Texte intégral
Je suis content de vous recevoir, ce matin, dans un hôtel français. Naturellement, ce que j'ai à vous dire est dominé par la question afghane. Fondamentalement, je crois qu'il faut se réjouir que nous soyons en train d'atteindre nos objectifs militaires. Bien sûr, cela entraîne de nombreux problèmes politiques à régler. Je crois que cela justifie le fait que le Conseil de sécurité, dès le début, ait reconnu la légitimité de la riposte américaine. Cela justifie la stratégie suivie par les Etats-Unis et le soutien que nous avons apporté à cette stratégie. Je m'attends à ce que le système taleb s'effondre maintenant assez vite, même s'il y a des résistances locales.
En ce qui concerne le volet politique, je voudrais rappeler que, dès le premier octobre, la France a présenté un plan qui insistait sur cet aspect. C'est à dire que dès le début octobre, nous pensions que ce n'était pas qu'une question militaire, ni qu'une question humanitaire. Nous pensions qu'il fallait déjà réfléchir à ce qui allait se passer après pour éviter que ne recommencent les affrontements internes des années 1992. Cela vous montre aussi que, dès le début octobre, nous pensions que la stratégie militaire réussirait. Sinon nous n'aurions pas réfléchi, dès ce moment-là, à la phase politique. Les principes, vous les connaissez, ce sont ceux que l'on va retrouver dans la résolution. Il faut que les Afghans surmontent leurs dissensions internes et se mettent d'accord sur une répartition de l'influence et du poids des uns et des autres.
On est maintenant dans cette situation où, sur le plan militaire, cela s'accélère. Donc il faut accélérer l'aspect politique. A mon avis, il faut mettre les groupes afghans devant leurs responsabilités. Je parle des différents dirigeants de l'Alliance du nord et des nouveaux leaders pachtounes qui vont apparaître dans les jours prochains. Ils doivent comprendre que le monde entier est prêt à aider l'Afghanistan dans des proportions énormes, inconnues jusqu'ici. Notre but n'est pas d'aider une faction, une minorité à prendre le pouvoir sur l'ensemble du pays, encore moins de laisser recommencer une guerre civile. Bon, ils sont sans doute conscients de tout ça, enfin je l'espère en tout cas, mais il vaut mieux le dire.
Nous attendons beaucoup de M. Brahimi, qui connaît tout le monde, qui connaît les contradictions de tout le monde et nous attendons maintenant qu'il force les choses. Et évidemment, comme le dit Brahimi à juste titre, il appartient aux Afghans eux-mêmes au bout de décider. Nous, nous créons les conditions. Quand je dis "nous", ce sont les pays du P5 ou ceux du G8, ou les Européens en général. Les 6 +2, c'est un peu différent parce qu'il y a les pays voisins dont précisément on attend un comportement constructif, qu'ils n'ont pas toujours eu dans le passé.
Enfin sur l'humanitaire, je pense que les choses vont devenir rapidement beaucoup plus faciles. On va pouvoir accéder rapidement à des populations qui étaient, jusqu'à ces derniers jours, inaccessibles et j'espère qu'on va pouvoir sauver beaucoup de vies et notamment chez les enfants. Ensuite, il faudra passer à la reconstruction. M. Brahimi a accepté, hier, au Conseil de sécurité, une réunion de 21 pays, dès ce vendredi, aussi bien sur le volet humanitaire que sur la reconstruction. Et quand on dit reconstruction, il faut avoir à l'esprit qu'il ne s'agit pas de reconstruire trois ou quatre ponts, il s'agit de remettre en marche toute une économie agricole et toute une société qui ont été complètement détruites, déstructurées. Ce qui se passe donc est fondamentalement positif, mais il ne faut pas rater l'occasion maintenant.
Enfin sur le Proche-Orient, mon pays comme tous les autres pays européens a trouvé positif que le président Bush fasse sien maintenant l'objectif de la création d'un Etat de Palestine. Vous savez que, pour nous, c'est seule façon de sortir de la situation actuelle qui est intolérable d'un côté comme de l'autre. Voilà, je m'arrête là. Avez-vous quelques questions?
Q - La France et les autres pays européens peuvent-ils être amenés à extrader des terroristes vers les Etats-Unis ?
R - Je ne crois pas que cela concerne la France. Deuxièmement, je ne peux pas m'engager, moi, à la place des pays d'Europe ou des opinions européennes en général sur ce point de l'extradition en cas de peine de mort. Je ne suis pas sûr que les gouvernements européens puissent changer de position parce que cette question de la peine de mort est devenue un point dur. Et même réponse, a fortiori, sur la question de tribunaux militaires. Mais ce n'est pas une réponse officielle que je vous donne puisque cela n'a pas été discuté vraiment entre nous. C'est plutôt un sentiment, vous voyez.
Q - Une des questions laissées ouvertes hier par M. Brahimi était celle de la sécurité de Kaboul et des autres zones évacuées par les Taleban. Soutenez-vous l'idée d'une force multinationale ou sinon quelle solution envisagez-vous ?
R - M. Brahimi a bien posé les problèmes. C'est effectivement urgent, y compris pour que les choses se passent correctement. Vous savez que nous avons déjà lancé des appels aux différents dirigeants militaires de l'Alliance pour qu'ils contrôlent leurs troupes et qu'il n'y ait pas d'exaction. Mais c'est vrai que cela conduit logiquement à la question de la présence internationale en matière de sécurité. M. Brahimi trouverait préférable une force afghane. C'est un bon objectif mais ce n'est pas réalisable tout de suite. Parce que pour la composer, s'il fallait le faire aujourd'hui, on aurait les mêmes problèmes de composition et de commandement que pour faire le gouvernement, donc il y a un problème de proportion et d'accord politique. Mais il faut le garder comme objectif.
Ensuite, il y a l'hypothèse de l'opération de maintien de la paix, au sens classique, onusien. Le Secrétaire général et M. Brahimi sont réticents à cause de l'expérience des dernières années. Et je comprend leur réticence. On a trop souvent envoyé des forces des Nations unies dans des situations, où il n'y avait pas encore de paix, en leur demandant de maintenir une paix qui n'existait pas, sans avoir les moyens d'imposer la paix. Et après tout le monde dit, "l'ONU est incapable, c'est un fiasco de l'ONU", tout le monde est perdant. Je comprends cette prudence, mais je ne crois pas qu'il faille écarter la formule malgré tout. Parce que comme les choses vont aller vite, en tout cas dans une grande partie du pays, il n'est pas exclu qu'on se retrouve assez vite dans un contexte où une opération de maintien de la paix est concevable, on verra. Alors il reste une action multinationale des pays volontaires envoyant des contingents pour accomplir telle ou telle tâche de sécurité, elles sont d'ailleurs très diverses. Il faut quand même que ce soit autorisé ou décidé par l'ONU, pas forcément organisé par l'ONU, au sens précis du maintien de la paix. Cela serait un développement normal et logique de la résolution que nous allons, en principe, adopter demain, ou peut-être même aujourd'hui. Par rapport à cela et aux demandes plus précises que nous attendons de Monsieur Brahimi, la France examinera, de façon positive, la possibilité de participer.
Q - La France est-elle prête à engager des troupes dans une opération de maintien de la paix ?
R - Pour une opération de maintien de la paix proprement dite, c'est trop tôt. Comme je viens de le dire, les conditions ne sont pas réunies encore. Mais dans une opération multinationale qui aurait eu lieu très vite, oui. Nous aurons une attitude positive. Mais je ne peux pas être plus précis car je ne connais pas les demandes plus précises faites par M. Brahimi. Il faut maintenant, très rapidement, définir les besoins exacts. Je peux vous dire qu'à Paris, le président de la République et le gouvernement auront une attitude positive sur ce point.
Q - Monsieur le Ministre, on dit que la Jordanie, la Turquie, des pays européens comme l'Allemagne ou la France pourraient participer à une force multinationale. Est-ce exact ? Par ailleurs, savez-vous quand et où doit avoir lieu la réunion des parties afghanes ?
R - Sur la réunion des parties afghanes, je n'en sais rien. Je sais que M. Brahimi est immédiatement disponible, mais du côté des factions afghanes, je ne sais pas. En tout cas, je la souhaite la plus rapide possible. Quant aux autres participations, en effet j'ai entendu parlé de nations qui seraient prêtes à participer, tout de suite, dans le cadre d'une action multinationale. Mais je crois que c'est un peu comme pour la France, cela dépend. La France, position de départ positive. Mais maintenant, cela dépend des demandes plus précises. Parce qu'on ne peut pas parler de la sécurité en général, il y a Mazar-i-Charif, il y a Kaboul, il y a un certain nombre de routes, des aéroports, des lieux où il y a des réfugiés, il y a la sécurisation de l'action humanitaire, et beaucoup de choses. Donc je suppose que pour les autres pays que vous avez cités, c'est la même chose. Mais enfin nous avons pris nos responsabilités sur le plan militaire, sur le plan politique, sur le plan humanitaire; c'est logique qu'on le prenne aussi sur le plan de la sécurité. Et on aura encore plus d'arguments pour demander aux chefs des différentes factions afghanes de se comporter de façon responsable.
Q - Monsieur le Ministre, dans le passé vous avez décrit les Etats Unis comme l'hyperpuissance. Avez-vous le sentiment que cela a changé depuis le 11 septembre , comment analyseriez-vous les changements dans la conduite de la politique étrangère américaine ? Y voyez-vous une ouverture pour une coopération dans des domaines non directement liés à la lutte contre le terrorisme ?
R - Je rappelle que cette formule d'hyperpuissance est purement descriptive, qu'elle n'est pas critique, ni polémique et que c'est simplement une façon de chercher à décrire ce phénomène particulier que sont les Etats-Unis d'aujourd'hui, avec une forme de puissance et d'influence extraordinaire sur tous les plans que l'on ne peut comparer à rien d'autre. Sur le plan de la politique proprement dite, c'est autre chose. Vous savez que la plupart des Européens souhaitent une politique multilatéraliste, dans laquelle on discute et on débat ensemble des problèmes collectifs. Et quand les Etats-Unis vont dans la direction du multilatéralisme, en général les Européens sont heureux. Quand c'est la tendance unilatéraliste qui l'emporte, les Européens sont moins satisfaits. Cela n'empêche pas de travailler mais enfin, ce n'est pas pareil. Alors nous avons été frappés de voir qu'après le 11 septembre, le président Bush et M. Powell ont tout de suite parlé de la nécessité d'avoir une large coalition. C'était une bonne réaction. Coalition, cela veut dire - si les mots ont un sens- que l'on combine la détermination totale des Etats-Unis que chacun applaudit dans la lutte contre le terrorisme avec le fait de parler, de négocier avec les autres sur la façon dont on va conduire cette action. Et ce débat entre nous, c'est ce qui a eu lieu ces dernières semaines. Donc nous trouvons très bien l'idée même de coalition. Simplement, nous espérons que nous pourrons transformer, prolonger la coalition contre le terrorisme par des coalitions pour quelque chose. Parce qu'il y a beaucoup de choses à faire encore. Les problèmes énormes qui existaient dans le monde avant le 11 Septembre n'ont pas disparu et je ne pense pas qu'au Proche-Orient, il y en ait d'autres.
Q - S'agissant des possibles structures communes de la force multinationale, quelles suggestions ont été faites par la France ? Qui aura le leadership ?
R - En ce qui concerne l'organisation et le commandement de cette force multinationale, il faut traiter cela de façon assez pragmatique. Je n'ai pas de théorie sur le sujet. Dans les Balkans par exemple, ces dernières années, on a fait beaucoup de choses. Entre Européens et Américains, en général, celui qui commande, c'est le pays qui apporte le plus de troupes à un moment donné, le plus de forces. Et cela ne pose pas de problème dès lors qu'on est d'accord sur l'objectif. Donc on verra, cela va dépendre de la concrétisation de certaines promesses dans les tout prochains jours.
Alors après, entre cette force multinationale et l'Alliance du nord, par hypothèse, il faut naturellement qu'il y ait une négociation, une coordination sur le terrain, pour savoir qui fait quoi. D'autant que, je le répète, on a deux messages à faire passer aux dirigeants de l'Alliance du Nord : un qui est militaire, en tout cas très pratique, et l'autre qui est politique.
En ce qui concerne le terrain, nous attendons d'eux, évidemment qu'ils ne recommencent pas à se battre entre eux, qu'ils empêchent leurs soldats de violer, de piller, de massacrer. Ils ne le feront peut-être pas, je ne veux pas insulter l'avenir, comme on dit, mais il y a quand même le souvenir de ce qui s'est passé après 1992. Si cela ne se produit pas, tant mieux et bravo ! Mais enfin il vaut mieux prendre des précautions. D'autre part, nous ne souhaitons pas non plus qu'ils se mettent à découper le pays en morceaux, ou les villes en différents morceaux d'occupation, milice par milice. C'est le message de New York, de l'Assemblée générale, dans toutes ses formations, des pays membres. Et ce sera évidemment le message, sur le terrain, de toute force multinationale autorisée par les Nations unies.
Le deuxième message est politique. S'ils doivent gouverner seuls, cela ne marchera pas. Nous attendons, des gens de l'Alliance du nord, d'abord qu'ils ne se battent pas entre eux et qu'ils acceptent dans le gouvernement à venir une représentation équitable des Pachtounes dont ils ont bien évidemment tendance à minorer le poids. De même que nous attendons des Pachtounes et des Pakistanais qu'ils acceptent une représentation équitable des différentes composantes de l'Alliance du nord. Voilà, donc tout cela est dit politiquement, depuis New York, par M. Brahimi, où qu'il soit, et cela sera évidemment dit avec beaucoup plus de force sur le terrain.
Q - Peut-on faire confiance à l'Alliance du nord ? Ils avaient promis de ne pas entrer dans Kaboul et ils l'ont fait. Nous avons déjà des informations relatant des pillages et des massacres. Des plans d'urgence ont-ils été discutés dans l'hypothèse où la situation dégénérerait ?
R - Le plan d'urgence, c'est ce dont on parle tout le temps, c'est l'accélération de l'ensemble de nos actions. J'ai exprimé ce que nous souhaitons et ce que nous voulons éviter. Maintenant, c'est la guerre, c'est le chaos. Tous les dirigeants avaient dit qu'il serait souhaitable que l'Alliance du nord ne rentre pas seule dans Kaboul, mais ils étaient aux portes d'une ville que les Talibans avaient abandonnée, donc cela s'est passé comme cela! On peut comprendre cet enchaînement sur le terrain. Je pense donc qu'il ne faut pas juger sur ce qui s'est passé dans les premières heures. Je pense que nous pouvons collectivement reprendre les choses. Nous ne sommes quand même pas comme en 1992, où le monde entier avait abandonné l'Afghanistan à ses divisions, à ses démons en quelque sorte. Là, c'est l'inverse. Le monde entier est concentré sur l'Afghanistan. Nous avons des attentes, des demandes, des offres. J'ai bon espoir que cela finisse par avoir bonne influence sur les chefs des factions, soit directement, soit par l'intermédiaire de l'Ouzbékistan, du Pakistan, de l'Iran,... C'est vrai que pour compléter cela, il faut absolument mettre sur la table, très vite, une solution politique.
Q - Mais lorsqu'on considère les leaders des factions cela parait vraiment optimiste d'imaginer un comportement exemplaire et une solution politique rapide...
R - Mais on fait tout ce qu'on peut faire par rapport à cela. Pour ne prendre que mon exemple, dans les deux derniers jours, j'ai demandé au ministre turc, au ministre ouzbek, d'exercer la plus grande influence possible sur le général Dostom en lui disant que c'était quand même important pour son image, pour le futur dans l'Afghanistan, qu'il arrive à obtenir un comportement irréprochable de ses troupes. Ils ont, quand même, une forme d'influence sur lui.
Q - Avez-vous senti des réticences de la part des Américains à accepter les offres de participation militaire de la part de la France Et pensez-vous que l'opinion publique française aurait le sentiment que la France a un rôle plus important en ayant une présence militaire au sol ?
R - Du point de vue de l'opinion française, cela ne se présente pas tout à fait comme vous le dites dans la deuxième partie de votre question. Les Français attendent de nous que nous fassions quelque chose d'utile pour les Afghans parce qu'ils sont très sensibles aux malheurs de l'Afghanistan. Sur le premier point, je n'ai senti aucune réticence des militaires américains par rapport à une participation française à quoi que ce soit. Mais simplement, une réticence globale. L'armée américaine préfère travailler par elle-même. Manifestement, c'est plus commode, cela leur paraît plus commode, plus rapide, plus efficace que d'avoir à s'organiser avec d'autres, même de très bons amis ou alliés. Alors ils ont accepté ou demandé des participations très précises, très ponctuelles à un tout petit nombre d'autres pays, dont la Grande-Bretagne et puis deux ou trois autres pays européens. Mais on voit bien que les responsables militaires américains voulaient garder le contrôle de tout cela, sans avoir à discuter avec les autres à chaque instant.
Q - Quelle forme de régime et de constitution pour l'Afghanistan nouveau ? Quelle participation des femmes ?
R - D'abord, c'est vrai que l'Afghanistan est dans une sorte de quatorzième siècle. Mais même au quatorzième siècle, en Europe, on finissait par faire la paix. On ne peut pas plaquer sur l'Afghanistan d'aujourd'hui des schémas américains et européens d'aujourd'hui. Cela ne marche pas. Mais ce n'est pas une raison pour baisser les bras. Il faut comprendre leur mode de fonctionnement et trouver des arguments qui soient valables pour eux pour changer de politique. A l'époque de la guerre civile de 1992, je disais que le monde entier avait abandonné l'Afghanistan. S'ils s'étaient mis d'accord entre eux, s'ils avaient fait preuve d'esprit de compromis, cela ne leur aurait rien apporté de plus que de faire la guerre. Ils auraient fait une sorte de gouvernement de coalition à Kaboul dans lequel tout le monde aurait été mécontents et qui aurait été abandonné de tous. Donc, c'était presque logique d'avoir un comportement archaïque, en disant "l'Afghanistan, ce n'est pas mon problème, je ne m'occupe que des Tadjiks, ou que des Ouzbeks, ou que des Pachtounes".
Maintenant, il ont beaucoup à gagner à faire l'union et beaucoup à perdre s'il ne la font pas. C'est cela qu'il faut avoir le courage de leurs dire. Ils ne faut pas simplement dire, "nous sommes en train de renverser les Taleban, c'est magnifique, et maintenant, faîtes ce que vous voulez". Il faut définir à quelles conditions, nous allons aider l'Afghanistan nouveau. En ce qui concerne la société afghane, on ne va pas la transformer en un coup de baguette magique en société suédoise, par exemple. Personne ne sait faire cela. M. Brahimi a beaucoup rencontré des organisations de femmes afghanes, notamment à Peshawar et même en Iran. Parce qu'aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a en Iran des organisations modernes de femmes afghanes qui militent pour la cause des femmes en Afghanistan. Alors il leur dit quelles sont vos revendications ? Et la première revendication, c'est la paix: "si vous arrivez à rétablir la paix dans l'Afghanistan, après nous poursuivrons notre combat de femmes afghanes pour la modernisation de la société dans notre pays". Elles partiront des réalités de l'Afghanistan d'aujourd'hui, mais avec une vraie détermination. Plus largement il y a une diaspora afghane, d'hommes et de femmes qui ont dû quitter leur pays à cause de tout ce qui s'est passé et qui vivent aux Etats-Unis, en Europe ou dans les pays voisins et qui sont disponibles. Et si on réussi l'opération dans les prochain jours, c'est à dire sécurisation, accord politique, processus de transition, ces gens là vont revenir vite.
Q - Quelle est la part de chance que les Afghans puissent s'organiser sans intervention ou tutelle extérieure ?
R - Quand je disais que les Pachtounes et les gens de l'Alliance du nord doivent faire preuve d'esprit de compromis pour la répartition des postes, ça s'applique bien évidemment au Pakistan et à l'Iran. Et ces dernières semaines, nous avons travaillé comme ça auprès des pays voisins. Et ce que fait précisément M. Brahimi. Ca forme un tout. Si l'Iran, le Pakistan, l'Ouzbékistan, la Russie et le Tadjikistan ne se mettent pas d'accord sur la répartition approximative des uns et des autres dans le nouveau pouvoir politique, ça ne marchera pas à l'intérieur.
Q - Comment voyez-vous le rôle du Pakistan qui a soutenu les Taleban jusqu'il y a peu ?
R - C'est un rôle très important. Ils ont soutenu les Taleban mais ils n'étaient pas les seuls. Le général Musharraf, confronté à cette situation a fait le bon choix. Ce n'était sans doute pas facile. Il a fait ce choix, c'était courageux. Cela ne veut pas dire que, du jour au lendemain, au Pakistan, tout le monde était convaincu de cette orientation, mais ce qui se passe lui donne raison. Donc je pense que cela va renforcer la capacité du Pakistan même à imposer sa nouvelle ligne. Mais lui aussi, il faut qu'il soit raisonnable.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)
En ce qui concerne le volet politique, je voudrais rappeler que, dès le premier octobre, la France a présenté un plan qui insistait sur cet aspect. C'est à dire que dès le début octobre, nous pensions que ce n'était pas qu'une question militaire, ni qu'une question humanitaire. Nous pensions qu'il fallait déjà réfléchir à ce qui allait se passer après pour éviter que ne recommencent les affrontements internes des années 1992. Cela vous montre aussi que, dès le début octobre, nous pensions que la stratégie militaire réussirait. Sinon nous n'aurions pas réfléchi, dès ce moment-là, à la phase politique. Les principes, vous les connaissez, ce sont ceux que l'on va retrouver dans la résolution. Il faut que les Afghans surmontent leurs dissensions internes et se mettent d'accord sur une répartition de l'influence et du poids des uns et des autres.
On est maintenant dans cette situation où, sur le plan militaire, cela s'accélère. Donc il faut accélérer l'aspect politique. A mon avis, il faut mettre les groupes afghans devant leurs responsabilités. Je parle des différents dirigeants de l'Alliance du nord et des nouveaux leaders pachtounes qui vont apparaître dans les jours prochains. Ils doivent comprendre que le monde entier est prêt à aider l'Afghanistan dans des proportions énormes, inconnues jusqu'ici. Notre but n'est pas d'aider une faction, une minorité à prendre le pouvoir sur l'ensemble du pays, encore moins de laisser recommencer une guerre civile. Bon, ils sont sans doute conscients de tout ça, enfin je l'espère en tout cas, mais il vaut mieux le dire.
Nous attendons beaucoup de M. Brahimi, qui connaît tout le monde, qui connaît les contradictions de tout le monde et nous attendons maintenant qu'il force les choses. Et évidemment, comme le dit Brahimi à juste titre, il appartient aux Afghans eux-mêmes au bout de décider. Nous, nous créons les conditions. Quand je dis "nous", ce sont les pays du P5 ou ceux du G8, ou les Européens en général. Les 6 +2, c'est un peu différent parce qu'il y a les pays voisins dont précisément on attend un comportement constructif, qu'ils n'ont pas toujours eu dans le passé.
Enfin sur l'humanitaire, je pense que les choses vont devenir rapidement beaucoup plus faciles. On va pouvoir accéder rapidement à des populations qui étaient, jusqu'à ces derniers jours, inaccessibles et j'espère qu'on va pouvoir sauver beaucoup de vies et notamment chez les enfants. Ensuite, il faudra passer à la reconstruction. M. Brahimi a accepté, hier, au Conseil de sécurité, une réunion de 21 pays, dès ce vendredi, aussi bien sur le volet humanitaire que sur la reconstruction. Et quand on dit reconstruction, il faut avoir à l'esprit qu'il ne s'agit pas de reconstruire trois ou quatre ponts, il s'agit de remettre en marche toute une économie agricole et toute une société qui ont été complètement détruites, déstructurées. Ce qui se passe donc est fondamentalement positif, mais il ne faut pas rater l'occasion maintenant.
Enfin sur le Proche-Orient, mon pays comme tous les autres pays européens a trouvé positif que le président Bush fasse sien maintenant l'objectif de la création d'un Etat de Palestine. Vous savez que, pour nous, c'est seule façon de sortir de la situation actuelle qui est intolérable d'un côté comme de l'autre. Voilà, je m'arrête là. Avez-vous quelques questions?
Q - La France et les autres pays européens peuvent-ils être amenés à extrader des terroristes vers les Etats-Unis ?
R - Je ne crois pas que cela concerne la France. Deuxièmement, je ne peux pas m'engager, moi, à la place des pays d'Europe ou des opinions européennes en général sur ce point de l'extradition en cas de peine de mort. Je ne suis pas sûr que les gouvernements européens puissent changer de position parce que cette question de la peine de mort est devenue un point dur. Et même réponse, a fortiori, sur la question de tribunaux militaires. Mais ce n'est pas une réponse officielle que je vous donne puisque cela n'a pas été discuté vraiment entre nous. C'est plutôt un sentiment, vous voyez.
Q - Une des questions laissées ouvertes hier par M. Brahimi était celle de la sécurité de Kaboul et des autres zones évacuées par les Taleban. Soutenez-vous l'idée d'une force multinationale ou sinon quelle solution envisagez-vous ?
R - M. Brahimi a bien posé les problèmes. C'est effectivement urgent, y compris pour que les choses se passent correctement. Vous savez que nous avons déjà lancé des appels aux différents dirigeants militaires de l'Alliance pour qu'ils contrôlent leurs troupes et qu'il n'y ait pas d'exaction. Mais c'est vrai que cela conduit logiquement à la question de la présence internationale en matière de sécurité. M. Brahimi trouverait préférable une force afghane. C'est un bon objectif mais ce n'est pas réalisable tout de suite. Parce que pour la composer, s'il fallait le faire aujourd'hui, on aurait les mêmes problèmes de composition et de commandement que pour faire le gouvernement, donc il y a un problème de proportion et d'accord politique. Mais il faut le garder comme objectif.
Ensuite, il y a l'hypothèse de l'opération de maintien de la paix, au sens classique, onusien. Le Secrétaire général et M. Brahimi sont réticents à cause de l'expérience des dernières années. Et je comprend leur réticence. On a trop souvent envoyé des forces des Nations unies dans des situations, où il n'y avait pas encore de paix, en leur demandant de maintenir une paix qui n'existait pas, sans avoir les moyens d'imposer la paix. Et après tout le monde dit, "l'ONU est incapable, c'est un fiasco de l'ONU", tout le monde est perdant. Je comprends cette prudence, mais je ne crois pas qu'il faille écarter la formule malgré tout. Parce que comme les choses vont aller vite, en tout cas dans une grande partie du pays, il n'est pas exclu qu'on se retrouve assez vite dans un contexte où une opération de maintien de la paix est concevable, on verra. Alors il reste une action multinationale des pays volontaires envoyant des contingents pour accomplir telle ou telle tâche de sécurité, elles sont d'ailleurs très diverses. Il faut quand même que ce soit autorisé ou décidé par l'ONU, pas forcément organisé par l'ONU, au sens précis du maintien de la paix. Cela serait un développement normal et logique de la résolution que nous allons, en principe, adopter demain, ou peut-être même aujourd'hui. Par rapport à cela et aux demandes plus précises que nous attendons de Monsieur Brahimi, la France examinera, de façon positive, la possibilité de participer.
Q - La France est-elle prête à engager des troupes dans une opération de maintien de la paix ?
R - Pour une opération de maintien de la paix proprement dite, c'est trop tôt. Comme je viens de le dire, les conditions ne sont pas réunies encore. Mais dans une opération multinationale qui aurait eu lieu très vite, oui. Nous aurons une attitude positive. Mais je ne peux pas être plus précis car je ne connais pas les demandes plus précises faites par M. Brahimi. Il faut maintenant, très rapidement, définir les besoins exacts. Je peux vous dire qu'à Paris, le président de la République et le gouvernement auront une attitude positive sur ce point.
Q - Monsieur le Ministre, on dit que la Jordanie, la Turquie, des pays européens comme l'Allemagne ou la France pourraient participer à une force multinationale. Est-ce exact ? Par ailleurs, savez-vous quand et où doit avoir lieu la réunion des parties afghanes ?
R - Sur la réunion des parties afghanes, je n'en sais rien. Je sais que M. Brahimi est immédiatement disponible, mais du côté des factions afghanes, je ne sais pas. En tout cas, je la souhaite la plus rapide possible. Quant aux autres participations, en effet j'ai entendu parlé de nations qui seraient prêtes à participer, tout de suite, dans le cadre d'une action multinationale. Mais je crois que c'est un peu comme pour la France, cela dépend. La France, position de départ positive. Mais maintenant, cela dépend des demandes plus précises. Parce qu'on ne peut pas parler de la sécurité en général, il y a Mazar-i-Charif, il y a Kaboul, il y a un certain nombre de routes, des aéroports, des lieux où il y a des réfugiés, il y a la sécurisation de l'action humanitaire, et beaucoup de choses. Donc je suppose que pour les autres pays que vous avez cités, c'est la même chose. Mais enfin nous avons pris nos responsabilités sur le plan militaire, sur le plan politique, sur le plan humanitaire; c'est logique qu'on le prenne aussi sur le plan de la sécurité. Et on aura encore plus d'arguments pour demander aux chefs des différentes factions afghanes de se comporter de façon responsable.
Q - Monsieur le Ministre, dans le passé vous avez décrit les Etats Unis comme l'hyperpuissance. Avez-vous le sentiment que cela a changé depuis le 11 septembre , comment analyseriez-vous les changements dans la conduite de la politique étrangère américaine ? Y voyez-vous une ouverture pour une coopération dans des domaines non directement liés à la lutte contre le terrorisme ?
R - Je rappelle que cette formule d'hyperpuissance est purement descriptive, qu'elle n'est pas critique, ni polémique et que c'est simplement une façon de chercher à décrire ce phénomène particulier que sont les Etats-Unis d'aujourd'hui, avec une forme de puissance et d'influence extraordinaire sur tous les plans que l'on ne peut comparer à rien d'autre. Sur le plan de la politique proprement dite, c'est autre chose. Vous savez que la plupart des Européens souhaitent une politique multilatéraliste, dans laquelle on discute et on débat ensemble des problèmes collectifs. Et quand les Etats-Unis vont dans la direction du multilatéralisme, en général les Européens sont heureux. Quand c'est la tendance unilatéraliste qui l'emporte, les Européens sont moins satisfaits. Cela n'empêche pas de travailler mais enfin, ce n'est pas pareil. Alors nous avons été frappés de voir qu'après le 11 septembre, le président Bush et M. Powell ont tout de suite parlé de la nécessité d'avoir une large coalition. C'était une bonne réaction. Coalition, cela veut dire - si les mots ont un sens- que l'on combine la détermination totale des Etats-Unis que chacun applaudit dans la lutte contre le terrorisme avec le fait de parler, de négocier avec les autres sur la façon dont on va conduire cette action. Et ce débat entre nous, c'est ce qui a eu lieu ces dernières semaines. Donc nous trouvons très bien l'idée même de coalition. Simplement, nous espérons que nous pourrons transformer, prolonger la coalition contre le terrorisme par des coalitions pour quelque chose. Parce qu'il y a beaucoup de choses à faire encore. Les problèmes énormes qui existaient dans le monde avant le 11 Septembre n'ont pas disparu et je ne pense pas qu'au Proche-Orient, il y en ait d'autres.
Q - S'agissant des possibles structures communes de la force multinationale, quelles suggestions ont été faites par la France ? Qui aura le leadership ?
R - En ce qui concerne l'organisation et le commandement de cette force multinationale, il faut traiter cela de façon assez pragmatique. Je n'ai pas de théorie sur le sujet. Dans les Balkans par exemple, ces dernières années, on a fait beaucoup de choses. Entre Européens et Américains, en général, celui qui commande, c'est le pays qui apporte le plus de troupes à un moment donné, le plus de forces. Et cela ne pose pas de problème dès lors qu'on est d'accord sur l'objectif. Donc on verra, cela va dépendre de la concrétisation de certaines promesses dans les tout prochains jours.
Alors après, entre cette force multinationale et l'Alliance du nord, par hypothèse, il faut naturellement qu'il y ait une négociation, une coordination sur le terrain, pour savoir qui fait quoi. D'autant que, je le répète, on a deux messages à faire passer aux dirigeants de l'Alliance du Nord : un qui est militaire, en tout cas très pratique, et l'autre qui est politique.
En ce qui concerne le terrain, nous attendons d'eux, évidemment qu'ils ne recommencent pas à se battre entre eux, qu'ils empêchent leurs soldats de violer, de piller, de massacrer. Ils ne le feront peut-être pas, je ne veux pas insulter l'avenir, comme on dit, mais il y a quand même le souvenir de ce qui s'est passé après 1992. Si cela ne se produit pas, tant mieux et bravo ! Mais enfin il vaut mieux prendre des précautions. D'autre part, nous ne souhaitons pas non plus qu'ils se mettent à découper le pays en morceaux, ou les villes en différents morceaux d'occupation, milice par milice. C'est le message de New York, de l'Assemblée générale, dans toutes ses formations, des pays membres. Et ce sera évidemment le message, sur le terrain, de toute force multinationale autorisée par les Nations unies.
Le deuxième message est politique. S'ils doivent gouverner seuls, cela ne marchera pas. Nous attendons, des gens de l'Alliance du nord, d'abord qu'ils ne se battent pas entre eux et qu'ils acceptent dans le gouvernement à venir une représentation équitable des Pachtounes dont ils ont bien évidemment tendance à minorer le poids. De même que nous attendons des Pachtounes et des Pakistanais qu'ils acceptent une représentation équitable des différentes composantes de l'Alliance du nord. Voilà, donc tout cela est dit politiquement, depuis New York, par M. Brahimi, où qu'il soit, et cela sera évidemment dit avec beaucoup plus de force sur le terrain.
Q - Peut-on faire confiance à l'Alliance du nord ? Ils avaient promis de ne pas entrer dans Kaboul et ils l'ont fait. Nous avons déjà des informations relatant des pillages et des massacres. Des plans d'urgence ont-ils été discutés dans l'hypothèse où la situation dégénérerait ?
R - Le plan d'urgence, c'est ce dont on parle tout le temps, c'est l'accélération de l'ensemble de nos actions. J'ai exprimé ce que nous souhaitons et ce que nous voulons éviter. Maintenant, c'est la guerre, c'est le chaos. Tous les dirigeants avaient dit qu'il serait souhaitable que l'Alliance du nord ne rentre pas seule dans Kaboul, mais ils étaient aux portes d'une ville que les Talibans avaient abandonnée, donc cela s'est passé comme cela! On peut comprendre cet enchaînement sur le terrain. Je pense donc qu'il ne faut pas juger sur ce qui s'est passé dans les premières heures. Je pense que nous pouvons collectivement reprendre les choses. Nous ne sommes quand même pas comme en 1992, où le monde entier avait abandonné l'Afghanistan à ses divisions, à ses démons en quelque sorte. Là, c'est l'inverse. Le monde entier est concentré sur l'Afghanistan. Nous avons des attentes, des demandes, des offres. J'ai bon espoir que cela finisse par avoir bonne influence sur les chefs des factions, soit directement, soit par l'intermédiaire de l'Ouzbékistan, du Pakistan, de l'Iran,... C'est vrai que pour compléter cela, il faut absolument mettre sur la table, très vite, une solution politique.
Q - Mais lorsqu'on considère les leaders des factions cela parait vraiment optimiste d'imaginer un comportement exemplaire et une solution politique rapide...
R - Mais on fait tout ce qu'on peut faire par rapport à cela. Pour ne prendre que mon exemple, dans les deux derniers jours, j'ai demandé au ministre turc, au ministre ouzbek, d'exercer la plus grande influence possible sur le général Dostom en lui disant que c'était quand même important pour son image, pour le futur dans l'Afghanistan, qu'il arrive à obtenir un comportement irréprochable de ses troupes. Ils ont, quand même, une forme d'influence sur lui.
Q - Avez-vous senti des réticences de la part des Américains à accepter les offres de participation militaire de la part de la France Et pensez-vous que l'opinion publique française aurait le sentiment que la France a un rôle plus important en ayant une présence militaire au sol ?
R - Du point de vue de l'opinion française, cela ne se présente pas tout à fait comme vous le dites dans la deuxième partie de votre question. Les Français attendent de nous que nous fassions quelque chose d'utile pour les Afghans parce qu'ils sont très sensibles aux malheurs de l'Afghanistan. Sur le premier point, je n'ai senti aucune réticence des militaires américains par rapport à une participation française à quoi que ce soit. Mais simplement, une réticence globale. L'armée américaine préfère travailler par elle-même. Manifestement, c'est plus commode, cela leur paraît plus commode, plus rapide, plus efficace que d'avoir à s'organiser avec d'autres, même de très bons amis ou alliés. Alors ils ont accepté ou demandé des participations très précises, très ponctuelles à un tout petit nombre d'autres pays, dont la Grande-Bretagne et puis deux ou trois autres pays européens. Mais on voit bien que les responsables militaires américains voulaient garder le contrôle de tout cela, sans avoir à discuter avec les autres à chaque instant.
Q - Quelle forme de régime et de constitution pour l'Afghanistan nouveau ? Quelle participation des femmes ?
R - D'abord, c'est vrai que l'Afghanistan est dans une sorte de quatorzième siècle. Mais même au quatorzième siècle, en Europe, on finissait par faire la paix. On ne peut pas plaquer sur l'Afghanistan d'aujourd'hui des schémas américains et européens d'aujourd'hui. Cela ne marche pas. Mais ce n'est pas une raison pour baisser les bras. Il faut comprendre leur mode de fonctionnement et trouver des arguments qui soient valables pour eux pour changer de politique. A l'époque de la guerre civile de 1992, je disais que le monde entier avait abandonné l'Afghanistan. S'ils s'étaient mis d'accord entre eux, s'ils avaient fait preuve d'esprit de compromis, cela ne leur aurait rien apporté de plus que de faire la guerre. Ils auraient fait une sorte de gouvernement de coalition à Kaboul dans lequel tout le monde aurait été mécontents et qui aurait été abandonné de tous. Donc, c'était presque logique d'avoir un comportement archaïque, en disant "l'Afghanistan, ce n'est pas mon problème, je ne m'occupe que des Tadjiks, ou que des Ouzbeks, ou que des Pachtounes".
Maintenant, il ont beaucoup à gagner à faire l'union et beaucoup à perdre s'il ne la font pas. C'est cela qu'il faut avoir le courage de leurs dire. Ils ne faut pas simplement dire, "nous sommes en train de renverser les Taleban, c'est magnifique, et maintenant, faîtes ce que vous voulez". Il faut définir à quelles conditions, nous allons aider l'Afghanistan nouveau. En ce qui concerne la société afghane, on ne va pas la transformer en un coup de baguette magique en société suédoise, par exemple. Personne ne sait faire cela. M. Brahimi a beaucoup rencontré des organisations de femmes afghanes, notamment à Peshawar et même en Iran. Parce qu'aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a en Iran des organisations modernes de femmes afghanes qui militent pour la cause des femmes en Afghanistan. Alors il leur dit quelles sont vos revendications ? Et la première revendication, c'est la paix: "si vous arrivez à rétablir la paix dans l'Afghanistan, après nous poursuivrons notre combat de femmes afghanes pour la modernisation de la société dans notre pays". Elles partiront des réalités de l'Afghanistan d'aujourd'hui, mais avec une vraie détermination. Plus largement il y a une diaspora afghane, d'hommes et de femmes qui ont dû quitter leur pays à cause de tout ce qui s'est passé et qui vivent aux Etats-Unis, en Europe ou dans les pays voisins et qui sont disponibles. Et si on réussi l'opération dans les prochain jours, c'est à dire sécurisation, accord politique, processus de transition, ces gens là vont revenir vite.
Q - Quelle est la part de chance que les Afghans puissent s'organiser sans intervention ou tutelle extérieure ?
R - Quand je disais que les Pachtounes et les gens de l'Alliance du nord doivent faire preuve d'esprit de compromis pour la répartition des postes, ça s'applique bien évidemment au Pakistan et à l'Iran. Et ces dernières semaines, nous avons travaillé comme ça auprès des pays voisins. Et ce que fait précisément M. Brahimi. Ca forme un tout. Si l'Iran, le Pakistan, l'Ouzbékistan, la Russie et le Tadjikistan ne se mettent pas d'accord sur la répartition approximative des uns et des autres dans le nouveau pouvoir politique, ça ne marchera pas à l'intérieur.
Q - Comment voyez-vous le rôle du Pakistan qui a soutenu les Taleban jusqu'il y a peu ?
R - C'est un rôle très important. Ils ont soutenu les Taleban mais ils n'étaient pas les seuls. Le général Musharraf, confronté à cette situation a fait le bon choix. Ce n'était sans doute pas facile. Il a fait ce choix, c'était courageux. Cela ne veut pas dire que, du jour au lendemain, au Pakistan, tout le monde était convaincu de cette orientation, mais ce qui se passe lui donne raison. Donc je pense que cela va renforcer la capacité du Pakistan même à imposer sa nouvelle ligne. Mais lui aussi, il faut qu'il soit raisonnable.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)