Texte intégral
Q - Depuis notre dernier entretien, il s'est passé bien des choses, à commencer par la cessation des bombardements. Comment avez-vous appris, accueilli et préparé la paix ?
R - Dès le premier jour des frappes nous nous sommes attelés à préparer la paix. Cette paix qui aurait pu intervenir n'importe quand auparavant si Belgrade l'avait voulu. Nous ne partions pas de zéro. Bien qu'ils n'aient été signés que par la partie kosovar et non par les Serbes, nous avions l'acquis des accords de Rambouillet, élaborés au fil des mois. C'est ainsi que s'était précisé petit à petit le concept d'une importante autonomie du Kosovo, ce que j'avais appelé "l'autonomie substantielle".
Le concept d'autonomie supposait que nous excluions l'indépendance comme la partition, ces deux faces d'une même mauvaise solution, et que nous réaffirmions l'intégrité de la République fédérale de Youoslavie, principe de fond qui ne peut pas être affecté par ce que nous pensons du régime yougoslave. L'autonomie impliquait aussi que la souveraineté de la RFY sur le Kosovo devait être préservée, pour les mêmes raisons, mais nous savions qu'après ce qui s'est passé elle devrait être pendant un certain temps, exercée directement par le Conseil de sécurité, par l'intermédiaire du Secrétaire général des Nations unies. Sur tous ces points à Rambouillet le travail ne s'est jamais interrompu pendant toutes ces semaines.
Q - A partir de quand les négociations avec les Russes ont-elles commencé ?
R - En réalité, elles n'ont jamais cessé. Entre nous et les Russes, il n'y a jamais eu de véritable coupure même si cela n'était pas toujours visible, notamment au début des opérations militaires. Mais il a fallu un certain temps pour que les Russes, qui ne pouvaient que contester d'une manière radicale les frappes tout en voulant, comme nous, changer le cours des choses au Kosovo, puissent assumer de travailler ostensiblement avec les Occidentaux. Ce fut à nouveau le cas à partir du G8 de Petersberg, le 6 mai, qui arrêta les principes généraux qui devaient devenir la base de la résolution du Conseil de sécurité.
Q - Quelles concessions avez-vous faites aux Russes ?
R - Si on considère le processus continu qui va des fameux cinq points que mes collègues ministres des Affaires étrangères et moi avons élaboré dès le 6 avril jusqu'à la résolution du Conseil de sécurité, en passant par les sept points du G.8, on voit qu'il n'y a pas eu de concession mais mise au point par étapes successives d'un véritable acord politique entre les Russes et nous. Il y a eu ainsi de vives discussions sur la qualification de la force internationale engagée au Kosovo. Le 6 mai encore les Russes n'acceptaient de ne parler que de "présence internationale de sécurité" et non de force militaire. Ils savaient parfaitement de quoi il s'agissait, mais il leur fallait ménager leur opinion nationale et la Douma. Ni les Russes ni nous ne voulions d'une "double-clé" qui aurait paralysé la Kfor. A partir de ce principe, nous mettre d'accord sur les modalités pratiques n'a pu se faire que progressivement.
Q - Quel est pour vous le sens de l'opération surprise des Russes au Kosovo ?
R - Je suppose qu'il s'agissait d'une initiative de responsables militaires russes mortifiés par tout ce qu'a dû endurer la Russie sur les plans politique et militaire depuis 1992 (la Tchétchénie, l'appauvrissement de l'armée, l'élargissement de l'OTAN, le Kosovo), qui trouvaient sans doute trop arrangeante la diplomatie russe et qui, avec l'accord ou la caution de Boris Eltsine, ont vu l'occasion de prendre un gage pour s'assurer une place significative dans la KFOR.
Q - Et ce gage, ils vont le garder !
R - Nous étions les premiers à vouloir qu'ils participent à la force de sécurité. La question était de savoir comment. L'accord trouvé à Helsinki est un bon accord, conforme à notre principe : il ne devra y avoir qu'une seule et unique politique de sécurité de la KFOR pour l'ensemble du Kosovo. Dès lors que ce principe était respecté, nous étions très favorables à ce que les Russes jouent un rôle dans la KFOR. Car cela les engage avec nous dans la mise en oeuvre de la solution. Nous n'aurions pas voulu en revanche, d'un secteur russe autonome où aurait pu se développer une politique particulière, non coordonnée avec nous, vis à vis des Serbes, ou de l'UCK.
Q - Que pensez-vous de l'analyse selon laquelle les Russes pour convaincre Milosevic se seraient engagés à devenir les protecteurs des Serbes ?
R - Que c'est une analyse artificielle. Ce n'est pas cela qui aurait pu convaincre Milosevic d'accepter une force internationale qu'il récusait, quelle qu'en soit la composition, avant de devoir s'y résigner. Dans cette affaire les Russes veillent avant tout à leurs intérêts. Il ne faut pas assimiler automatiquement Russes et Serbes, c'est plus compliqué que cela !
Q - En quoi la position de la France dans la construction de la paix est-elle différente des autres ?
R - Nous avons nos priorités. Ainsi dans le traitement des problèmes très complexes que nous affrontons maintenant, la mise en place de la KFOR et de l'administration civile, nous veillerons, logiques avec nous-mêmes, à faire prévaloir le rôle de l'ONU - le Conseil de Sécurité, le Secrétaire général, son représentant - ainsi que les dispositions et l'équilibre de la résolution 1244. Parmi les difficultés actuelles, il y en a une fondamentale : la KFOR doit non seulement permettre le retour en sécurité des Kosovars chassés de chez eux, mais aussi convaincre les minorités non-albanaises qu'elle est là pour protéger toutes les communautés, et non pour laisser s'accomplir la énième revanche ! Il y va de sa crédibilité.
Il faut casser cette malédiction selon laquelle le prochain épisode est fatalement un massacre qui vengera le massacre précédent. Nous savons que la peur, la haine, l'esprit de vengeance, la volonté du fait accompli dominent. Mais notre mission, c'est la paix au Kosovo. L'urgence, c'est la mise en place de l'administration civile transitoire créée par la résolution 1244 du Conseil de sécurité, et pour le moment confiée à Sergio Vieira de Mello, envoyé spécial du Secrétaire général, qui accomplira sa mission jusqu'à ce qu'un Européen soit nommé administrateur par M. Kofi Annan. Il aura quatre adjoints pour diriger les quatre composantes de la mission : l'administration et la police, confiées à l'ONU ; le retour des réfugiés au HCR, la préparation des élections et la démocratisation à l'OSCE ; enfin la reconstruction à l'Union européenne.
Q - Parmi les problèmes, il y a celui de l'incertitude sur le rôle actuel et futur de l'UCK ?
R - Dès Rambouillet, puis au G 8 et enfin au Conseil de sécurité nous avions décidé que l'UCK devrait être "démilitarisée". L'UCK qui a accepté la résolution 1244 doit maintenant appliquer l'accord qu'elle a signé le 20 à la KFOR, ce qui signifie qu'elle ne doit pas céder à la tentation du fait accompli.
Q - Tout le monde est-il d'accord avec cette position ?
R - Américains, Russes, Européens, membres du Conseil de sécurité : l'accord est complet. L'UCK doit respecter l'autorité de la KFOR et de l'Administration internationale. Lesquelles devront bien sûr travailler avec des représentants des Kosovars albanophones, comme des autres communautés du Kosovo.
Q - Que répondez-vous à ceux qui disent que les frappes ont aggravé le sort des Kosovars au lieu de l'améliorer.
R - Qu'ils font un contresens et qu'on ne peut juger cette affaire en oubliant ce qui s'était passé avant le 24 mars et en ignorant ce qui se passe depuis le 10 juin. On ne pouvait accepter que recommence en Yougoslavie cette insupportable politique contre les minorités.
Q - La justification de la guerre c'était tout de même l'arrêt des déportations massives. Or les dernières et atroces découvertes prouvent qu'elles ont surtout sévi après les frappes. Que faisons-nous ? Que faites-vous pour que les déportés puissent approuver la guerre.
R - Mais ils l'ont approuvé ! Il faudrait commencer par ne pas parler à la place des Kosovars qui eux, ne font pas cette critique, parce qu'ils savent ce qu'ils ont enduré avant et n'ont jamais pensé qu'il y avait une "autre stratégie". A un moment donné, il fallait prendre nos responsabilités, et donner un coup d'arrêt. Les dix-neuf gouvernements démocratiques de l'Alliance l'ont fait. Ce qui s'est passé après le début des frappes - contre les seuls Kosovars - a confirmé qu'il n'était que temps d'arrêter les exactions de ce régime au Kosovo.
Q - Je ne vois pas pourquoi la critique des moyens (bombardements de civils, frappe de 5 000 m d'attitude) compromettrait la fin (élimination de la barbarie serbe) ?
R - La critique est libre, par définition. Des propositions alternatives auraient été encore plus utiles. Elles ne sont pas venues sauf pour proposer une stratégie qui aurait été plus longue, plus incertaine et plus coûteuse en hommes, y compris pour les populations civiles, dans tous les camps : la fameuse offensive terrestre !
Q - Le calendrier de la reconstruction est-il déjà établi ?
R - La première chose était de faire sortir l'armée serbe du Kosovo. C'est chose faite depuis le 20 juin. La deuxième, était de déployer la KFOR dans tout le Kosovo, après avoir réglé la question épineuse des Russes. C'est fait. Il faut maintenant organiser la démilitarisation de l'UCK, tout en surveillant le comportement des minorités serbes, et créer les conditions d'une sécurité pour tout le monde. L'administration civile internationale a commencé à se mettre en place cette semaine et fait l'inventaire des tâches qui l'attendent. Il faut que les Kosovars, que les minorités serbes, restent ou reviennent et que nous bâtissions avec eux un Kosovo différent - et un jour, pourquoi pas, exemplaire - dans lequel tous puissent cohabiter pacifiquement.
Q - Quelle est la réalité de nos relations actuelles avec la Yougoslavie ? On vous accuse d'avoir négligé l'opposition serbe à Milosevic.
R - D'abord, nous n'avons jamais "négligé" l'opposition serbe. Au contraire, nous avons toujours suivi avec attention les mouvements de la société serbe comme nous allons le faire plus que jamais.
Q - Depuis, vous n'avez reçu aucun Serbe officiel ?
R - Aucun. En revanche, le président et moi avons eu au téléphone à plusieurs reprises le président du Monténégro. Et j'ai suivi très attentivement tout ce qui s'est dit en Yougoslavie, en pensant à l'avenir.
Q - La France envisage-t-elle une initiative dans la perspective de reprise des relations diplomatiques ?
R - C'est Belgrade qui a rompu. Nous verrons ce que nous ferons s'ils veulent revenir sur cette décision, et nous chercherons, là comme sur les autres sujets l'unité avec nos partenaires.
Q - Si vous travaillez à l'unité, cela veut dire qu'elle n'est pas faite ?
R - Elle l'est sur la stratégie et sur l'essentiel. Sur les décisions à prendre chaque jour, elle s'élabore au fur et à mesure. C'est un des objets des coups de téléphone quotidiens avec mes collègues. J'ai eu à gérer dans ma vie de nombreuses crises : je ne crois pas avoir rencontré une telle unité dans les objectifs et dans leur mise en oeuvre.
Q - Comment aider la Yougoslavie sans aider par la même occasion Milosevic ? Allons nous revoir une sorte de Saddam Hussein yougoslave en plus arrogant et aussi secrètement protégé par les Russes ou par d'autres ?
R - Il faut aider la Yougoslavie à changer. Nous voulons éviter que se développe, après la défaite au Kosovo, un nationalisme serbe revanchard dont le régime se nourrirait pour survivre. Il faut favoriser une prise de conscience, un choc positif. Les Serbes, dont nous savons la fierté et le courage, commencent à s'interroger et à parler. L'Eglise orthodoxe interpelle le pouvoir. L'opposition se réorganise. Nous aiderons cette mutation, si les Serbes le veulent. Au bout du compte, c'est à eux de décider dans quelle Yougoslavie ils veulent que leurs enfants vivent. A eux de tirer les conséquences de ces dix années noires. Ceux qui voudront le faire rencontreront notre soutien. En ce qui nous concerne, jusqu'à ce que les choses soient clarifiées, nous n'aiderons que le peuple : aide humanitaire, certaines reconstructions, pas plus.
Q - Croyez-vous que cette guerre, en dépit du rôle prédominant des Américains, pourrait être considérée un jour, comme le véritable point de départ d'une union politique en Europe ?
R - Les avions américains étaient prédominants dans les frappes aériennes. A part cela vous ne pouvez pas parler du rôle "prédominant" des Américains dans la définition et la conduite de notre action. Cela devrait être une heureuse surprise et un fait encourageant, sauf pour ceux qui ne supportent même pas que l'on puisse être parfois d'accord avec les Américains et coopérer avec eux ! Dans la gestion politique, diplomatique et stratégique de cette crise les Européens ont eu un rôle aussi important que celui des Etats-Unis. La coopération entre Européens a été elle-même si intense qu'il est difficile aujourd'hui de démêler ce qui est dû aux Français, aux Anglais, aux Allemands, aux Italiens ou aux autres. La cohésion européenne a été sans faille, mais comme elle s'est inscrite dans une harmonie plus large ce n'est pas cela qui s'est vu le plus.
Certes, pour être honnête, je vous accorde que cette action a été davantage le fait "des Européens" que de l'Union européenne en tant que telle, de ses institutions, ou de la PESC. Cela ne diminue en rien la cohésion manifestée, même si cela ne constitue pas l'étape que vous évoquez. Cependant, pour revenir à l'aspect militaire, ce n'est pas une découverte que de constater que les avions de l'OTAN sont majoritairement américains. Cela non plus n'infirme pas le reste du raisonnement. Etait-ce une raison pour ne pas agir ? Cette détermination dont les Européens ont fait preuve fournit une base renforcée pour de nouveaux progrès vers la politique étrangère européenne commune et une défense européenne. Mais celles-ci n'ont pas surgi automatiquement du seul fait de la guerre du Kosovo. Nous ne sommes dispensés d'aucun effort dans les années qui viennent.
Q - Pour continuer à être honnête mais aussi lucide, ne peut-on pas dire que les Européens ne se sont au fond unis que dans l'atlantisme ? Un atlantisme moral mais seulement un atlantisme.
R - Dans le langage politique français, "atlantisme" veut dire suivisme. Ce n'est pas ce qui s'est passé. La réaction de fond - plus jamais ça en Europe ! - a été une réaction autant européenne qu'américaine. Manifestement, certains regrettent cette convergence ! Pourquoi poser comme postulat que l'Europe ne peut s'unir qu'en désaccord avec les Etats-Unis ou contre eux ? D'abord aucun de nos partenaires européens ne pense ainsi, et c'est peu dire. Ensuite nous faisons partie de la même alliance, que je sache. Ce qu'ont assumé et préservé tous les présidents de la Vème République y compris De Gaulle et Mitterrand. Je vois bien que ce cas de figure diplomatique où nous nous trouvons, dans un cas précis d'accord avec les Etats-Unis sans y être contraints, a déconcerté ceux qui n'imaginent rien entre la soumission et l'affrontement. Peut-être manquent-ils de confiance en eux, en la France, en l'Europe ?
Je pense quant à moi, comme le démontrent le président et le Premier ministre, que nous devons avoir avec les Etats-Unis une relation suffisamment saine et décomplexée pour être capable de leur résister à chaque fois que c'est nécessaire, et les cas ne manquent pas. Et pour être également capable d'accepter d'agir en accord avec eux quand cela se justifie. Nous avons démontré au Kosovo notre capacité collective à élaborer et maintenir une cohésion exceptionnelle face à une tragédie. Il ne manquera ni d'échéance ni d'occasion pour l'Europe des Quinze de faire preuve, dans les temps qui viennent, de la même unité, de la même détermination, de la même efficacité. Voilà le socle sur lequel nous allons bâtir".
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 juin 1999)
R - Dès le premier jour des frappes nous nous sommes attelés à préparer la paix. Cette paix qui aurait pu intervenir n'importe quand auparavant si Belgrade l'avait voulu. Nous ne partions pas de zéro. Bien qu'ils n'aient été signés que par la partie kosovar et non par les Serbes, nous avions l'acquis des accords de Rambouillet, élaborés au fil des mois. C'est ainsi que s'était précisé petit à petit le concept d'une importante autonomie du Kosovo, ce que j'avais appelé "l'autonomie substantielle".
Le concept d'autonomie supposait que nous excluions l'indépendance comme la partition, ces deux faces d'une même mauvaise solution, et que nous réaffirmions l'intégrité de la République fédérale de Youoslavie, principe de fond qui ne peut pas être affecté par ce que nous pensons du régime yougoslave. L'autonomie impliquait aussi que la souveraineté de la RFY sur le Kosovo devait être préservée, pour les mêmes raisons, mais nous savions qu'après ce qui s'est passé elle devrait être pendant un certain temps, exercée directement par le Conseil de sécurité, par l'intermédiaire du Secrétaire général des Nations unies. Sur tous ces points à Rambouillet le travail ne s'est jamais interrompu pendant toutes ces semaines.
Q - A partir de quand les négociations avec les Russes ont-elles commencé ?
R - En réalité, elles n'ont jamais cessé. Entre nous et les Russes, il n'y a jamais eu de véritable coupure même si cela n'était pas toujours visible, notamment au début des opérations militaires. Mais il a fallu un certain temps pour que les Russes, qui ne pouvaient que contester d'une manière radicale les frappes tout en voulant, comme nous, changer le cours des choses au Kosovo, puissent assumer de travailler ostensiblement avec les Occidentaux. Ce fut à nouveau le cas à partir du G8 de Petersberg, le 6 mai, qui arrêta les principes généraux qui devaient devenir la base de la résolution du Conseil de sécurité.
Q - Quelles concessions avez-vous faites aux Russes ?
R - Si on considère le processus continu qui va des fameux cinq points que mes collègues ministres des Affaires étrangères et moi avons élaboré dès le 6 avril jusqu'à la résolution du Conseil de sécurité, en passant par les sept points du G.8, on voit qu'il n'y a pas eu de concession mais mise au point par étapes successives d'un véritable acord politique entre les Russes et nous. Il y a eu ainsi de vives discussions sur la qualification de la force internationale engagée au Kosovo. Le 6 mai encore les Russes n'acceptaient de ne parler que de "présence internationale de sécurité" et non de force militaire. Ils savaient parfaitement de quoi il s'agissait, mais il leur fallait ménager leur opinion nationale et la Douma. Ni les Russes ni nous ne voulions d'une "double-clé" qui aurait paralysé la Kfor. A partir de ce principe, nous mettre d'accord sur les modalités pratiques n'a pu se faire que progressivement.
Q - Quel est pour vous le sens de l'opération surprise des Russes au Kosovo ?
R - Je suppose qu'il s'agissait d'une initiative de responsables militaires russes mortifiés par tout ce qu'a dû endurer la Russie sur les plans politique et militaire depuis 1992 (la Tchétchénie, l'appauvrissement de l'armée, l'élargissement de l'OTAN, le Kosovo), qui trouvaient sans doute trop arrangeante la diplomatie russe et qui, avec l'accord ou la caution de Boris Eltsine, ont vu l'occasion de prendre un gage pour s'assurer une place significative dans la KFOR.
Q - Et ce gage, ils vont le garder !
R - Nous étions les premiers à vouloir qu'ils participent à la force de sécurité. La question était de savoir comment. L'accord trouvé à Helsinki est un bon accord, conforme à notre principe : il ne devra y avoir qu'une seule et unique politique de sécurité de la KFOR pour l'ensemble du Kosovo. Dès lors que ce principe était respecté, nous étions très favorables à ce que les Russes jouent un rôle dans la KFOR. Car cela les engage avec nous dans la mise en oeuvre de la solution. Nous n'aurions pas voulu en revanche, d'un secteur russe autonome où aurait pu se développer une politique particulière, non coordonnée avec nous, vis à vis des Serbes, ou de l'UCK.
Q - Que pensez-vous de l'analyse selon laquelle les Russes pour convaincre Milosevic se seraient engagés à devenir les protecteurs des Serbes ?
R - Que c'est une analyse artificielle. Ce n'est pas cela qui aurait pu convaincre Milosevic d'accepter une force internationale qu'il récusait, quelle qu'en soit la composition, avant de devoir s'y résigner. Dans cette affaire les Russes veillent avant tout à leurs intérêts. Il ne faut pas assimiler automatiquement Russes et Serbes, c'est plus compliqué que cela !
Q - En quoi la position de la France dans la construction de la paix est-elle différente des autres ?
R - Nous avons nos priorités. Ainsi dans le traitement des problèmes très complexes que nous affrontons maintenant, la mise en place de la KFOR et de l'administration civile, nous veillerons, logiques avec nous-mêmes, à faire prévaloir le rôle de l'ONU - le Conseil de Sécurité, le Secrétaire général, son représentant - ainsi que les dispositions et l'équilibre de la résolution 1244. Parmi les difficultés actuelles, il y en a une fondamentale : la KFOR doit non seulement permettre le retour en sécurité des Kosovars chassés de chez eux, mais aussi convaincre les minorités non-albanaises qu'elle est là pour protéger toutes les communautés, et non pour laisser s'accomplir la énième revanche ! Il y va de sa crédibilité.
Il faut casser cette malédiction selon laquelle le prochain épisode est fatalement un massacre qui vengera le massacre précédent. Nous savons que la peur, la haine, l'esprit de vengeance, la volonté du fait accompli dominent. Mais notre mission, c'est la paix au Kosovo. L'urgence, c'est la mise en place de l'administration civile transitoire créée par la résolution 1244 du Conseil de sécurité, et pour le moment confiée à Sergio Vieira de Mello, envoyé spécial du Secrétaire général, qui accomplira sa mission jusqu'à ce qu'un Européen soit nommé administrateur par M. Kofi Annan. Il aura quatre adjoints pour diriger les quatre composantes de la mission : l'administration et la police, confiées à l'ONU ; le retour des réfugiés au HCR, la préparation des élections et la démocratisation à l'OSCE ; enfin la reconstruction à l'Union européenne.
Q - Parmi les problèmes, il y a celui de l'incertitude sur le rôle actuel et futur de l'UCK ?
R - Dès Rambouillet, puis au G 8 et enfin au Conseil de sécurité nous avions décidé que l'UCK devrait être "démilitarisée". L'UCK qui a accepté la résolution 1244 doit maintenant appliquer l'accord qu'elle a signé le 20 à la KFOR, ce qui signifie qu'elle ne doit pas céder à la tentation du fait accompli.
Q - Tout le monde est-il d'accord avec cette position ?
R - Américains, Russes, Européens, membres du Conseil de sécurité : l'accord est complet. L'UCK doit respecter l'autorité de la KFOR et de l'Administration internationale. Lesquelles devront bien sûr travailler avec des représentants des Kosovars albanophones, comme des autres communautés du Kosovo.
Q - Que répondez-vous à ceux qui disent que les frappes ont aggravé le sort des Kosovars au lieu de l'améliorer.
R - Qu'ils font un contresens et qu'on ne peut juger cette affaire en oubliant ce qui s'était passé avant le 24 mars et en ignorant ce qui se passe depuis le 10 juin. On ne pouvait accepter que recommence en Yougoslavie cette insupportable politique contre les minorités.
Q - La justification de la guerre c'était tout de même l'arrêt des déportations massives. Or les dernières et atroces découvertes prouvent qu'elles ont surtout sévi après les frappes. Que faisons-nous ? Que faites-vous pour que les déportés puissent approuver la guerre.
R - Mais ils l'ont approuvé ! Il faudrait commencer par ne pas parler à la place des Kosovars qui eux, ne font pas cette critique, parce qu'ils savent ce qu'ils ont enduré avant et n'ont jamais pensé qu'il y avait une "autre stratégie". A un moment donné, il fallait prendre nos responsabilités, et donner un coup d'arrêt. Les dix-neuf gouvernements démocratiques de l'Alliance l'ont fait. Ce qui s'est passé après le début des frappes - contre les seuls Kosovars - a confirmé qu'il n'était que temps d'arrêter les exactions de ce régime au Kosovo.
Q - Je ne vois pas pourquoi la critique des moyens (bombardements de civils, frappe de 5 000 m d'attitude) compromettrait la fin (élimination de la barbarie serbe) ?
R - La critique est libre, par définition. Des propositions alternatives auraient été encore plus utiles. Elles ne sont pas venues sauf pour proposer une stratégie qui aurait été plus longue, plus incertaine et plus coûteuse en hommes, y compris pour les populations civiles, dans tous les camps : la fameuse offensive terrestre !
Q - Le calendrier de la reconstruction est-il déjà établi ?
R - La première chose était de faire sortir l'armée serbe du Kosovo. C'est chose faite depuis le 20 juin. La deuxième, était de déployer la KFOR dans tout le Kosovo, après avoir réglé la question épineuse des Russes. C'est fait. Il faut maintenant organiser la démilitarisation de l'UCK, tout en surveillant le comportement des minorités serbes, et créer les conditions d'une sécurité pour tout le monde. L'administration civile internationale a commencé à se mettre en place cette semaine et fait l'inventaire des tâches qui l'attendent. Il faut que les Kosovars, que les minorités serbes, restent ou reviennent et que nous bâtissions avec eux un Kosovo différent - et un jour, pourquoi pas, exemplaire - dans lequel tous puissent cohabiter pacifiquement.
Q - Quelle est la réalité de nos relations actuelles avec la Yougoslavie ? On vous accuse d'avoir négligé l'opposition serbe à Milosevic.
R - D'abord, nous n'avons jamais "négligé" l'opposition serbe. Au contraire, nous avons toujours suivi avec attention les mouvements de la société serbe comme nous allons le faire plus que jamais.
Q - Depuis, vous n'avez reçu aucun Serbe officiel ?
R - Aucun. En revanche, le président et moi avons eu au téléphone à plusieurs reprises le président du Monténégro. Et j'ai suivi très attentivement tout ce qui s'est dit en Yougoslavie, en pensant à l'avenir.
Q - La France envisage-t-elle une initiative dans la perspective de reprise des relations diplomatiques ?
R - C'est Belgrade qui a rompu. Nous verrons ce que nous ferons s'ils veulent revenir sur cette décision, et nous chercherons, là comme sur les autres sujets l'unité avec nos partenaires.
Q - Si vous travaillez à l'unité, cela veut dire qu'elle n'est pas faite ?
R - Elle l'est sur la stratégie et sur l'essentiel. Sur les décisions à prendre chaque jour, elle s'élabore au fur et à mesure. C'est un des objets des coups de téléphone quotidiens avec mes collègues. J'ai eu à gérer dans ma vie de nombreuses crises : je ne crois pas avoir rencontré une telle unité dans les objectifs et dans leur mise en oeuvre.
Q - Comment aider la Yougoslavie sans aider par la même occasion Milosevic ? Allons nous revoir une sorte de Saddam Hussein yougoslave en plus arrogant et aussi secrètement protégé par les Russes ou par d'autres ?
R - Il faut aider la Yougoslavie à changer. Nous voulons éviter que se développe, après la défaite au Kosovo, un nationalisme serbe revanchard dont le régime se nourrirait pour survivre. Il faut favoriser une prise de conscience, un choc positif. Les Serbes, dont nous savons la fierté et le courage, commencent à s'interroger et à parler. L'Eglise orthodoxe interpelle le pouvoir. L'opposition se réorganise. Nous aiderons cette mutation, si les Serbes le veulent. Au bout du compte, c'est à eux de décider dans quelle Yougoslavie ils veulent que leurs enfants vivent. A eux de tirer les conséquences de ces dix années noires. Ceux qui voudront le faire rencontreront notre soutien. En ce qui nous concerne, jusqu'à ce que les choses soient clarifiées, nous n'aiderons que le peuple : aide humanitaire, certaines reconstructions, pas plus.
Q - Croyez-vous que cette guerre, en dépit du rôle prédominant des Américains, pourrait être considérée un jour, comme le véritable point de départ d'une union politique en Europe ?
R - Les avions américains étaient prédominants dans les frappes aériennes. A part cela vous ne pouvez pas parler du rôle "prédominant" des Américains dans la définition et la conduite de notre action. Cela devrait être une heureuse surprise et un fait encourageant, sauf pour ceux qui ne supportent même pas que l'on puisse être parfois d'accord avec les Américains et coopérer avec eux ! Dans la gestion politique, diplomatique et stratégique de cette crise les Européens ont eu un rôle aussi important que celui des Etats-Unis. La coopération entre Européens a été elle-même si intense qu'il est difficile aujourd'hui de démêler ce qui est dû aux Français, aux Anglais, aux Allemands, aux Italiens ou aux autres. La cohésion européenne a été sans faille, mais comme elle s'est inscrite dans une harmonie plus large ce n'est pas cela qui s'est vu le plus.
Certes, pour être honnête, je vous accorde que cette action a été davantage le fait "des Européens" que de l'Union européenne en tant que telle, de ses institutions, ou de la PESC. Cela ne diminue en rien la cohésion manifestée, même si cela ne constitue pas l'étape que vous évoquez. Cependant, pour revenir à l'aspect militaire, ce n'est pas une découverte que de constater que les avions de l'OTAN sont majoritairement américains. Cela non plus n'infirme pas le reste du raisonnement. Etait-ce une raison pour ne pas agir ? Cette détermination dont les Européens ont fait preuve fournit une base renforcée pour de nouveaux progrès vers la politique étrangère européenne commune et une défense européenne. Mais celles-ci n'ont pas surgi automatiquement du seul fait de la guerre du Kosovo. Nous ne sommes dispensés d'aucun effort dans les années qui viennent.
Q - Pour continuer à être honnête mais aussi lucide, ne peut-on pas dire que les Européens ne se sont au fond unis que dans l'atlantisme ? Un atlantisme moral mais seulement un atlantisme.
R - Dans le langage politique français, "atlantisme" veut dire suivisme. Ce n'est pas ce qui s'est passé. La réaction de fond - plus jamais ça en Europe ! - a été une réaction autant européenne qu'américaine. Manifestement, certains regrettent cette convergence ! Pourquoi poser comme postulat que l'Europe ne peut s'unir qu'en désaccord avec les Etats-Unis ou contre eux ? D'abord aucun de nos partenaires européens ne pense ainsi, et c'est peu dire. Ensuite nous faisons partie de la même alliance, que je sache. Ce qu'ont assumé et préservé tous les présidents de la Vème République y compris De Gaulle et Mitterrand. Je vois bien que ce cas de figure diplomatique où nous nous trouvons, dans un cas précis d'accord avec les Etats-Unis sans y être contraints, a déconcerté ceux qui n'imaginent rien entre la soumission et l'affrontement. Peut-être manquent-ils de confiance en eux, en la France, en l'Europe ?
Je pense quant à moi, comme le démontrent le président et le Premier ministre, que nous devons avoir avec les Etats-Unis une relation suffisamment saine et décomplexée pour être capable de leur résister à chaque fois que c'est nécessaire, et les cas ne manquent pas. Et pour être également capable d'accepter d'agir en accord avec eux quand cela se justifie. Nous avons démontré au Kosovo notre capacité collective à élaborer et maintenir une cohésion exceptionnelle face à une tragédie. Il ne manquera ni d'échéance ni d'occasion pour l'Europe des Quinze de faire preuve, dans les temps qui viennent, de la même unité, de la même détermination, de la même efficacité. Voilà le socle sur lequel nous allons bâtir".
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 juin 1999)