Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France inter le 4 décembre 2001, sur l'aggravation de la situation au Proche-Orient, sa répercussion sur le processus politique et le rôle de la France, et sur le projet d'accord entre factions afghanes, à Bonn, pour la constitution d'une autorité provisoire.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Vous venez d'entendre avec nous les derniers développements militaires au Proche-Orient. Craignez-vous qu'Ariel Sharon veuille éliminer Yasser Arafat ?
R - Je ne connais pas ses plans réels, ce que je sais, c'est que ce qui se passe est tout à fait le contraire de ce qu'il faudrait faire. Il y a un engrenage du pire et les choses ne peuvent aller qu'en s'aggravant encore. Ce qu'il faudrait, c'est que, par un sursaut, il y ait un engagement commun du gouvernement israélien et de l'Autorité palestinienne, ensemble, contre le terrorisme, car le programme du Hamas n'est pas celui de l'Autorité palestinienne. Le programme du Hamas est de lutter contre Israël et sans doute de la faire disparaître alors que le programme de l'Autorité palestinienne est d'obtenir la création d'un Etat palestinien viable à côté d'Israël, ce que soutient la communauté internationale, y compris le président Bush.
En disant que l'Autorité palestinienne est derrière le terrorisme, on fait un contresens absolument terrible dont tout le reste découle. Les actions menées contre l'Autorité palestinienne à cause de l'Intifada, depuis plusieurs mois, font que l'Autorité palestinienne est de plus en plus faible, de moins en moins capable de juguler le terrorisme car on lui demande sans cesse de faire 100 % d'efforts, mais elle a de moins en moins de moyens car ses troupes sont désorganisées, ses chefs sont tués. On lui demande donc une sorte de preuve impossible et j'ai peur qu'il y ait une vraie politique du pire derrière cela. C'est ce que j'ai appelé hier une erreur fatale consistant finalement à éliminer l'Autorité palestinienne et aboutissant à ce qu'Israël n'ait plus en face qu'une masse de Palestiniens désespérés qui n'ont plus rien à perdre et sur lesquels le Hamas prendrait un ascendant définitif. A ce moment-là, certaines autorités d'Israël diraient que l'on ne peut pas avoir un Etat avec ces gens-là en face de nous.
C'est ce que j'ai appelé la politique du pire mais bien sûr, il y a celle des terroristes qui ont également une politique du pire et qui vise à tout faire sauter.
Le seul sursaut serait de faire le contraire de cet engrenage de la vengeance, c'est pourquoi je suis très inquiet.
Q - Du côté israélien, on voit des tensions très importantes entre Shimon Peres et Ariel Sharon ?
R - Parce que M. Peres comprend bien que c'est une erreur terrible.
Q - Du côté palestinien, Yasser Arafat est affaibli dans son propre camp.
R - Il est affaibli par le harcèlement de l'armée israélienne. Il y a des divisions chez lui mais en plus, l'armée israélienne l'affaiblit systématiquement. Ensuite, on prend argument de cet affaiblissement pour dire que puisqu'il ne parvient pas à rétablir l'ordre chez lui, il faut en quelque sorte l'éliminer. C'est une politique qui semble délibérée, malheureusement.
Q - Mais, vous parlez de sursaut, d'où peut-il venir ?
R - Il peut venir soit de l'intérieur de chaque camp, si les gens retrouvent la raison dans cette fuite en avant dans la folie, et il peut venir du monde entier qui voit avec beaucoup d'appréhension cette évolution épouvantable pour les deux peuples de la région et même plus largement, car ceci peut avoir des répercussions au-delà.
Il faut prendre les choses dans le sens inverse de ce qui est fait.
Q - Quelques minutes avant ce journal, une dépêche de l'AFP nous est parvenue en provenance de Londres. Elle dit : le Premier ministre M. Blair et le président M. Bush ont exprimé leur sympathie au gouvernement israélien. Quelle est la position de la France aujourd'hui ?
R - Leur position est beaucoup plus complète qu'une dépêche portant sur un simple point. Le président Bush a dit il y a quelques temps à l'ONU qu'il fallait créer un Etat de Palestine. Tony Blair a reçu Yasser Arafat, il est pour un Etat palestinien. Il faudrait voir sur quoi porte l'expression de cette sympathie, elle porte certainement sur le fait que lorsqu'un pays est victime du terrorisme aveugle et avec autant de morts que les Israéliens en ont eus à nouveau, nous exprimons notre sympathie qui est sincère par rapport à ce peuple israélien terrorisé concernant sa sécurité quotidienne. Mais, la question est : comment sort-on de cet engrenage ? Comment devons-nous établir la sécurité ? Nous le disons tous, les Anglais, la France le dit depuis 1982, les Européens depuis 1999, les Américains le disent maintenant, la seule façon d'en sortir est qu'il y ait un Etat palestinien viable à côté de l'Etat d'Israël dont la sécurité doit être garantie.
Tout le reste est une fuite en avant dans la folie.
Q - Vous dites que ce serait une erreur fatale de s'en prendre à l'Autorité palestinienne. Pourrait-on encore envisager un processus politique au Proche-Orient sans Yasser Arafat ?
R - Ce n'est pas à nous de choisir, c'est comme si vous me disiez : peut-on envisager un processus politique au Proche-Orient sans le gouvernement israélien ? Ce n'est pas à nous de choisir les dirigeants des deux pays, ce que je sais, c'est que, de toute façon, il faut un processus politique. Israël et les Palestiniens existeront toujours, ils devront s'entendre et seront obligés de reprendre un processus politique à un moment ou à un autre.
Q - Pensez-vous que la France puisse jouer un rôle dans ce processus politique ?
R - Tout le monde doit avoir un rôle, ce n'est pas un problème de compétition. Tout le monde le fait. Que fait-on tout le temps, depuis que ce problème existe ? On a cru l'an dernier que l'on se rapprochait de la solution, maintenant, on s'en éloigne un peu plus chaque jour et je sais que chaque fois que l'armée israélienne venge un attentat suicide et qu'un attentat suicide est fait pour venger une action de l'armée israélienne, on s'éloigne encore plus de la solution.
Nous ne pouvons que répéter cela sans fin.
Q - Concernant l'Afghanistan, êtes-vous optimiste sur l'accord de Bonn qui semble se dessiner ente les différentes factions afghanes ?
R - Oui, je trouve que les Afghans à Bonn ont bien travaillé, ils ont fait preuve d'esprit de compromis, d'esprit constructif et les pourparlers semblent proches de la conclusion. Je crois que l'accord est en vue. M. Brahimi a fait un très bon travail dans la préparation de la réunion et maintenant. Donc, je crois qu'ils aboutiront vite à une solution pour la constitution de l'autorité provisoire. Ils travaillent maintenant sur les noms et lorsqu'ils seront arrivés à ce résultat, notre tâche à nous tous, communauté internationale, sera de les aider dans la mise en oeuvre. Ils sont très sourcilleux, ils ne veulent pas que l'on fasse les choses à leur place, ni la négociation politique, ni la sécurisation, ni la construction de l'Afghanistan nouveau, mais nous sommes prêts à les aider s'ils le font vraiment, et les choses avancent plutôt bien, on peut faire preuve d'optimisme dans cette affaire.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 décembre 2001)