Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à TV5 le 14 juin 1999, sur le bilan des élections européennes, l'échec des "souverainistes" en France, le recul du PCF, la percée des écologistes et l'éventualité d'un rééquilibrage au sein de la majorité plurielle, la victoire des libéraux européens au Parlement de l'Europe, les chantiers de la construction européenne.

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Circonstance : Election européenne le 13 juin 1999

Média : TV5

Texte intégral

Q - Merci de nous rejoindre et bienvenue sur le plateau de "TV5 Questions". L'Europe aujourd'hui, donc, est dans tous ses états. Les élections européennes de dimanche ont provoqué un séisme politique tous azimuts : changement de majorité au niveau du Parlement européen, votes-sanctions en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie et en France. La recomposition du paysage politique s'accélère. Avec nous, Pierre Moscovici, ministre délégué aux Affaires européennes. Que pensez-vous de cette réorganisation du paysage politique français, notamment avec la montée en puissance du courant vert...
R - Ce qui est le plus frappant, tout de même, c'est le fait que la majorité reste majoritaire, de même que l'écart entre la gauche et la droite se creuse. La crise de la droite est manifeste puisque le parti, théoriquement le parti du président, son ancien parti, se retrouve derrière un parti dissident créé par Charles Pasqua, sur une thématique assez anti-européenne, donc assez opposée à la politique européenne du président de la République...
Q - Vous n'utilisez pas le terme souverainiste. Il ne vous plaît pas ?
R - C'est vrai qu'il n'y a pas de percée souverainiste puisque ce score est comparable à celui qu'avait fait Philippe de Villiers, il y a maintenant 5 ans mais dans un contexte différent, avec une droite de gouvernement divisée et un RPR effondré. Je ne veux pas fuir votre question sur la gauche...
Q - Mais un instant encore sur la droite, ce pôle représenté par Charles Pasqua pourrait-il permettre une réorganisation de la droite française autour de lui ?
R - La contradiction face à laquelle se trouve la droite - et je leur souhaite bon courage -, c'est que leur électorat dans sa majorité, au deux tiers, n'est pas du tout sur les mêmes lignes que Charles Pasqua ; il est séparé de Charles Pasqua, justement, par un engagement européen parce que tout de même, les listes pro-européennes l'ont emporté. Donc, je ne crois pas que Charles Pasqua puisse être un facteur de recomposition de la droite. Il peut être un nouveau facteur de décomposition, ou un facteur de désordre, ou au contraire un facteur de réorganisation d'une droite plurielle... admettons que ce soit la version positive...
Q - Symétrique à la gauche plurielle...
R - En quelque sorte, mais avec, en même temps, beaucoup d'arrière-pensées, beaucoup de règlements de compte. Je ne veux pas commenter davantage la situation de la droite : on voit que la crise est profonde, à la fois quantitativement et dans sa composition et aussi dans son rapport à l'Europe puisqu'il y a une division entre eux qui est extrêmement profonde. Pour ce qui est de la gauche, ma foi, le Parti socialiste reste à un assez bon niveau dans un contexte de dispersion. Nous sommes tout de même le seul parti à franchir les 20 % et nettement. Il a près de 10 % d'avance sur la deuxième formation politique. Cela fait de lui le môle de rassemblement de la vie politique, et notamment de la gauche. Il y a aussi la percée des écologistes, elle est indéniable...
Q - Comment la comprenez-vous ? N'est-ce pas là aussi une restructuration qui est en train de s'opérer sur la gauche ?
R - Une élection ne provoque pas une restructuration, surtout que la percée en question est tout de même contenue. Les écologistes avaient déjà obtenu un score comparable, non pas à la précédente élection européenne, mais en 1989 où ils avaient déjà fait 10 %. En même temps, on sait qu'il s'agit là d'un électorat qui est peut-être un peu plus volatile. Je salue la percée des Verts car tout ce qui est bon pour la majorité me paraît bon d'un point de vue collectif. En même temps, je crois que Daniel Cohn-Bendit a su trouver des accents européens qui ont convaincu et peut-être aussi a-t-il su toucher des électeurs plus jeunes que nous-mêmes nous n'avons pas su atteindre toujours par notre discours.
Q - Vous diriez que c'est la clef de son succès ? Avoir touché un électorat plus jeune que le Parti socialiste... ?
R - Il me semble que Daniel Cohn-Bendit a eu des actions qui ont séduit certaines couches qui peuvent parfois voter socialiste. J'ai beaucoup d'amis socialistes, des gens qui votent utile, comme on dit, dans de grandes élections qui là, se sont fait un petit peu plaisir. Je n'en tire pas de conséquences négatives. Je trouve qu'il est tout à fait bon que les Verts, qui représentent un courant de pensées, d'idées confirment cette percée. En même temps, je ne crois pas qu'il y ait de leçons majeures à en tirer sur l'équilibre de la majorité. La majorité a un coeur qui est le Parti socialiste. Il est conforté. Elle a aussi des alliés qui sont en bonne santé.
Q - Monsieur le Ministre, vous rejetez toute idée de rééquilibrage au sein de cette majorité plurielle... ?
R - Ce n'est pas à moi de m'occuper de ce genre de choses-là. C'est le Premier ministre qui le fait, mais je n'ai pas entendu de revendication. De toute façon, les choses ne se passent pas comme cela...
Q - Si, il y en a eu...
R - ... le problème n'est pas d'avoir des ministres en plus, nous verrons ensuite comment on discute les élections municipales.
Q - L'effritement systématique du Parti communiste...
R - Le Parti communiste est dans une élection, l'élection européenne, qui ne lui est pas favorable, c'est clair, d'une part parce que son électorat est partagé, une partie de l'électorat suit le tournant euro-constructif de Robert Hue, une autre souhaiterait qu'il soit plus négatif et l'électorat populaire qui peut voter pour lui dans d'autres élections ne s'est pas déplacé. Donc, Robert Hue se retrouve à l'étiage du Parti communiste et en même temps, le Parti communiste est une force politique...
Q - Je reviens à ma question parce qu'on a dit, ça ou là, que Lionel Jospin attendait, justement, le scrutin européen pour éventuellement retoucher les grands équilibres de sa majorité...
R - Je ne suis pas dans le secret de cela mais je crois que la majorité se confortait dans chacune de ses composantes. A lui de voir. Je pense qu'il n'y a pas péril en la demeure, au contraire. Pour un Premier ministre qui est là depuis deux ans, avec des élections intermédiaires qui n'ont pas été bonnes pour d'autres partis sociaux-démocrates européens, honnêtement, la performance est significative et je souris un peu...
Q - Pourquoi ?
R - Je ne souris pas vraiment parce qu'en même temps, j'aurai souhaité que la famille socialiste européenne progresse partout mais c'est vrai que le texte Schröder, Blair, les leçons données à Jospin... Aujourd'hui, nous gagnons les élections...
Q - Un petit coup de pied dans les tibias de nos amis allemands et britanniques...
R - Non, justement, je ne veux pas faire cela mais je veux souligner que parfois, il faut se situer aussi en phase avec ce que souhaite son électorat et je crois que nous l'avons été...
Q - (inaudible)
R - Non, ce n'est pas non plus cette conclusion politique qu'il faut tirer parce que les cas sont très particuliers. Vous savez, en Grande-Bretagne, c'est surtout l'abstention qui a gagné et manifestement, l'électorat populaire ne s'est pas mobilisé. C'est l'électorat conservateur qui s'est déplacé et lui seul. Quant à l'Allemagne, je suis persuadé que s'il y avait demain des élections législatives, le chancelier Schröder continuerait à gagner ces élections. Le mode de scrutin a changé le résultat. Il ne faut pas en tirer des conclusions définitives. Cela dit, je trouve que nous avons fait la preuve que ce que nous faisions en France marchait et que cela pouvait convaincre les électeurs.
Q - L'exception française, à l'inverse de ce qui s'est passé en Europe...
R - La bonne santé du gouvernement français. Mais nous ne sommes pas seuls, nos amis portugais...
Q - Bon, alors, c'est un peu plaidoyer pro domo, quand même, non ?
R - Cela peut arriver, nous n'avons pas de raison de pleurer particulièrement le lendemain de ces élections...
Q - La première leçon de ce scrutin européen, c'est le score de l'abstention, 51 %. Quelle est votre réaction en tant que ministre en charge des dossiers européens justement ?
R - Je crois qu'il y a un problème sans doute qui est double. Un problème du côté de l'opinion, qui perçoit positivement l'Europe, qui s'aperçoit que l'Europe est de plus en plus importante et en même temps, qui ne voit pas l'Europe comme un objet d'adhésion, qui ne se sent pas impliquée concrètement...
Q - Mais c'est une vraie contradiction ! Il y a un désir d'Europe, on voit dans l'affaire Kosovo une unité, une volonté politique, l'euro et en même temps, là...
R - Absolument, tous les sondages, toutes les enquêtes dont on dispose montrent que les Européens sont de plus en plus Européens, qu'ils sont favorables aux réalisations de la construction européenne, qu'ils sont conscients des enjeux de la construction européenne et en même temps, ils ne votent pas parce que ces enjeux...
Q - Conscients, mais pas engagés...
R - Exactement. L'Europe est une sorte de toile de fond dans laquelle on ne se sent pas tout à fait engagé et je crois qu'il y a aussi peut-être un problème qui concerne les politiques : comment nous-mêmes aller vers les citoyens, les intéresser, les passionner par ces enjeux, leur expliquer et le type de campagne, peut-être le type de discours que nous avons, le fait qu'on ne parle de l'Europe que tous les 5 ans, à l'occasion d'élections un peu ritualisées...?
Q - Mais là, on en a parlé tous les jours avec l'affaire du Kosovo...
R - C'était un peu indirect...
Q - Ou de la crise de la dioxine sur les poulets...
R - La dioxine a pesé sur certains résultats, je ne parle pas du résultat belge...
Q - Oui, bien sûr, catastrophique puisque le Premier ministre vient de démissionner...
R - Oui, le Premier ministre a démissionné. Je crois que, là, l'impact de la crise de la dioxine est direct mais, sans doute, dans le résultat de Daniel Cohn-Bendit y a-t-il un "effet dioxine" en dernière semaine. On le voit sur certains bureaux de vote, c'est clair. Ces électeurs très urbains se sont sentis très sensibilisés par ces choses-là et les enjeux pour la vie quotidienne, les enjeux concrets sont peut-être ceux dont nous, les politiques, nous ne parlons pas assez. C'est peut-être ce reproche là qu'il faut se faire...
Q - Justement, n'est-ce pas une formidable leçon de choses pour la question européenne dans cette affaire de l'abstention, dans un contexte très clairement pro-européen, où l'Europe n'est plus en jeu finalement ?
R - Je le pense. Et j'observe tout de même, si on sort de l'analyse politique en terme de rapport de forces que les listes européennes, celles qui ont fait des vraies campagnes européennes, ont gagné...
Q - Donc, vous n'êtes pas inquiet d'une majorité de droite au Parlement de Strasbourg ? Finalement, c'est encore quelque part une majorité européenne...
R - D'abord, relativisons les choses, il n'y a pas de majorité de droite au Parlement de Strasbourg, il y a un changement...
Q - Du balancier...
R - Non, mais il n'y avait pas de majorité de gauche dans le passé au Parlement européen. Il y a un changement de rapport de forces, c'est clair, entre le PPE et le PSE. Cela dit, pour faire une majorité, cela suppose qu'on fasse 50 % et je ne crois pas qu'il y ait une majorité de droite, au sens où les droites, ensemble, ne font pas 50 % du Parlement européen, ou alors ce serait vraiment aller chercher les extrêmes droites et ce n'est pas la tasse de thé des démocrates chrétiens. De la même façon, les gauches ne font pas 50 %, sauf à trouver là encore des alliances très improbables et donc, on va voir ce qui va se passer maintenant, mais il n'est pas impossible que le système du Parlement européen sortant, c'est-à-dire...
Q - On vous sent très confiant sur l'idée qu'entre cette majorité de droite et cette minorité de gauche, on peut trouver un large consensus européen pour faire avancer les affaires européennes ?
R - Je ne dis pas ça, car c'est vrai que le débat politique s'est un peu radicalisé et le fait est que les droites européennes, qui sont minoritaires dans les gouvernements, peuvent avoir tendance à se servir du Parlement européen pour les enjeux internes, donc cela va être plus difficile. Ce Parlement européen va être plus...
Q - Cela peut-il aller jusqu'à un coup d'arrêt à l'Europe sociale dont les socialistes français sont quand même très friands ?
R - Non, je ne veux pas faire ce procès-là à la droite européenne.
Q - Cela ne vous inquiète-t-il pas ?
R - Je ne dis pas que cela ne m'inquiète pas. Je dis simplement que je pense que nous trouverons toujours des voies et moyens pour faire avancer l'Europe. Vous savez, l'Europe est une vieille idée. Maintenant, cela fait 50 ans que nous y sommes. Elle a avancé avec les gouvernements de gauche, mieux à mon sens, qu'avec les gouvernements de droite. Elle n'a jamais reculé et je ne vois pas pourquoi ces élections marqueraient un coût d'arrêt de la construction européenne. Nous allons simplement devoir en tenir compte...
Q - ... (question inaudible)...
R - Je n'irais pas jusque-là. J'aurais préféré nettement que les gouvernements socialistes et sociaux-démocrates soient confortés par une majorité socialiste et social-démocrate au Parlement européen, évidemment. La cohabitation à l'européenne est là. Elle va être plus difficile, mais comme toute cohabitation, elle se gère car les hommes et les femmes qui dirigent nos pays ou qui nous représentent dans les assemblées, à de rares exceptions, sont des gens responsables qui savent dépasser un peu certains enjeux pour faire la part de l'intérêt général, en l'occurrence, l'intérêt général européen.
Q - On a vu très récemment, au cours du printemps, le Parlement européen bousculer la Commission, un rééquilibrage des institutions. Quels sont les chantiers sur lesquels, vous, ministre des Affaires européennes, vous comptez maintenant beaucoup travailler ?
R - Nous avons, l'an prochain, une présidence française de l'Union européenne et nous avons ouvert à Cologne tous les grands chantiers. Nous devons bâtir l'Europe de la défense. Nous avons commencé...
Q - Elle a subi récemment un coup d'accélérateur dans cette affaire du Kosovo...
R - Admettons que des décisions ont été prises qui vont dans ce sens-là. Vous savez, le Kosovo, montre à la fois ce que nous devons faire et aussi ce que nous n'avons pas su faire jusqu'à présent. Mais il y a l'Europe de la défense. Il y a l'Europe de l'emploi sur laquelle on doit continuer...
Q - Avec une majorité des droites au Parlement ?
R - Le Parlement ne peut pas être un obstacle là-dessus. Tout de même, nous sommes dans un système où il revient beaucoup aux gouvernements de montrer la voie. Je ne discute pas sur le fédéralisme mais le Conseil...
Q - Quand même, l'exécutif donne la pulsion...
R - Oui, surtout que l'exécutif au niveau européen est un paradoxe. C'est aussi le législatif, qu'il partage avec le Parlement européen. Troisième dossier, la réforme des institutions...
Q - Ca, c'est la bouteille à l'encre...
R - Ce n'est pas la bouteille à l'encre, il revient à la France dans sa présidence du deuxième semestre de l'an 2000 de bâtir une nouvelle CIG, c'est-à-dire un nouveau traité...
Q - Ne parlez pas de sigle...
R - CIG signifie Conférence inter-gouvernementale pour faire en sorte qu'on ait une Commission mieux maîtrisée, un Parlement qui joue son rôle, un vote à la majorité qualifiée qui permette l'exercice de la démocratie européenne. C'est un grand chantier. Et puis, il y a le chantier de l'Europe sociale avec le fait que nous voulons - cela a été décidé par les chefs d'Etat et de gouvernement - une Charte des droits civiques et sociaux des Européens qui résume, en quelque sorte, les droits des personnes en Europe et qui ouvre aussi de nouveaux droits sociaux. Donc, nous avons beaucoup de pain sur la planche. Quand je dis nous, c'est les Français car nous avons tous ces rendez-vous là et en même temps...
Q - Nos partenaires vont-ils être aussi...
R - En même temps, nous avons deux présidences, finlandaise et portugaise qui doivent faire du bon travail sur ces sujets. Donc, l'Europe a exposé ses grands chantiers. Je suis assez confiant sur ses capacités à les traiter...
Q - On n'attendait pas quand même la présidence française pour les mettre en oeuvre ?
R - Non, mais la présidence française va être un temps fort parce que c'est le moment où, au contraire, nous devons peut-être conclure ces chantiers. Au fond, la présidence allemande les a lancés, les présidences finlandaise et portugaise vont les poursuivre. La France va les conclure et je crois que nous allons avoir une présidence extrêmement importante au deuxième semestre de l'an 2000.
Q - Pour vous, ministre des Affaires européennes, comment analysez-vous cette avancée de l'Europe sur la question du Kosovo ? Qu'est-ce qui compte aujourd'hui ?
R - Ce qui compte, c'est que les Européens aient pris conscience, dans cette affaire du Kosovo, que nous n'avons pas fait l'Europe pour l'économie, nous n'avons pas fait l'Europe pour la monnaie. Nous avons fait l'Europe pour la paix et la sécurité et le Kosovo nous ramène en quelque sorte aux origines. A nous, maintenant, de définir une capacité propre de défense, c'est-à-dire une capacité de réagir aux crises sur notre continent, y compris lorsque les Américains ne le peuvent pas, ne le veulent pas ou lorsque nous estimons que c'est à nous de le faire. Je pense que le Kosovo nous a permis de nous ramener aux valeurs fondamentales de la construction européenne que sont la paix, la sécurité. Cela passe par une défense autonome.
Q - Ce sera le mot de la fin. Merci, Monsieur Pierre Moscovici, d'avoir été notre invité./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 juin 1999)