération. Une fédération nécessaire au développement de notre modèle économique et social. Celui d'une démocratie européenne qui associe représentation politique, pilier de toute démocratie, et d'autres formes de représentation dans lesquelles les forces de la société civile peuvent trouver place. Celui d'une démocratie insérée dans un contrat social qui associerait tous les acteurs.
J'ai envie de vous dire ce soir que la première réforme structurelle à mener, c'est de faire, vite, l'Europe politique.
(source http://www.cfdt.fr, le 18 janvier 2002)