Texte intégral
Mesdames, Messieurs et chers collaborateurs,
Votre réaction me permet d'intervenir en toute franchise pour répondre à un problème qui peut être soulevé en cette fin de séminaire.
En effet, il me faut parler devant vous d'orientations politiques qui me paraissent aujourd'hui irréversibles et sur lesquelles il est nécessaire de s'accorder puisqu'il y va des intérêts de la Nation. Sans doute en avez-vous déjà débattu entre vous pendant ce séminaire ?
Si je ne me permets pas de vous donner des conseils sur la manière de diriger un établissement, ce qui ne relève pas de mes compétences, je peux, par contre, définir certains objectifs donnant du sens et une unité à votre action.
Ce qui est vrai à l'échelle d'une Nation l'est d'autant plus dans le collectif humain que constitue un établissement scolaire.
Aussi me faut-il rappeler tout d'abord le caractère irremplaçable de la mission qui est la vôtre. L'école n'est pas une institution comme les autres ; elle accomplit une fonction unique, singulière, sous le sceau de l'obligation scolaire : L'éducation des jeunes que nous confient les familles. J'en profite pour vous redire que l'école ne s'appartient pas, qu'elle appartient à notre pays ; c'est à l'état républicain, qui doit être servi et obéi, de fixer les objectifs de l'école ; c'est cela même la démocratie.
Il faut se souvenir que la République n'est pas la conjonction fédérative d'un ensemble d'institutions dont chacune fixerait pour elle-même ses finalités.
Notre école a donc plusieurs missions essentielles et permanentes que je veux faire entrer immédiatement dans le réel et le concret.
Sa première mission est d'humaniser, de rendre l'enfant humain et cette tâche n'est pas achevée à la fin de l'école maternelle ; elle se poursuit durant toutes les études de ce jeune et ce jusqu'aux études supérieures : on ne naît pas " être humain ", on le devient ; c'est un des rôles essentiels de notre institution.
Apprendre à intégrer des savoirs disparates, disciplinaires, culturels, comportementaux, sociaux, faire acquérir l'ensemble des caractéristiques correspondant au niveau de développement de notre temps, est au centre de toutes les problématiques concernant la pédagogie. C'est un processus qui ne s'interrompt jamais et permet de faire de la personne humaine un tout.
Ici, l'enseignement professionnel joue un rôle très important en tant que modèle pédagogique dont il est porteur du fait de l'histoire, des circonstances, des besoins : je veux parler de la pédagogie inductive qui part du concret pour aller à l'abstrait.
Mais l'enseignement professionnel, c'est aussi la formation des élèves en tant que citoyens par l'intégration de savoirs, de normes et l'acquisition de l'esprit critique par rapport à celles-ci. Cette mission de socialisation, elle non plus, ne s'interrompt jamais.
Gêné par l'emploi de l'expression " communauté scolaire ", je préfère parler de la vie de l'établissement, lieu d'apprentissage des savoirs, de socialisation et d'intégration, lieu aussi d'une véritable qualification professionnelle permettant à chaque jeune d'entrer dans la société, avec une capacité d'utilité sociale réelle.
Personne ne doit oublier que le travail est constitutif de l'humanité et que contrairement aux idées reçues - idéologie d'accompagnement de la période de chômage de masse qu'a connue notre Patrie - nous ne sommes pas dans l'ère de la fin du travail. Nous n'y serons jamais aussi longtemps qu'il faudra créer, maîtriser, produire, d'une manière ou d'une autre. Les systèmes idéologiques qui renient le travail ne s'en passent pas plus, au bout du compte, que les autres, tout en disqualifiant les travailleurs eux-mêmes, donc toutes les valeurs ayant un lien avec le travail : l'effort, le dépassement de soi, le mérite, la solidarité, l'altruismeNon seulement la fin du travail n'est pas, mais en plus, le virtuel ne remplacera pas le réel. Jamais. Ceux qui, par matraquage médiatique, ont tenté de le faire croire, ont agi uniquement par intérêt.
Je pense à certaines boutiques virtuelles, comme celle de ce marchand de jouets ouvrant un forum virtuel pour passer des commandes et qui devant les retards importants de livraisons a dû procéder à d'innombrables remboursements. Cette illusion a eu de ce fait un prix économique fort.
Ainsi, à un moment donné, il fallait produire, stocker, transporter, livrer et la production, la logistique, le transport font appel à des métiers particuliers qui nécessitent de réelles qualifications.
Mais, il nous faut aborder maintenant le contexte. Nous avons été pendant de nombreuses années, la nation jeune de l'Europe et nous allons bientôt le redevenir puisque sur les 300000 personnes représentant le seuil naturel de la population européenne, 200000 sont des " petits français " et c'est réjouissant non seulement pour eux-mêmes et leurs parents, mais surtout pour notre pays. Ne vaut-il pas mieux, être un peuple jeune qui apporte un grand dynamisme ?
Pourtant, nous sommes dans une pause démographique en ce moment. D'un côté moins d'enfants, de l'autre un nombre impressionnant de départs à la retraite. Dans les huit prochaines années, nous devrons nous mobiliser pour remplacer ceux qui partent ou vont partir. Il va nous falloir trouver huit millions de personnes et nous ne pouvons répondre à la demande. Il nous manque 2 750 000 personnes.
Je vous demande de bien mémoriser ce chiffre : 2 750 000 parce qu'il est le fondement d'une tendance structurelle qui risque de se maintenir, même si nous avons des variations, des fluctuations de la courbe de l'emploi et du chômage.
D'ailleurs, le marché du travail est devenu plus sensible qu'il ne l'était, voici vingt ans, du fait de la multiplication des contrats de travail atypiques, pour ne pas dire précaires !
Face à ce grave problème, nous n'avons pas d'autre choix que de répondre nous mêmes pédagogiquement par la qualification de nos élèves. Certains proposent cependant une autre option, politique bien entendu, qui s'appelle l'immigration sélective, euphémisme pour désigner le pillage du tiers-monde, de pays qui ont sué sang et eau pour former des élites, des professionnels, qui au dernier moment partent travailler dans les pays les plus riches.
Ces derniers qui n'ont pas formé leurs propres populations font donc appel à l'extérieur dans les conditions misérables et déséquilibrées que vous connaissez. Vous remarquerez que les personnes qui soutiennent la thèse de l'immigration sélective ne nous parlent que des travailleuses ou travailleurs arrivant en France, mais oublient de préciser, allez savoir pourquoi, qu'ils ont une famille, qu'il leur arrive même d'avoir des enfants
Pour elles, il suffit de travailler avec acharnement comme un cheval et de se taire comme une carpe. Qu'il est scandaleux de se rendre compte qu'on peut aujourd'hui évoquer des thèses alternatives à l'obligation pour la France de produire ce dont nous avons besoin pour l'avenir, thèses qui tiennent si peu compte de la réalité humaine qui, de toute façon, finit toujours par nous rattraper !
L'autre possibilité, c'est de s'y mettre tous et nous n'avons pas le choix. La France est un petit pays en nombre d'habitants : 60 millions de personnes, c'est très peu par rapport à l'ensemble de la population mondiale et nous n'avons que fort peu de ressources naturelles. Et pourtant, nous sommes la 4ème puissance économique du monde et le 2ème pays exportateur par tête. Entre parenthèse, c'est à ces résultats que servent les 448 milliards consacrés à l'Education nationale.
" Si vous trouvez que l'éducation est trop chère, essayez l'ignorance " disait Lincoln, mais attention à ne pas prendre cette phrase à la lettre ! Aujourd'hui malheureusement tout est possible ! !
Il nous faut donc trouver cette ressource en nous-mêmes, ce qui signifie que nous devons porter une attention particulière à deux aspects :
- la réintégration au travail des 2 400 000 français qui en sont encore privés,
- l'optimisation des sorties du système scolaire en direction du travail, ce qui nous oblige, nous, Education nationale, à réfléchir sur nos propres préjugés.
Nombre de femmes et d'hommes qui décident, qui dirigent, qui commandent, se trouvent dans une tranche d'âge et possesseurs de formations qui ne les ont jamais mis en contact avec la réalité professionnelle, si bien que les images qu'ils véhiculent du monde professionnel et du contenu des métiers sont extrêmement datées, en particulier de la période où le travail non qualifié abondait dans l'industrie, où le baccalauréat professionnel n'existait pas encore. Ainsi, nous entendons dire que l'enseignement professionnel est un enseignement court alors qu'il est plus long que l'enseignement général : préparer un baccalauréat professionnel dure quatre ans, pas trois !
Sans doute cette vision fausse de l'enseignement professionnel est-elle de bonne foi. Ce n'est ni un complot, ni une étroitesse d'esprit, mais une certaine approche du monde qui ignore qu'au cours des dix dernières années, 530 000 emplois non qualifiés dans l'industrie, ont disparu. De même, s'il existe encore aujourd'hui des emplois dits non qualifiés dans les services, ceux-ci sont appelés à disparaître dans peu de temps. Ainsi assistons-nous à un mouvement général du développement des pré-requis à la production. Il s'agit aussi bien d'ailleurs de savoirs pré-requis que de comportements pré-requis :
Savoirs des sciences, des techniques, savoirs fondamentaux, mais aussi comportements, tous très transversaux, ce qui a permis à nos I.U.T. en trente ans et avec seulement 25 départements d'enseigner des centaines de métiers différents et à des jeunes d'occuper des milliers de postes de travail différents. 80 % des savoirs sont absolument identiques, la coloration spécialisante ne reposant que sur 10 ou 15 % du total.
Nous n'avons malheureusement pas tiré toutes les leçons qu'il aurait fallu à partir du niveau de développement des forces productives : il existe un enseignement agricole, peut-être pour y former des agriculteurs, un enseignement professionnel sans doute pour former des ouvriers et la voie générale qui comme chacun d'entre nous l'affirme, (mais en oubliant d'aller le vérifier, par exemple en examinant la composition des grandes écoles), prépare l'émergence de l'élite politico-administrative de notre patrie.
Et pourtant ? Quelle différence existe-t-il entre le tertiaire agricole et industriel ? Aucune ! Et quelle différence entre un processus chimique utilisé en agriculture, en industrie ? Aucune. Et ainsi de suiteAjoutons que socialement, l'affaire est réglée. Par exemple, 80 % des jeunes qui entrent en lycée agricole ne viennent pas de la terre et 90 % de ceux qui en sortent n'ont aucune intention d'y aller.
Quant à la voie de production de l'élite, il me semble que l'affaire est entendue. Qui se trouve dans les grandes écoles ? Les enfants des mêmes.
Mais peut-être y a-t-il une autre possibilité ! Peut-être que l'élite n'est pas que cela ! Et ne faut-il pas s'interroger sur la signification d'un système qui amène des milliers de jeunes gens en DEUG et à qui on a oublié de dire que tout le monde travaille, sauf les rentiers, que tout le monde doit travailler et que la véritable question sociale est de savoir dans quelles conditions on entre sur le marché du travail : avec une qualification professionnelle reconnue ou le béret à la main ?
J'ai été ce jeune, le béret à la main, licencié de philosophie, père de famille à 23 ans à qui l'Education nationale proposait de revenir après les vacances de Pâques pour y remplacer l'enseignant titulaire accidenté ou malade. C'était dans les années 1970. A l'époque, pour 50 postes mis au concours, se présentaient 2 300 candidats. Une vraie loterie ! Et je n'ai jamais eu la moindre chance à la loterie.
Mais revenons à la place de la qualification et réglons d'abord la question intellectuelle. C'est sur ce point que votre responsabilité est engagée.
Il est en effet inadmissible, intolérable de dire encore aujourd'hui dans les collèges " Si tu continues ainsi, tu finiras en enseignement professionnel ".
L'enseignement professionnel, la voie technologique et l'apprentissage regroupent la moitié d'une classe d'âge : est-il acceptable d'aller expliquer à tous ces jeunes qu'ils sont, avant même d'avoir commencé, considérés comme des sous-français alors que ce sont eux qui vont faire tourner le pays ?
Les autres aussi d'ailleurs, mais dans de moins bonnes conditions, oui de moins bonnes conditions, car dans l'enseignement supérieur, si la place de la professionnalisation a été prise en compte, tous les préjugés n'ont pas été vaincus et la culture d'une qualification professionnelle reconnue à la sortie des études n'existe pas encore.
Le résultat, sans doute le connaissez-vous, si vous avez des enfants. Ainsi, après une licence, le jeune s'interroge et décide de passer les concourscommissaire de police, bibliothécaire, attaché de collectivité localeles trois n'ont aucun rapport entre eux, mais qu'importe ! Et ainsi, des jeunes qui ne l'ont pas choisi, se retrouvent dans une bibliothèque au contact du public alors qu'ils " ont horreur de cela ! ", regrettant en fait d'avoir échoué au concours de commissaire.
Où est dans ce cas la professionnalisation ? La qualité du service rendu ? Comment se construire soi-même en exerçant une profession mal aimée ? Ce processus commence malheureusement au collège, au lycée. Pourtant la tradition de l'humanisme républicain, c'est que l'école élève, prépare à un rapport critique au réel et permet de maîtriser ce réel. Que faut-il donc penser d'un mode éducatif qui au lieu de mettre les jeunes en situation de maîtriser la réalité qui les entoure, de la comprendre et d'en assimiler les règles, produit de jeunes étudiants, en philosophie par exemple, capables de disserter sur l'être et le néant, mais plus proches du néant que de l'être ? Tout ce qui est autour de nous fait référence à des savoirs, des techniques, porteuses de savoirs fondamentaux que ces jeunes ignorent parce que nous avons décrété qu'un seul modèle pédagogique était légitime : le modèle hypothético déductif qui avant même que soit franchi la grille du collège, a déjà fait le tri social et culturel, qui part de l'abstrait et y reste.
Notre travail consiste donc à vaincre les préjugés qui reposent sur l'obscurantisme et nous empêchent d'exercer pleinement notre citoyenneté. Il nous faut défendre un modèle particulier de professionnalisation dont j'ai évoqué les contenus.
Si tous les savoirs ont une valeur d'usage, tous n'ont pas une valeur d'échange. Les qualifications professionnelles sont des savoirs larges, divers, intégrés, tels que décrits par un référentiel qui a une valeur d'échange dans les conventions collectives. Et c'est cela le système français !
C'est un véritable enjeu. Les savoirs doivent déboucher sur des séquences qualifiantes.
Cette professionnalisation est une garantie de la liberté de l'élève, mais aussi une garantie pour l'employeur qui sait qui il embauche.
Il faut savoir, d'ailleurs, que le contenu des référentiels est établi dans le cadre particulier des Commissions professionnelles consultatives, avec les branches professionnelles :
Pas un seul diplôme professionnel n'est préparé sans elles. Aussi, si nos diplômes ne conviennent pas, nous sommes immédiatement prêts à en améliorer le contenu. Nous voulons le meilleur de la technique de notre temps pour les élèves que nous formons et l'enseignement professionnel a une grande et rapide capacité d'adaptation.
L'Education nationale mène donc de cette façon à une certification professionnelle reconnue partout et par tous. Si nous écoutions par hasard le MEDEF, un autre système serait possible ! Pour lui, l'école certifie les connaissances, les entreprises certifient les compétences : ces certifications de compétences, nous les connaissons ; ce sont des bouts de papiers millésimés. Peut être cela pouvait-il fonctionner lorsque les machines changeaient tous les cinquante ans ? Mais aujourd'hui ? Alors que la technologie évolue si vite, quelle valeur accorder à une telle certification de compétences ? Pour une durée d'environ 5 ans pas plus ! Et encore, les deux dernières années, il faut recommencer.
Si le niveau doit monter sans cesse et s'il faut se re-qualifier, nos établissements seront les lieux essentiels de cette requalification et en particulier, en formation continue, les GRETA.
Nous voilà donc devant une alternative : la certification des compétences ou celle des qualifications. Nous optons pour cette dernière et nous devons nous y accrocher.
Je vous mets tous en garde : le marché de l'éducation pèse dans le monde 1600 milliards de dollars. Il développe donc certains appétits. Ainsi tout un secteur considère que c'est une excellente occasion de faire le commerce du savoir. Certains pays ont déjà vendu des réseaux entiers de lycées et une véritable bataille se déroule sur tout ce qui a une valeur d'échange.
A l'opposé, notre modèle de professionnalisation durable remet le travailleur en position de se re-qualifier, la société se reconnaissant une responsabilité collective dans ce processus. Ce modèle, nous le retrouverons dans les lycées des métiers dans lesquels seront réunis les voies technologique et professionnelle, le centre de formation des apprentis publics, le centre de validation des acquis professionnels et aussi des B.T.S., des licences professionnelles
C'est nous, Education nationale qui avons tout inventé, et ce depuis 1992. C'est nous qui aujourd'hui mettons en place le lycée des métiers, qui incarnera le modèle même de professionnalisation durable, permettant par ailleurs la généralisation des bonnes pratiques. Il implique tout le système éducatif.
Je souhaite, Mesdames, Messieurs, que vous réfléchissiez à ces problèmes.
Le débat sur l'école est souvent appauvri, car il se limite à une discussion sur les structures et les moyens. Sans doute est-ce un débat qui a sa légitimité, mais le vrai débat est la place occupée par l'école dans la société, pour la construction de l'idéal républicain.
Sommes-nous capables d'atteindre les objectifs que nous avons fixés ? Nous connaissons, tous, les caricatures qui circulent sur l'école. Il me semble qu'elles ne diminueront pas en intensité. Le mouvement universel très puissant vers une marchandisation des savoirs cherche à faire basculer notre système actuel de répartition dans un système par capitalisation : chacun paye sa propre formation et emprunte pour le faire, comme en Angleterre où le Ministre lui-même reconnaît que c'est une catastrophe nationale, rien ne fonctionnant correctement.
Pendant ce temps, il nous faut reconnaître, que nous Français, pourtant champions du monde de l'auto-flagellation ou de l'auto-dénigrement, avons obtenu de bons résultats.
Il nous faut donc absolument retrouver confiance en nous-mêmes, même si je reconnais que les clichés de l'enseignant qui ne fait rien, qui est incapable de se remettre en cause, n'aident pas. A force de les entendre, nous finissons nous-mêmes par intérioriser une partie des critiques.
Or, en matière d'enseignement professionnel, nous avons fait la démonstration de notre sérieux, les recteurs, leurs équipes, les chefs d'établissement
A mon arrivée au Ministère, j'ai découvert que l'enseignement professionnel était mal aimé du public. Résultat, en 1999, une baisse de 30000 élèves et en 2000, à nouveau une diminution des effectifs de 20000. Il me fallait agir, mais sans faire de publicité. Les savoirs ne sont pas à vendre. Apprendre se caractérise par du mérite, de l'effort, un dépassement de soi et ce n'est pas de l'argent facile.
Ainsi, j'ai commencé par un tour de France afin d'expliquer, déculpabiliser l'ensemble des chefs d'établissement et en particulier, les principaux des collèges. Chercher à convaincre ces derniers de la réalité de l'enseignement professionnel a été mon objectif principal. J'ai beaucoup parlé de ce qu'est l'humanisme laïc de notre époque. Puis, l'institution s'y est mis à son tour. Nous avons d'abord étudié les bordereaux d'orientation de fin de 3ème : n'y figuraient que les secondes générales, technologiques. Rien de plus. Le parent moyen qui a déjà du mal à se reconnaître dans nos parcours, comment ici peut-il réagir ? Et dans une Académie, un logiciel faisait même le travail : tout élève ayant plus de 12 de moyenne et qui voulait aller en lycée professionnel était refusé. Quel préjugé ? C'était intolérable et j'ai dû intervenir. Par ailleurs, les familles ont besoin de savoir suffisamment tôt où les enfants vont être affectés à la rentrée. Attendre septembre est trop tard.
Enfin, il a fallu faire découvrir aux jeunes les lycées professionnels d'aujourd'hui avec leurs matériels de pointe, les machines qu'aucune entreprise parfois n'est capable de s'offrir (exemple du L.P. de Rodez) et nous, nous savons faire, c'est notre métier.
Et notre action a marché, nous avons inversé la tendance puisque nous sommes passés de -20000 élèves en 2000 à +12000 inscrits cette année.
En stock, nous sommes pratiquement arrivés à l'équilibre par rapport à l'année dernière et il faut maintenant poursuivre afin de renforcer cette inversion.
Nous sommes prêts à accueillir les élèves en difficultés : voyez comment les enseignants des lycées professionnels remettent un jeune d'aplomb en trois mois, comment ils lui redonnent le goût d'apprendre, comment ils le motivent au travail, l'éduquent au respect de soi-même et d'autrui. N'est-ce pas mieux qu'un jeune condamné au martyr dans la situation d'un nul, l'adulte lui notifiant sa déchéance ? N'est-ce pas créer dans ces conditions un rapport de violence ?
Certaines situations aujourd'hui me rappellent le temps où j'étais encore au collège et où la scolarité s'arrêtait à 14 ans : d'un côté les enfants d'ouvriers qui allaient travailler, de l'autre les fils de fonctionnaires qui pouvaient continuer.
Aujourd'hui beaucoup de jeunes se déscolarisent dès 13/14 ans, passant leur temps dans la rue et parfois l'école fait semblant de ne rien voir. Elle ferme les yeux, ne sachant que faire ! Ce sont les " nouveaux barbares " que nous fabriquons. En effet, ils sont perdus définitivement par l'école au moment même où les niveaux de qualification augmentent fortement dans toutes les branches, y compris les métiers des services. Par exemple, il manque 40 000 jeunes dans les carrières sanitaires et sociales (qui sont de vrais métiers) alors que voici un an, on m'expliquait qu'il fallait fermer ces sections.
Il en manque aussi 50000 pour l'aide à la petite enfance, 40000 dans l'informatique, 30000 dans le bâtimentVous avez encore des personnes qui pensent que le bâtiment, c'est juste la pelle, la pioche et la brouette alors qu'aujourd'hui le moindre plâtrier, le moindre maçon a entre les mains des appareils très sophistiqués et très chers.
Utilisons donc toutes nos possibilités, soyons sans cesse innovants en pédagogie, travaillons en pluridisciplinarité. Nous avons mis en uvre un Projet Pédagogique à Caractère Professionnel (P.P.C.P.) dans lequel l'enseignement disciplinaire, dans toute son exigence, converge vers une création d'objet, comme par exemple un bateau en Martinique, où j'ai reçu une belle leçon de pédagogie.
C'est pourquoi je souhaite qu'on redouble d'efforts pour la réussite de ces P.P.C.P. Je veux que l'an prochain, tout marche correctement et que nos méthodes de travail se perfectionnent. De la même façon, l'Enseignement Civique, Juridique et Social (E.C.J.S.), concerne tous les établissements, qu'ils soient d'enseignement général ou professionnel et j'ai trouvé les crédits pour le mettre en place. Il m'a été dit que cela ne servait à rien dans l'enseignement professionnel ; c'est une erreur : tout concourt à la construction de soi, nécessaire à toute qualification professionnelle. Il me faut répondre aux académistes que l'E.C.J.S. permet l'acquisition concrète de la citoyenneté par l'initiation au débat argumenté : apprendre à écouter, construire sa propre pensée et l'énoncer clairement. Le débat argumenté, c'est se préparer à la fabrication de la décision collective, c'est y prendre toute sa place.
Et maintenant, me tournant vers les branches professionnelles, je dis aux chefs d'entreprise : Que préférez-vous ? Une personne qui crie après tout le monde ou qui sait argumenter, construire son point de vue, donner ses ordres et être capable de les critiquer et d'y apporter sa propre contribution.
Est-ce que ce n'est pas ici une qualification professionnelle ?
J'entends dire parfois : envoyez-nous des jeunes à 14 ans ! Ma réponse est celle d'un homme de gauche : Non. Que voulez-vous qu'il fasse ce jeune sans aucune qualification ? Et n'est-ce pas contraire aux intérêts mêmes de l'entreprise ?
La qualification professionnelle inclut enfin des qualifications comportementales qui s'acquièrent non seulement dans l'apprentissage de la règle et de la norme, mais aussi des savoirs.
Savoir, savoir être et savoir-faire forment un ensemble indissociable et qui s'appelle un être humain. Ce que nous ne ferons pas, personne ne le fera à notre place. Relever le défi du retour au travail et de l'élévation des qualifications est notre mission à tous et je sais que je peux compter sur vous pour maintenir, avec fierté, la place enviable de notre école républicaine.
(source http://www.enseignement-professionnel.gouv.fr, le 2 janvier 2002)
Votre réaction me permet d'intervenir en toute franchise pour répondre à un problème qui peut être soulevé en cette fin de séminaire.
En effet, il me faut parler devant vous d'orientations politiques qui me paraissent aujourd'hui irréversibles et sur lesquelles il est nécessaire de s'accorder puisqu'il y va des intérêts de la Nation. Sans doute en avez-vous déjà débattu entre vous pendant ce séminaire ?
Si je ne me permets pas de vous donner des conseils sur la manière de diriger un établissement, ce qui ne relève pas de mes compétences, je peux, par contre, définir certains objectifs donnant du sens et une unité à votre action.
Ce qui est vrai à l'échelle d'une Nation l'est d'autant plus dans le collectif humain que constitue un établissement scolaire.
Aussi me faut-il rappeler tout d'abord le caractère irremplaçable de la mission qui est la vôtre. L'école n'est pas une institution comme les autres ; elle accomplit une fonction unique, singulière, sous le sceau de l'obligation scolaire : L'éducation des jeunes que nous confient les familles. J'en profite pour vous redire que l'école ne s'appartient pas, qu'elle appartient à notre pays ; c'est à l'état républicain, qui doit être servi et obéi, de fixer les objectifs de l'école ; c'est cela même la démocratie.
Il faut se souvenir que la République n'est pas la conjonction fédérative d'un ensemble d'institutions dont chacune fixerait pour elle-même ses finalités.
Notre école a donc plusieurs missions essentielles et permanentes que je veux faire entrer immédiatement dans le réel et le concret.
Sa première mission est d'humaniser, de rendre l'enfant humain et cette tâche n'est pas achevée à la fin de l'école maternelle ; elle se poursuit durant toutes les études de ce jeune et ce jusqu'aux études supérieures : on ne naît pas " être humain ", on le devient ; c'est un des rôles essentiels de notre institution.
Apprendre à intégrer des savoirs disparates, disciplinaires, culturels, comportementaux, sociaux, faire acquérir l'ensemble des caractéristiques correspondant au niveau de développement de notre temps, est au centre de toutes les problématiques concernant la pédagogie. C'est un processus qui ne s'interrompt jamais et permet de faire de la personne humaine un tout.
Ici, l'enseignement professionnel joue un rôle très important en tant que modèle pédagogique dont il est porteur du fait de l'histoire, des circonstances, des besoins : je veux parler de la pédagogie inductive qui part du concret pour aller à l'abstrait.
Mais l'enseignement professionnel, c'est aussi la formation des élèves en tant que citoyens par l'intégration de savoirs, de normes et l'acquisition de l'esprit critique par rapport à celles-ci. Cette mission de socialisation, elle non plus, ne s'interrompt jamais.
Gêné par l'emploi de l'expression " communauté scolaire ", je préfère parler de la vie de l'établissement, lieu d'apprentissage des savoirs, de socialisation et d'intégration, lieu aussi d'une véritable qualification professionnelle permettant à chaque jeune d'entrer dans la société, avec une capacité d'utilité sociale réelle.
Personne ne doit oublier que le travail est constitutif de l'humanité et que contrairement aux idées reçues - idéologie d'accompagnement de la période de chômage de masse qu'a connue notre Patrie - nous ne sommes pas dans l'ère de la fin du travail. Nous n'y serons jamais aussi longtemps qu'il faudra créer, maîtriser, produire, d'une manière ou d'une autre. Les systèmes idéologiques qui renient le travail ne s'en passent pas plus, au bout du compte, que les autres, tout en disqualifiant les travailleurs eux-mêmes, donc toutes les valeurs ayant un lien avec le travail : l'effort, le dépassement de soi, le mérite, la solidarité, l'altruismeNon seulement la fin du travail n'est pas, mais en plus, le virtuel ne remplacera pas le réel. Jamais. Ceux qui, par matraquage médiatique, ont tenté de le faire croire, ont agi uniquement par intérêt.
Je pense à certaines boutiques virtuelles, comme celle de ce marchand de jouets ouvrant un forum virtuel pour passer des commandes et qui devant les retards importants de livraisons a dû procéder à d'innombrables remboursements. Cette illusion a eu de ce fait un prix économique fort.
Ainsi, à un moment donné, il fallait produire, stocker, transporter, livrer et la production, la logistique, le transport font appel à des métiers particuliers qui nécessitent de réelles qualifications.
Mais, il nous faut aborder maintenant le contexte. Nous avons été pendant de nombreuses années, la nation jeune de l'Europe et nous allons bientôt le redevenir puisque sur les 300000 personnes représentant le seuil naturel de la population européenne, 200000 sont des " petits français " et c'est réjouissant non seulement pour eux-mêmes et leurs parents, mais surtout pour notre pays. Ne vaut-il pas mieux, être un peuple jeune qui apporte un grand dynamisme ?
Pourtant, nous sommes dans une pause démographique en ce moment. D'un côté moins d'enfants, de l'autre un nombre impressionnant de départs à la retraite. Dans les huit prochaines années, nous devrons nous mobiliser pour remplacer ceux qui partent ou vont partir. Il va nous falloir trouver huit millions de personnes et nous ne pouvons répondre à la demande. Il nous manque 2 750 000 personnes.
Je vous demande de bien mémoriser ce chiffre : 2 750 000 parce qu'il est le fondement d'une tendance structurelle qui risque de se maintenir, même si nous avons des variations, des fluctuations de la courbe de l'emploi et du chômage.
D'ailleurs, le marché du travail est devenu plus sensible qu'il ne l'était, voici vingt ans, du fait de la multiplication des contrats de travail atypiques, pour ne pas dire précaires !
Face à ce grave problème, nous n'avons pas d'autre choix que de répondre nous mêmes pédagogiquement par la qualification de nos élèves. Certains proposent cependant une autre option, politique bien entendu, qui s'appelle l'immigration sélective, euphémisme pour désigner le pillage du tiers-monde, de pays qui ont sué sang et eau pour former des élites, des professionnels, qui au dernier moment partent travailler dans les pays les plus riches.
Ces derniers qui n'ont pas formé leurs propres populations font donc appel à l'extérieur dans les conditions misérables et déséquilibrées que vous connaissez. Vous remarquerez que les personnes qui soutiennent la thèse de l'immigration sélective ne nous parlent que des travailleuses ou travailleurs arrivant en France, mais oublient de préciser, allez savoir pourquoi, qu'ils ont une famille, qu'il leur arrive même d'avoir des enfants
Pour elles, il suffit de travailler avec acharnement comme un cheval et de se taire comme une carpe. Qu'il est scandaleux de se rendre compte qu'on peut aujourd'hui évoquer des thèses alternatives à l'obligation pour la France de produire ce dont nous avons besoin pour l'avenir, thèses qui tiennent si peu compte de la réalité humaine qui, de toute façon, finit toujours par nous rattraper !
L'autre possibilité, c'est de s'y mettre tous et nous n'avons pas le choix. La France est un petit pays en nombre d'habitants : 60 millions de personnes, c'est très peu par rapport à l'ensemble de la population mondiale et nous n'avons que fort peu de ressources naturelles. Et pourtant, nous sommes la 4ème puissance économique du monde et le 2ème pays exportateur par tête. Entre parenthèse, c'est à ces résultats que servent les 448 milliards consacrés à l'Education nationale.
" Si vous trouvez que l'éducation est trop chère, essayez l'ignorance " disait Lincoln, mais attention à ne pas prendre cette phrase à la lettre ! Aujourd'hui malheureusement tout est possible ! !
Il nous faut donc trouver cette ressource en nous-mêmes, ce qui signifie que nous devons porter une attention particulière à deux aspects :
- la réintégration au travail des 2 400 000 français qui en sont encore privés,
- l'optimisation des sorties du système scolaire en direction du travail, ce qui nous oblige, nous, Education nationale, à réfléchir sur nos propres préjugés.
Nombre de femmes et d'hommes qui décident, qui dirigent, qui commandent, se trouvent dans une tranche d'âge et possesseurs de formations qui ne les ont jamais mis en contact avec la réalité professionnelle, si bien que les images qu'ils véhiculent du monde professionnel et du contenu des métiers sont extrêmement datées, en particulier de la période où le travail non qualifié abondait dans l'industrie, où le baccalauréat professionnel n'existait pas encore. Ainsi, nous entendons dire que l'enseignement professionnel est un enseignement court alors qu'il est plus long que l'enseignement général : préparer un baccalauréat professionnel dure quatre ans, pas trois !
Sans doute cette vision fausse de l'enseignement professionnel est-elle de bonne foi. Ce n'est ni un complot, ni une étroitesse d'esprit, mais une certaine approche du monde qui ignore qu'au cours des dix dernières années, 530 000 emplois non qualifiés dans l'industrie, ont disparu. De même, s'il existe encore aujourd'hui des emplois dits non qualifiés dans les services, ceux-ci sont appelés à disparaître dans peu de temps. Ainsi assistons-nous à un mouvement général du développement des pré-requis à la production. Il s'agit aussi bien d'ailleurs de savoirs pré-requis que de comportements pré-requis :
Savoirs des sciences, des techniques, savoirs fondamentaux, mais aussi comportements, tous très transversaux, ce qui a permis à nos I.U.T. en trente ans et avec seulement 25 départements d'enseigner des centaines de métiers différents et à des jeunes d'occuper des milliers de postes de travail différents. 80 % des savoirs sont absolument identiques, la coloration spécialisante ne reposant que sur 10 ou 15 % du total.
Nous n'avons malheureusement pas tiré toutes les leçons qu'il aurait fallu à partir du niveau de développement des forces productives : il existe un enseignement agricole, peut-être pour y former des agriculteurs, un enseignement professionnel sans doute pour former des ouvriers et la voie générale qui comme chacun d'entre nous l'affirme, (mais en oubliant d'aller le vérifier, par exemple en examinant la composition des grandes écoles), prépare l'émergence de l'élite politico-administrative de notre patrie.
Et pourtant ? Quelle différence existe-t-il entre le tertiaire agricole et industriel ? Aucune ! Et quelle différence entre un processus chimique utilisé en agriculture, en industrie ? Aucune. Et ainsi de suiteAjoutons que socialement, l'affaire est réglée. Par exemple, 80 % des jeunes qui entrent en lycée agricole ne viennent pas de la terre et 90 % de ceux qui en sortent n'ont aucune intention d'y aller.
Quant à la voie de production de l'élite, il me semble que l'affaire est entendue. Qui se trouve dans les grandes écoles ? Les enfants des mêmes.
Mais peut-être y a-t-il une autre possibilité ! Peut-être que l'élite n'est pas que cela ! Et ne faut-il pas s'interroger sur la signification d'un système qui amène des milliers de jeunes gens en DEUG et à qui on a oublié de dire que tout le monde travaille, sauf les rentiers, que tout le monde doit travailler et que la véritable question sociale est de savoir dans quelles conditions on entre sur le marché du travail : avec une qualification professionnelle reconnue ou le béret à la main ?
J'ai été ce jeune, le béret à la main, licencié de philosophie, père de famille à 23 ans à qui l'Education nationale proposait de revenir après les vacances de Pâques pour y remplacer l'enseignant titulaire accidenté ou malade. C'était dans les années 1970. A l'époque, pour 50 postes mis au concours, se présentaient 2 300 candidats. Une vraie loterie ! Et je n'ai jamais eu la moindre chance à la loterie.
Mais revenons à la place de la qualification et réglons d'abord la question intellectuelle. C'est sur ce point que votre responsabilité est engagée.
Il est en effet inadmissible, intolérable de dire encore aujourd'hui dans les collèges " Si tu continues ainsi, tu finiras en enseignement professionnel ".
L'enseignement professionnel, la voie technologique et l'apprentissage regroupent la moitié d'une classe d'âge : est-il acceptable d'aller expliquer à tous ces jeunes qu'ils sont, avant même d'avoir commencé, considérés comme des sous-français alors que ce sont eux qui vont faire tourner le pays ?
Les autres aussi d'ailleurs, mais dans de moins bonnes conditions, oui de moins bonnes conditions, car dans l'enseignement supérieur, si la place de la professionnalisation a été prise en compte, tous les préjugés n'ont pas été vaincus et la culture d'une qualification professionnelle reconnue à la sortie des études n'existe pas encore.
Le résultat, sans doute le connaissez-vous, si vous avez des enfants. Ainsi, après une licence, le jeune s'interroge et décide de passer les concourscommissaire de police, bibliothécaire, attaché de collectivité localeles trois n'ont aucun rapport entre eux, mais qu'importe ! Et ainsi, des jeunes qui ne l'ont pas choisi, se retrouvent dans une bibliothèque au contact du public alors qu'ils " ont horreur de cela ! ", regrettant en fait d'avoir échoué au concours de commissaire.
Où est dans ce cas la professionnalisation ? La qualité du service rendu ? Comment se construire soi-même en exerçant une profession mal aimée ? Ce processus commence malheureusement au collège, au lycée. Pourtant la tradition de l'humanisme républicain, c'est que l'école élève, prépare à un rapport critique au réel et permet de maîtriser ce réel. Que faut-il donc penser d'un mode éducatif qui au lieu de mettre les jeunes en situation de maîtriser la réalité qui les entoure, de la comprendre et d'en assimiler les règles, produit de jeunes étudiants, en philosophie par exemple, capables de disserter sur l'être et le néant, mais plus proches du néant que de l'être ? Tout ce qui est autour de nous fait référence à des savoirs, des techniques, porteuses de savoirs fondamentaux que ces jeunes ignorent parce que nous avons décrété qu'un seul modèle pédagogique était légitime : le modèle hypothético déductif qui avant même que soit franchi la grille du collège, a déjà fait le tri social et culturel, qui part de l'abstrait et y reste.
Notre travail consiste donc à vaincre les préjugés qui reposent sur l'obscurantisme et nous empêchent d'exercer pleinement notre citoyenneté. Il nous faut défendre un modèle particulier de professionnalisation dont j'ai évoqué les contenus.
Si tous les savoirs ont une valeur d'usage, tous n'ont pas une valeur d'échange. Les qualifications professionnelles sont des savoirs larges, divers, intégrés, tels que décrits par un référentiel qui a une valeur d'échange dans les conventions collectives. Et c'est cela le système français !
C'est un véritable enjeu. Les savoirs doivent déboucher sur des séquences qualifiantes.
Cette professionnalisation est une garantie de la liberté de l'élève, mais aussi une garantie pour l'employeur qui sait qui il embauche.
Il faut savoir, d'ailleurs, que le contenu des référentiels est établi dans le cadre particulier des Commissions professionnelles consultatives, avec les branches professionnelles :
Pas un seul diplôme professionnel n'est préparé sans elles. Aussi, si nos diplômes ne conviennent pas, nous sommes immédiatement prêts à en améliorer le contenu. Nous voulons le meilleur de la technique de notre temps pour les élèves que nous formons et l'enseignement professionnel a une grande et rapide capacité d'adaptation.
L'Education nationale mène donc de cette façon à une certification professionnelle reconnue partout et par tous. Si nous écoutions par hasard le MEDEF, un autre système serait possible ! Pour lui, l'école certifie les connaissances, les entreprises certifient les compétences : ces certifications de compétences, nous les connaissons ; ce sont des bouts de papiers millésimés. Peut être cela pouvait-il fonctionner lorsque les machines changeaient tous les cinquante ans ? Mais aujourd'hui ? Alors que la technologie évolue si vite, quelle valeur accorder à une telle certification de compétences ? Pour une durée d'environ 5 ans pas plus ! Et encore, les deux dernières années, il faut recommencer.
Si le niveau doit monter sans cesse et s'il faut se re-qualifier, nos établissements seront les lieux essentiels de cette requalification et en particulier, en formation continue, les GRETA.
Nous voilà donc devant une alternative : la certification des compétences ou celle des qualifications. Nous optons pour cette dernière et nous devons nous y accrocher.
Je vous mets tous en garde : le marché de l'éducation pèse dans le monde 1600 milliards de dollars. Il développe donc certains appétits. Ainsi tout un secteur considère que c'est une excellente occasion de faire le commerce du savoir. Certains pays ont déjà vendu des réseaux entiers de lycées et une véritable bataille se déroule sur tout ce qui a une valeur d'échange.
A l'opposé, notre modèle de professionnalisation durable remet le travailleur en position de se re-qualifier, la société se reconnaissant une responsabilité collective dans ce processus. Ce modèle, nous le retrouverons dans les lycées des métiers dans lesquels seront réunis les voies technologique et professionnelle, le centre de formation des apprentis publics, le centre de validation des acquis professionnels et aussi des B.T.S., des licences professionnelles
C'est nous, Education nationale qui avons tout inventé, et ce depuis 1992. C'est nous qui aujourd'hui mettons en place le lycée des métiers, qui incarnera le modèle même de professionnalisation durable, permettant par ailleurs la généralisation des bonnes pratiques. Il implique tout le système éducatif.
Je souhaite, Mesdames, Messieurs, que vous réfléchissiez à ces problèmes.
Le débat sur l'école est souvent appauvri, car il se limite à une discussion sur les structures et les moyens. Sans doute est-ce un débat qui a sa légitimité, mais le vrai débat est la place occupée par l'école dans la société, pour la construction de l'idéal républicain.
Sommes-nous capables d'atteindre les objectifs que nous avons fixés ? Nous connaissons, tous, les caricatures qui circulent sur l'école. Il me semble qu'elles ne diminueront pas en intensité. Le mouvement universel très puissant vers une marchandisation des savoirs cherche à faire basculer notre système actuel de répartition dans un système par capitalisation : chacun paye sa propre formation et emprunte pour le faire, comme en Angleterre où le Ministre lui-même reconnaît que c'est une catastrophe nationale, rien ne fonctionnant correctement.
Pendant ce temps, il nous faut reconnaître, que nous Français, pourtant champions du monde de l'auto-flagellation ou de l'auto-dénigrement, avons obtenu de bons résultats.
Il nous faut donc absolument retrouver confiance en nous-mêmes, même si je reconnais que les clichés de l'enseignant qui ne fait rien, qui est incapable de se remettre en cause, n'aident pas. A force de les entendre, nous finissons nous-mêmes par intérioriser une partie des critiques.
Or, en matière d'enseignement professionnel, nous avons fait la démonstration de notre sérieux, les recteurs, leurs équipes, les chefs d'établissement
A mon arrivée au Ministère, j'ai découvert que l'enseignement professionnel était mal aimé du public. Résultat, en 1999, une baisse de 30000 élèves et en 2000, à nouveau une diminution des effectifs de 20000. Il me fallait agir, mais sans faire de publicité. Les savoirs ne sont pas à vendre. Apprendre se caractérise par du mérite, de l'effort, un dépassement de soi et ce n'est pas de l'argent facile.
Ainsi, j'ai commencé par un tour de France afin d'expliquer, déculpabiliser l'ensemble des chefs d'établissement et en particulier, les principaux des collèges. Chercher à convaincre ces derniers de la réalité de l'enseignement professionnel a été mon objectif principal. J'ai beaucoup parlé de ce qu'est l'humanisme laïc de notre époque. Puis, l'institution s'y est mis à son tour. Nous avons d'abord étudié les bordereaux d'orientation de fin de 3ème : n'y figuraient que les secondes générales, technologiques. Rien de plus. Le parent moyen qui a déjà du mal à se reconnaître dans nos parcours, comment ici peut-il réagir ? Et dans une Académie, un logiciel faisait même le travail : tout élève ayant plus de 12 de moyenne et qui voulait aller en lycée professionnel était refusé. Quel préjugé ? C'était intolérable et j'ai dû intervenir. Par ailleurs, les familles ont besoin de savoir suffisamment tôt où les enfants vont être affectés à la rentrée. Attendre septembre est trop tard.
Enfin, il a fallu faire découvrir aux jeunes les lycées professionnels d'aujourd'hui avec leurs matériels de pointe, les machines qu'aucune entreprise parfois n'est capable de s'offrir (exemple du L.P. de Rodez) et nous, nous savons faire, c'est notre métier.
Et notre action a marché, nous avons inversé la tendance puisque nous sommes passés de -20000 élèves en 2000 à +12000 inscrits cette année.
En stock, nous sommes pratiquement arrivés à l'équilibre par rapport à l'année dernière et il faut maintenant poursuivre afin de renforcer cette inversion.
Nous sommes prêts à accueillir les élèves en difficultés : voyez comment les enseignants des lycées professionnels remettent un jeune d'aplomb en trois mois, comment ils lui redonnent le goût d'apprendre, comment ils le motivent au travail, l'éduquent au respect de soi-même et d'autrui. N'est-ce pas mieux qu'un jeune condamné au martyr dans la situation d'un nul, l'adulte lui notifiant sa déchéance ? N'est-ce pas créer dans ces conditions un rapport de violence ?
Certaines situations aujourd'hui me rappellent le temps où j'étais encore au collège et où la scolarité s'arrêtait à 14 ans : d'un côté les enfants d'ouvriers qui allaient travailler, de l'autre les fils de fonctionnaires qui pouvaient continuer.
Aujourd'hui beaucoup de jeunes se déscolarisent dès 13/14 ans, passant leur temps dans la rue et parfois l'école fait semblant de ne rien voir. Elle ferme les yeux, ne sachant que faire ! Ce sont les " nouveaux barbares " que nous fabriquons. En effet, ils sont perdus définitivement par l'école au moment même où les niveaux de qualification augmentent fortement dans toutes les branches, y compris les métiers des services. Par exemple, il manque 40 000 jeunes dans les carrières sanitaires et sociales (qui sont de vrais métiers) alors que voici un an, on m'expliquait qu'il fallait fermer ces sections.
Il en manque aussi 50000 pour l'aide à la petite enfance, 40000 dans l'informatique, 30000 dans le bâtimentVous avez encore des personnes qui pensent que le bâtiment, c'est juste la pelle, la pioche et la brouette alors qu'aujourd'hui le moindre plâtrier, le moindre maçon a entre les mains des appareils très sophistiqués et très chers.
Utilisons donc toutes nos possibilités, soyons sans cesse innovants en pédagogie, travaillons en pluridisciplinarité. Nous avons mis en uvre un Projet Pédagogique à Caractère Professionnel (P.P.C.P.) dans lequel l'enseignement disciplinaire, dans toute son exigence, converge vers une création d'objet, comme par exemple un bateau en Martinique, où j'ai reçu une belle leçon de pédagogie.
C'est pourquoi je souhaite qu'on redouble d'efforts pour la réussite de ces P.P.C.P. Je veux que l'an prochain, tout marche correctement et que nos méthodes de travail se perfectionnent. De la même façon, l'Enseignement Civique, Juridique et Social (E.C.J.S.), concerne tous les établissements, qu'ils soient d'enseignement général ou professionnel et j'ai trouvé les crédits pour le mettre en place. Il m'a été dit que cela ne servait à rien dans l'enseignement professionnel ; c'est une erreur : tout concourt à la construction de soi, nécessaire à toute qualification professionnelle. Il me faut répondre aux académistes que l'E.C.J.S. permet l'acquisition concrète de la citoyenneté par l'initiation au débat argumenté : apprendre à écouter, construire sa propre pensée et l'énoncer clairement. Le débat argumenté, c'est se préparer à la fabrication de la décision collective, c'est y prendre toute sa place.
Et maintenant, me tournant vers les branches professionnelles, je dis aux chefs d'entreprise : Que préférez-vous ? Une personne qui crie après tout le monde ou qui sait argumenter, construire son point de vue, donner ses ordres et être capable de les critiquer et d'y apporter sa propre contribution.
Est-ce que ce n'est pas ici une qualification professionnelle ?
J'entends dire parfois : envoyez-nous des jeunes à 14 ans ! Ma réponse est celle d'un homme de gauche : Non. Que voulez-vous qu'il fasse ce jeune sans aucune qualification ? Et n'est-ce pas contraire aux intérêts mêmes de l'entreprise ?
La qualification professionnelle inclut enfin des qualifications comportementales qui s'acquièrent non seulement dans l'apprentissage de la règle et de la norme, mais aussi des savoirs.
Savoir, savoir être et savoir-faire forment un ensemble indissociable et qui s'appelle un être humain. Ce que nous ne ferons pas, personne ne le fera à notre place. Relever le défi du retour au travail et de l'élévation des qualifications est notre mission à tous et je sais que je peux compter sur vous pour maintenir, avec fierté, la place enviable de notre école républicaine.
(source http://www.enseignement-professionnel.gouv.fr, le 2 janvier 2002)