Texte intégral
Q -Hubert Védrine, bonjour et merci d'être avec nous ce matin.
R - Bonjour
Q - Un mot, un souvenir à propos de Léopold Sédar Senghor ?
R - Je n'ai pas de souvenirs personnels directs. Sauf la lecture de ses poèmes, de ses textes, et l'admiration que j'ai toujours éprouvée pour cet homme à la fois sur le plan artistique, culturel, à partir de l'invention de la négritude, cette espèce d'océan de créations et sur le plan politique et comme démocrate et comme père de l'indépendance, comme constructeur de la stabilité du pays. C'était un très grand homme.
Q - L'actualité, c'est aussi l'Argentine. Qu'avez-vous envie de dire à propos de l'Argentine ? Que la France pense aux Argentins ? Que la France va aider l'Argentine ?
R - A la base, c'est un pays riche, avec beaucoup d'inégalités. Mais c'est un pays qui a un immense potentiel, qui a d'ailleurs été un pays prospère à différents moments.
Là, je crois qu'il y a eu un engrenage d'erreurs économiques et politiques. Pas seulement par les Argentins, puisqu'il y a certainement des erreurs des institutions financières internationales, ou des exigences soit démesurées, soit à contre temps. Sur le fond, il n'y a pas de raison que ce pays ne puisse pas remonter la pente.
Ce pays est dans une crise aiguë. Il faut que les Argentins trouvent ensemble un scénario de sortie de crise et que le FMI et l'ensemble des partenaires extérieurs, trouvent une façon de sortir de cette crise en douceur, sans aggraver encore la crise sociale.
Il va falloir un mélange de génie économique et de courage politique.
Q - Ils devraient y arriver ?
R - Oui.
Q - L'Argentine est un pays qui nous est cher, c'est la plus grande communauté française d'Amérique du Sud, je crois.
R - Et nous sommes économiquement très présents. Les deux choses sont liées, c'est parce que les entreprises, comme EDF, France Télécom, la Lyonnaise des Eaux, Renault, Carrefour, et beaucoup d'autres, sont très très présentes depuis quelques années, que nous avons une communauté qui n'a cessé de se développer.
Q - Parlons de l'Afghanistan, maintenant. L'ONU l'a décidé, il va y avoir un contingent, une force de paix internationale qui va être déployée en Afghanistan : 3 000 hommes, c'est cela ? Entre 3 000 et 5 000 hommes ?
R - Oui, cela se précisera après par une négociation avec les Afghans, mais c'est cela le cadre. Je voudrais dire que c'est très bien - ce n'est pas l'ONU - ce sont les membres du Conseil de sécurité, les membres permanents et notamment la France avec la Grande-Bretagne, qu'ont à nouveau joué un rôle important pour la troisième fois dans une résolution à propos de l'affaire de l'Afghanistan ou du terrorisme. Il est très important que l'on ait pu se mettre d'accord sur le mandat de la force, sur la durée de la présence, sur le mode de commandement, avant que l'administration issue des Accords de Bonn ne se mette en place.
Q - Demain ?
R - Elle se met en place demain précisément.
Q - Combien de soldats français ?
R - Pour le moment, on commence par des forces de protection. Des membres du GIGN assurent la protection de certains représentants de l'ONU.
Q - Et à terme ?
R - A terme, quelques centaines, mais le chiffre n'est pas encore arrêté.
Q - Sous commandement américain ?
R - Non, c'est distinct. Mais vous avez deux choses : il y a un commandement spécifique pour cette force multinationale qui est une force d'assistance à la sécurité, et il y a une coordination extrêmement étroite avec le commandement américain qui est en train de continuer à agir en Afghanistan, de façon à ce qu'il n'y ait pas de contradiction entre les deux. Il ne faut pas que les deux forces puissent se gêner. Nous nous assurons que rien n'est fait par la force multinationale qui puisse contrarier la poursuite nécessaire des opérations de guerre.
Q - On sent une inquiétude un peu sourde monter dans les opinions publiques, notamment en Europe. Le gouvernement américain veut absolument éradiquer les cellules d'Al Qaïda dans n'importe quel pays. Alors peut-on imaginer une intervention américaine directe au Yémen, au Soudan, en Iraq et en Somalie. Je parle de la Somalie, parce que le ministre allemand de la Défense, Rudolph Sharping, en a parlé et parce que des navires américains, britanniques et allemands croisent au large de la Somalie. Quelle serait la position française et européenne ?
R - Quand on interroge le secrétaire d'Etat américain, M. Powell, qui était il y a quelques jours à Paris, il répond : tout cela, ce sont des spéculations extérieures à l'administration, rien n'a été décidé par l'administration. Et en même temps, c'est un sujet qui revient tout le temps.
Il faut distinguer deux choses, si vous le permettez. La résolution initiale adoptée au Conseil de sécurité justifie une riposte en légitime défense par rapport au réseau Al Qaïda, sans que cela soit forcément en Afghanistan. S'il était démontré qu'il y ait telle ou telle cellule d'Al Qaïda dans tel ou tel autre pays, on pourrait admettre qu'il y ait une suite. On pourrait penser que c'est nécessaire, parce que cette lutte contre le terrorisme doit être poursuivie.
Q - S'il y a une intervention directe en Somalie, par exemple ?
R - Je ne peux pas dire à l'avance ce que l'on ferait. On se concerterait entre Européens. La plupart des Européens ont exprimé beaucoup de réticences, même les Britanniques.
Q - Vous aussi ?
R - On l'a dit, en complète clarté à propos de l'Iraq, qui est un cas tout à fait différent mais, même sur le reste, les Américains disent que la suite de la lutte contre le terrorisme n'est pas nécessairement militaire, que cela peut prendre d'autres aspects. Nous sommes encore sur un terrain très hypothétique, et nous serons attentifs en tous cas à ce qu'on ne sorte pas du cadre fixé par la résolution 1368.
Quant au cas de l'Iraq, il a été clairement dit par les Allemands, les Italiens, par les Français et par beaucoup d'autres, que c'était tout à fait autre chose.
Q - L'Iraq qui aurait quand même repris ses programmes d'armes de destruction massive ? Vous avez des informations à ce propos ?
R - Non. Je n'ai pas d'informations parce que, précisément, les erreurs de quelques politiques des dernières années, pas de la nôtre, ont abouti au fait qu'il n'y a plus aucun contrôle. Il y a des soupçons, des inquiétudes. Mais aucun pays européen ne considère, dans la suite logique de l'affaire anti-terroriste, d'entreprendre quelque chose contre l'Iraq. Kofi Annan vient de s'exprimer avec beaucoup de force contre cette idée.
Sur ce point, il y a une vraie réticence de la communauté internationale. D'autant que même ceux qui, aux Etats-Unis, militent ouvertement pour une action américaine contre l'Iraq, ne cherchent même plus à dire qu'il y a un lien avec les attentats. C'est un problème tout à fait différent et cela mériterait un débat au sein du Conseil de sécurité. On ne peut certainement pas approuver par avance, dans des conditions aussi opaques, une opération dont on ne sait rien et dont on ne sait pas comment elle serait légitimée, menée, à quoi elle conduirait. C'est un vrai problème sérieux.
Q - Qui doit juger Ben Laden ?
R - Nous nous sommes exprimés à plusieurs reprises sur ce sujet. Le président de la République a rappelé que la France n'est pas favorable aux tribunaux d'exception. Le Premier ministre a dit que ce serait encore mieux qu'il soit jugé - par hypothèse - par une juridiction internationale mais il n'y a pas aujourd'hui, de tribunal international ad hoc compétent.
Q - Est-ce qu'il y a des Français membres d'Al Qaïda arrêtés en Afghanistan ou au Pakistan ?Vous avez des informations ? On a parlé d'un Français ? Est-ce que vous avez des informations complémentaires ?
R - On a parlé d'un Français qui est dans un hôpital pakistanais et on n'arrive pas à avoir confirmation.
Q - D'autres Français ?
R - Il y a quelques rumeurs selon lesquelles il y aurait d'autres personnes dans son cas ; mais c'est difficile à déterminer, puis il y a beaucoup de gens dans cette organisation qui ont circulé avec des faux papiers. Donc, nous ne savons pas.
Q - Donc, aujourd'hui vous ne savez pas ?
R - Non.
Q - Que s'est-il passé à Londres ? Est-il vrai que l'ambassadeur de France à Londres a qualifié Israël de "petit pays", passez-moi l'expression, "de petit pays de merde" au cours d'une soirée, d'une réception, d'un dîner ? Cela a fait "la une" du monde hier.
R - Je n'en sais rien. Il y a eu des articles par ricochet parce que certains journaux anglais qui aiment bien "monter les choses en épingle" en ont fait des papiers.
Je trouve cette polémique assez douteuse. Je n'ai aucune idée de ce qui a pu se dire entre les uns et les autres dans ce dîner. Je n'en sais rien, je n'y étais pas. Cela ne correspond pas du tout à ce que je connais de Daniel Bernard, qui est un grand diplomate. J'ai l'impression que cela traduit plutôt le fait que les nerfs sont à vif sur la question du Proche-Orient en ce moment.
Q - Alors le Proche-Orient, précisément. Tout le monde parle d'initiatives européennes, on attend une intervention de l'Europe, mais quelle intervention ? Que peut-on faire aujourd'hui au Proche-Orient ?
R - Tout le monde voit bien la gravité de la situation et la façon dont elle se détériore encore régulièrement. Tout a été tenté il y a encore quelques jours. Il y a eu une initiative au Conseil de sécurité qui a été bloquée par un veto américain.
En ce qui concerne l'Europe, donc les Quinze, nous nous sommes exprimés ces derniers jours avec beaucoup de force. Nous avons exprimé des exigences pressantes, notamment par rapport à l'Autorité palestinienne en leur demandant de tout faire pour arrêter l'Intifada, pour démanteler les réseaux terroristes.
Q - C'est fait actuellement ?
R - Certaines choses sont entamées en cours.
Q - C'est suffisant ?
R - Ce n'est jamais suffisant tant que le problème n'est pas entièrement réglé. Mais ce que je voulais dire aussi, c'est que nous avons exprimé également des exigences très fortes vis-à-vis du gouvernement israélien, en demandant d'abord d'emblée de geler la colonisation, qui est quand même l'élément majeur. D'autre part, d'arrêter les incursions dans les Territoires, de lever les bouclages, de retirer l'armée et d'accepter l'ouverture de négociations politiques sans préalable.
Ce n'est pas ce qui est fait, malheureusement. Les exigences sont indissociables parce que cela ne peut pas marcher si l'on ne demande qu'à une partie et pas à l'autre et s'ils n'avancent pas ensemble.
Voilà ce que nous pensons, c'est très clair. Ce n'est malheureusement pas du tout ce qui se passe. Mais il faut bien constater que personne n'a les moyens d'imposer cela, pas plus les Américains que les Européens, ou que l'ONU. Mais on ne peut pas baisser les bras, parce qu'il n'y a pas d'autres façons de sortir de cette situation.
Je crois que la vision politique européenne est très claire. Je crois que l'on y viendra un jour ou l'autre.
Questions des auditeurs.
Q - Je suis quand même très pessimiste sur l'avenir pour plusieurs raisons. Je pense que l'attitude des Etats-Unis est complètement abracadabrante. Ils ont dit il y a deux/trois mois qu'ils luttaient contre le mal après l'attentat de Ben Laden et dans le même temps, ils dénoncent tous les traités qui engagent notre avenir : les mines antipersonnel, les antimissiles, le protocole de Kyoto, là le monde ils le méprisent. Ils se mettent à regarder le monde à partir du moment où ils prennent une grande baffe. Cela a été une horreur, je suis d'accord, c'est absolument abominable. Mais dans le même temps, est-ce qu'ils se préoccupent vraiment du monde ?
R - Je crois qu'il faut distinguer deux choses : il y a la lutte contre le terrorisme d'une part et là il y a une base légale internationale, qui est la résolution 1368 que la France a d'ailleurs proposée au Conseil de sécurité dès le lendemain du 11 septembre. Cette résolution fournit le cadre, la référence légitime pour toute la lutte en légitime défense et légitime riposte contre le terrorisme, contre Al Qaïda et peut donc avoir des développements si un lien direct est clairement établi. Nous ne sommes pas enrôlés de force. Nous sommes d'accord, parce qu'il y a une solidarité humaine, par rapport à un allié, à un ami. Parce que nous avons tous intérêt à juguler le terrorisme et à l'extirper. Cela impose aussi de s'attaquer aux causes profondes du terrorisme, c'est toute une politique.
Il n'y pas de problème entre les Américains et les autres. Par contre, c'est vrai qu'il y a une tendance préoccupante qui se renforce, une tendance unilatéraliste de la part de ce grand pays qui consiste à refuser d'accepter tout accord, tout arrangement qui puisse avoir des conséquences sur la liberté de décision, de souveraineté.
Q - Cela vous inquiète ? C'est une dérive ?
R - C'est une dérive. Eux trouvent cela très bien, puisqu'ils le font. Du point de vue des Européens en général, qui sont attachés à une maîtrise et à une régulation de la mondialisation, pour qu'elle soit plus humaine. Le fait que les Américains combattent ouvertement maintenant la Cour pénale internationale, le fait qu'ils sortent des différents accords de désarmement, le fait qu'ils n'aient pas ratifié le protocole de Kyoto et qu'ils veulent même bâtir un système courant pour en quelque sorte torpiller les mécanismes internes à Kyoto est préoccupant.
Donc, il y a toute une série de choses qui ne vont pas du tout dans le sens du multilatéralisme et de la gestion coopérative de la communauté internationale que nous préconisons. Cela est un vrai sujet. Il ne faut pas que cela nous empêche d'avancer sur Kyoto. Nous essayons d'avancer sans eux. Dans certains cas c'est difficile, donc ce sera forcément dans les années qui viennent un sujet de dialogue important, pas forcément facile.
Q - Est-ce que les Américains, ce n'est pas de la poudre aux yeux qu'ils envoient à l'opinion et à leur opinion eux-mêmes en sachant que le pays ou la grande partie d'Al Qaïda, c'était en Arabie Saoudite, alors que l'on va s'attaquer à un petit pays la Somalie, ou l'Iraq qui sont incapables de se défendre ?
Si je comprends bien vous répétez un peu la question que je posais à Hubert Védrine : est-ce que vous pensez peut être, vous craignez que les Etats-Unis ne transportent la lutte contre le terrorisme en Somalie, en Iraq ou ailleurs. C'est un peu cela.
R - Il faut être rigoureux dans cette affaire de lutte contre le terrorisme, mais sur deux plans : rigoureux parce qu'il faut continuer à s'attaquer aux racines du terrorisme et il ne faut pas le faire n'importe comment. Il n'est pas question de s'attaquer à des pays. Là on ne s'est pas attaqué à l'Afghanistan, on s'est attaqué à l'infrastructure d'Al Qaïda qui était nourrie par le régime taleb, que cela a permis de renverser.
Q - On s'est attaqué au pouvoir en Afghanistan ?
R - Mais pas au pays. On a même libéré le pays. Il n'est pas question de s'attaquer à la Somalie. Même les Américains qui plaident pour cela ne disent pas qu'ils vont s'attaquer à la Somalie où il n'y a d'ailleurs plus de gouvernement. Ils veulent éventuellement, et encore Colin Powell nous dit que rien n'est décidé, détruire tel ou tel camp ou telle ou telle infrastructure. Tout cela peut se discuter, c'est dans le cadre de la résolution 1368.
J'ai dit tout à l'heure que l'ensemble des pays européens, plus Kofi Annan, considèrent que la question iraquienne n'a rien à voir avec cela. Il ne s'agit pas d'approuver n'importe quoi, il s'agit d'être cohérent avec nous-mêmes dans la lutte contre le terrorisme qui est évidemment notre intérêt. Mais cela ne doit pas couvrir n'importe quoi.
Q - Est-on trop indulgent avec l'Arabie Saoudite ?
R - D'abord "on" je ne sais pas de qui il s'agit.
Q - "On", les Américains par exemple, les Européens, les Français ?
R - L'Arabie Saoudite a une position stratégique et c'est ainsi que les pays occidentaux, à commencer par les Etats-Unis, mènent leurs relations avec l'Arabie. Il ne faut pas lancer des accusations comme cela, un peu à la légère, en ce qui concerne l'Arabie.
Quand on demande aux responsables saoudiens, comme je l'ai fait il y a quelques semaines, qu'est ce que vous allez faire pour lutter contre le financement du terrorisme et jusqu'où irez vous, ils disent "nous sommes prêts", nous irons aussi loin que les banques occidentales elles-mêmes sont capables d'aller. Donc, il faut travailler sérieusement sur ce qu'on leur demande.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 décembre 2001)
R - Bonjour
Q - Un mot, un souvenir à propos de Léopold Sédar Senghor ?
R - Je n'ai pas de souvenirs personnels directs. Sauf la lecture de ses poèmes, de ses textes, et l'admiration que j'ai toujours éprouvée pour cet homme à la fois sur le plan artistique, culturel, à partir de l'invention de la négritude, cette espèce d'océan de créations et sur le plan politique et comme démocrate et comme père de l'indépendance, comme constructeur de la stabilité du pays. C'était un très grand homme.
Q - L'actualité, c'est aussi l'Argentine. Qu'avez-vous envie de dire à propos de l'Argentine ? Que la France pense aux Argentins ? Que la France va aider l'Argentine ?
R - A la base, c'est un pays riche, avec beaucoup d'inégalités. Mais c'est un pays qui a un immense potentiel, qui a d'ailleurs été un pays prospère à différents moments.
Là, je crois qu'il y a eu un engrenage d'erreurs économiques et politiques. Pas seulement par les Argentins, puisqu'il y a certainement des erreurs des institutions financières internationales, ou des exigences soit démesurées, soit à contre temps. Sur le fond, il n'y a pas de raison que ce pays ne puisse pas remonter la pente.
Ce pays est dans une crise aiguë. Il faut que les Argentins trouvent ensemble un scénario de sortie de crise et que le FMI et l'ensemble des partenaires extérieurs, trouvent une façon de sortir de cette crise en douceur, sans aggraver encore la crise sociale.
Il va falloir un mélange de génie économique et de courage politique.
Q - Ils devraient y arriver ?
R - Oui.
Q - L'Argentine est un pays qui nous est cher, c'est la plus grande communauté française d'Amérique du Sud, je crois.
R - Et nous sommes économiquement très présents. Les deux choses sont liées, c'est parce que les entreprises, comme EDF, France Télécom, la Lyonnaise des Eaux, Renault, Carrefour, et beaucoup d'autres, sont très très présentes depuis quelques années, que nous avons une communauté qui n'a cessé de se développer.
Q - Parlons de l'Afghanistan, maintenant. L'ONU l'a décidé, il va y avoir un contingent, une force de paix internationale qui va être déployée en Afghanistan : 3 000 hommes, c'est cela ? Entre 3 000 et 5 000 hommes ?
R - Oui, cela se précisera après par une négociation avec les Afghans, mais c'est cela le cadre. Je voudrais dire que c'est très bien - ce n'est pas l'ONU - ce sont les membres du Conseil de sécurité, les membres permanents et notamment la France avec la Grande-Bretagne, qu'ont à nouveau joué un rôle important pour la troisième fois dans une résolution à propos de l'affaire de l'Afghanistan ou du terrorisme. Il est très important que l'on ait pu se mettre d'accord sur le mandat de la force, sur la durée de la présence, sur le mode de commandement, avant que l'administration issue des Accords de Bonn ne se mette en place.
Q - Demain ?
R - Elle se met en place demain précisément.
Q - Combien de soldats français ?
R - Pour le moment, on commence par des forces de protection. Des membres du GIGN assurent la protection de certains représentants de l'ONU.
Q - Et à terme ?
R - A terme, quelques centaines, mais le chiffre n'est pas encore arrêté.
Q - Sous commandement américain ?
R - Non, c'est distinct. Mais vous avez deux choses : il y a un commandement spécifique pour cette force multinationale qui est une force d'assistance à la sécurité, et il y a une coordination extrêmement étroite avec le commandement américain qui est en train de continuer à agir en Afghanistan, de façon à ce qu'il n'y ait pas de contradiction entre les deux. Il ne faut pas que les deux forces puissent se gêner. Nous nous assurons que rien n'est fait par la force multinationale qui puisse contrarier la poursuite nécessaire des opérations de guerre.
Q - On sent une inquiétude un peu sourde monter dans les opinions publiques, notamment en Europe. Le gouvernement américain veut absolument éradiquer les cellules d'Al Qaïda dans n'importe quel pays. Alors peut-on imaginer une intervention américaine directe au Yémen, au Soudan, en Iraq et en Somalie. Je parle de la Somalie, parce que le ministre allemand de la Défense, Rudolph Sharping, en a parlé et parce que des navires américains, britanniques et allemands croisent au large de la Somalie. Quelle serait la position française et européenne ?
R - Quand on interroge le secrétaire d'Etat américain, M. Powell, qui était il y a quelques jours à Paris, il répond : tout cela, ce sont des spéculations extérieures à l'administration, rien n'a été décidé par l'administration. Et en même temps, c'est un sujet qui revient tout le temps.
Il faut distinguer deux choses, si vous le permettez. La résolution initiale adoptée au Conseil de sécurité justifie une riposte en légitime défense par rapport au réseau Al Qaïda, sans que cela soit forcément en Afghanistan. S'il était démontré qu'il y ait telle ou telle cellule d'Al Qaïda dans tel ou tel autre pays, on pourrait admettre qu'il y ait une suite. On pourrait penser que c'est nécessaire, parce que cette lutte contre le terrorisme doit être poursuivie.
Q - S'il y a une intervention directe en Somalie, par exemple ?
R - Je ne peux pas dire à l'avance ce que l'on ferait. On se concerterait entre Européens. La plupart des Européens ont exprimé beaucoup de réticences, même les Britanniques.
Q - Vous aussi ?
R - On l'a dit, en complète clarté à propos de l'Iraq, qui est un cas tout à fait différent mais, même sur le reste, les Américains disent que la suite de la lutte contre le terrorisme n'est pas nécessairement militaire, que cela peut prendre d'autres aspects. Nous sommes encore sur un terrain très hypothétique, et nous serons attentifs en tous cas à ce qu'on ne sorte pas du cadre fixé par la résolution 1368.
Quant au cas de l'Iraq, il a été clairement dit par les Allemands, les Italiens, par les Français et par beaucoup d'autres, que c'était tout à fait autre chose.
Q - L'Iraq qui aurait quand même repris ses programmes d'armes de destruction massive ? Vous avez des informations à ce propos ?
R - Non. Je n'ai pas d'informations parce que, précisément, les erreurs de quelques politiques des dernières années, pas de la nôtre, ont abouti au fait qu'il n'y a plus aucun contrôle. Il y a des soupçons, des inquiétudes. Mais aucun pays européen ne considère, dans la suite logique de l'affaire anti-terroriste, d'entreprendre quelque chose contre l'Iraq. Kofi Annan vient de s'exprimer avec beaucoup de force contre cette idée.
Sur ce point, il y a une vraie réticence de la communauté internationale. D'autant que même ceux qui, aux Etats-Unis, militent ouvertement pour une action américaine contre l'Iraq, ne cherchent même plus à dire qu'il y a un lien avec les attentats. C'est un problème tout à fait différent et cela mériterait un débat au sein du Conseil de sécurité. On ne peut certainement pas approuver par avance, dans des conditions aussi opaques, une opération dont on ne sait rien et dont on ne sait pas comment elle serait légitimée, menée, à quoi elle conduirait. C'est un vrai problème sérieux.
Q - Qui doit juger Ben Laden ?
R - Nous nous sommes exprimés à plusieurs reprises sur ce sujet. Le président de la République a rappelé que la France n'est pas favorable aux tribunaux d'exception. Le Premier ministre a dit que ce serait encore mieux qu'il soit jugé - par hypothèse - par une juridiction internationale mais il n'y a pas aujourd'hui, de tribunal international ad hoc compétent.
Q - Est-ce qu'il y a des Français membres d'Al Qaïda arrêtés en Afghanistan ou au Pakistan ?Vous avez des informations ? On a parlé d'un Français ? Est-ce que vous avez des informations complémentaires ?
R - On a parlé d'un Français qui est dans un hôpital pakistanais et on n'arrive pas à avoir confirmation.
Q - D'autres Français ?
R - Il y a quelques rumeurs selon lesquelles il y aurait d'autres personnes dans son cas ; mais c'est difficile à déterminer, puis il y a beaucoup de gens dans cette organisation qui ont circulé avec des faux papiers. Donc, nous ne savons pas.
Q - Donc, aujourd'hui vous ne savez pas ?
R - Non.
Q - Que s'est-il passé à Londres ? Est-il vrai que l'ambassadeur de France à Londres a qualifié Israël de "petit pays", passez-moi l'expression, "de petit pays de merde" au cours d'une soirée, d'une réception, d'un dîner ? Cela a fait "la une" du monde hier.
R - Je n'en sais rien. Il y a eu des articles par ricochet parce que certains journaux anglais qui aiment bien "monter les choses en épingle" en ont fait des papiers.
Je trouve cette polémique assez douteuse. Je n'ai aucune idée de ce qui a pu se dire entre les uns et les autres dans ce dîner. Je n'en sais rien, je n'y étais pas. Cela ne correspond pas du tout à ce que je connais de Daniel Bernard, qui est un grand diplomate. J'ai l'impression que cela traduit plutôt le fait que les nerfs sont à vif sur la question du Proche-Orient en ce moment.
Q - Alors le Proche-Orient, précisément. Tout le monde parle d'initiatives européennes, on attend une intervention de l'Europe, mais quelle intervention ? Que peut-on faire aujourd'hui au Proche-Orient ?
R - Tout le monde voit bien la gravité de la situation et la façon dont elle se détériore encore régulièrement. Tout a été tenté il y a encore quelques jours. Il y a eu une initiative au Conseil de sécurité qui a été bloquée par un veto américain.
En ce qui concerne l'Europe, donc les Quinze, nous nous sommes exprimés ces derniers jours avec beaucoup de force. Nous avons exprimé des exigences pressantes, notamment par rapport à l'Autorité palestinienne en leur demandant de tout faire pour arrêter l'Intifada, pour démanteler les réseaux terroristes.
Q - C'est fait actuellement ?
R - Certaines choses sont entamées en cours.
Q - C'est suffisant ?
R - Ce n'est jamais suffisant tant que le problème n'est pas entièrement réglé. Mais ce que je voulais dire aussi, c'est que nous avons exprimé également des exigences très fortes vis-à-vis du gouvernement israélien, en demandant d'abord d'emblée de geler la colonisation, qui est quand même l'élément majeur. D'autre part, d'arrêter les incursions dans les Territoires, de lever les bouclages, de retirer l'armée et d'accepter l'ouverture de négociations politiques sans préalable.
Ce n'est pas ce qui est fait, malheureusement. Les exigences sont indissociables parce que cela ne peut pas marcher si l'on ne demande qu'à une partie et pas à l'autre et s'ils n'avancent pas ensemble.
Voilà ce que nous pensons, c'est très clair. Ce n'est malheureusement pas du tout ce qui se passe. Mais il faut bien constater que personne n'a les moyens d'imposer cela, pas plus les Américains que les Européens, ou que l'ONU. Mais on ne peut pas baisser les bras, parce qu'il n'y a pas d'autres façons de sortir de cette situation.
Je crois que la vision politique européenne est très claire. Je crois que l'on y viendra un jour ou l'autre.
Questions des auditeurs.
Q - Je suis quand même très pessimiste sur l'avenir pour plusieurs raisons. Je pense que l'attitude des Etats-Unis est complètement abracadabrante. Ils ont dit il y a deux/trois mois qu'ils luttaient contre le mal après l'attentat de Ben Laden et dans le même temps, ils dénoncent tous les traités qui engagent notre avenir : les mines antipersonnel, les antimissiles, le protocole de Kyoto, là le monde ils le méprisent. Ils se mettent à regarder le monde à partir du moment où ils prennent une grande baffe. Cela a été une horreur, je suis d'accord, c'est absolument abominable. Mais dans le même temps, est-ce qu'ils se préoccupent vraiment du monde ?
R - Je crois qu'il faut distinguer deux choses : il y a la lutte contre le terrorisme d'une part et là il y a une base légale internationale, qui est la résolution 1368 que la France a d'ailleurs proposée au Conseil de sécurité dès le lendemain du 11 septembre. Cette résolution fournit le cadre, la référence légitime pour toute la lutte en légitime défense et légitime riposte contre le terrorisme, contre Al Qaïda et peut donc avoir des développements si un lien direct est clairement établi. Nous ne sommes pas enrôlés de force. Nous sommes d'accord, parce qu'il y a une solidarité humaine, par rapport à un allié, à un ami. Parce que nous avons tous intérêt à juguler le terrorisme et à l'extirper. Cela impose aussi de s'attaquer aux causes profondes du terrorisme, c'est toute une politique.
Il n'y pas de problème entre les Américains et les autres. Par contre, c'est vrai qu'il y a une tendance préoccupante qui se renforce, une tendance unilatéraliste de la part de ce grand pays qui consiste à refuser d'accepter tout accord, tout arrangement qui puisse avoir des conséquences sur la liberté de décision, de souveraineté.
Q - Cela vous inquiète ? C'est une dérive ?
R - C'est une dérive. Eux trouvent cela très bien, puisqu'ils le font. Du point de vue des Européens en général, qui sont attachés à une maîtrise et à une régulation de la mondialisation, pour qu'elle soit plus humaine. Le fait que les Américains combattent ouvertement maintenant la Cour pénale internationale, le fait qu'ils sortent des différents accords de désarmement, le fait qu'ils n'aient pas ratifié le protocole de Kyoto et qu'ils veulent même bâtir un système courant pour en quelque sorte torpiller les mécanismes internes à Kyoto est préoccupant.
Donc, il y a toute une série de choses qui ne vont pas du tout dans le sens du multilatéralisme et de la gestion coopérative de la communauté internationale que nous préconisons. Cela est un vrai sujet. Il ne faut pas que cela nous empêche d'avancer sur Kyoto. Nous essayons d'avancer sans eux. Dans certains cas c'est difficile, donc ce sera forcément dans les années qui viennent un sujet de dialogue important, pas forcément facile.
Q - Est-ce que les Américains, ce n'est pas de la poudre aux yeux qu'ils envoient à l'opinion et à leur opinion eux-mêmes en sachant que le pays ou la grande partie d'Al Qaïda, c'était en Arabie Saoudite, alors que l'on va s'attaquer à un petit pays la Somalie, ou l'Iraq qui sont incapables de se défendre ?
Si je comprends bien vous répétez un peu la question que je posais à Hubert Védrine : est-ce que vous pensez peut être, vous craignez que les Etats-Unis ne transportent la lutte contre le terrorisme en Somalie, en Iraq ou ailleurs. C'est un peu cela.
R - Il faut être rigoureux dans cette affaire de lutte contre le terrorisme, mais sur deux plans : rigoureux parce qu'il faut continuer à s'attaquer aux racines du terrorisme et il ne faut pas le faire n'importe comment. Il n'est pas question de s'attaquer à des pays. Là on ne s'est pas attaqué à l'Afghanistan, on s'est attaqué à l'infrastructure d'Al Qaïda qui était nourrie par le régime taleb, que cela a permis de renverser.
Q - On s'est attaqué au pouvoir en Afghanistan ?
R - Mais pas au pays. On a même libéré le pays. Il n'est pas question de s'attaquer à la Somalie. Même les Américains qui plaident pour cela ne disent pas qu'ils vont s'attaquer à la Somalie où il n'y a d'ailleurs plus de gouvernement. Ils veulent éventuellement, et encore Colin Powell nous dit que rien n'est décidé, détruire tel ou tel camp ou telle ou telle infrastructure. Tout cela peut se discuter, c'est dans le cadre de la résolution 1368.
J'ai dit tout à l'heure que l'ensemble des pays européens, plus Kofi Annan, considèrent que la question iraquienne n'a rien à voir avec cela. Il ne s'agit pas d'approuver n'importe quoi, il s'agit d'être cohérent avec nous-mêmes dans la lutte contre le terrorisme qui est évidemment notre intérêt. Mais cela ne doit pas couvrir n'importe quoi.
Q - Est-on trop indulgent avec l'Arabie Saoudite ?
R - D'abord "on" je ne sais pas de qui il s'agit.
Q - "On", les Américains par exemple, les Européens, les Français ?
R - L'Arabie Saoudite a une position stratégique et c'est ainsi que les pays occidentaux, à commencer par les Etats-Unis, mènent leurs relations avec l'Arabie. Il ne faut pas lancer des accusations comme cela, un peu à la légère, en ce qui concerne l'Arabie.
Quand on demande aux responsables saoudiens, comme je l'ai fait il y a quelques semaines, qu'est ce que vous allez faire pour lutter contre le financement du terrorisme et jusqu'où irez vous, ils disent "nous sommes prêts", nous irons aussi loin que les banques occidentales elles-mêmes sont capables d'aller. Donc, il faut travailler sérieusement sur ce qu'on leur demande.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 décembre 2001)