Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Deutschland-Radio à Paris le 16 novembre 2001, sur l'avenir politique, l'aide humanitaire et la reconstruction de l'Afghanistan, le rétablissement de la paix et la contribution de la France à la sécurité de l'action humanitaire en coopération avec les autorités afghanes, la mise en oeuvre d'une solution au conflit israélo-palestinien.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Deutschland Radio - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, le Bundestag vient de voter. Quelle est votre réaction ?
R - Une réaction positive. Je suis heureux que le Bundestag ait pris cette décision. Je ne suis d'ailleurs pas étonné car, vu de Paris, c'est le résultat auquel je m'attendais, même si je vois bien qu'il a fallu pour cela des débats un peu passionnés mais le résultat me paraît tout à fait conforme à ce qu'est l'Allemagne aujourd'hui, à ses engagements sur la scène internationale, à ses responsabilités. Et pour nous, Français, en tant que plus proches partenaires de l'Allemagne, c'est une très bonne position.
Q - Tout de même, le fait que cela ait conduit à une crise gouvernementale, qu'est-ce que cela veut dire pour la fiabilité du partenaire allemand ?
R - Dans ces cas-là, il faut voir le résultat. Il ne faut pas regarder les débats et les discussions avant. Je constate que les discussions étaient difficiles pour un certain nombre de raisons de politique allemande, mais je regarde le résultat. Le résultat est qu'il n'y a pas de crise gouvernementale, donc il n'y a pas de problème relatif à l'unité de l'Allemagne et l'engagement de l'Allemagne est logique et conséquent. Donc, il n'y a pas de problème de notre point de vue. C'est tout simplement de la démocratie allemande en fonctionnement. La conclusion est la bonne.
Q - Sur l'Afghanistan. Est-ce une sorte de guerre éclair ? Quel doit être l'engagement aujourd'hui ?
R - Je pense que cela montre que la stratégie militaire adoptée par les Américains était bonne et il était logique de commencer par une frappe aérienne sur les infrastructures des Taleban qui pouvaient être utilisées par le réseau Ben Laden. Il était donc, ensuite, logique de frapper les concentrations de militaires, les forces taleb. Certes, il y a eu à un moment donné des victimes civiles dans les bombardements. C'est très triste mais c'est toujours comme cela dans les bombardements. C'était sans doute inévitable. Les malheurs terribles de l'Afghanistan n'ont pas commencé avec ces frappes. Cela dure depuis 20 ans et cette guerre n'avait pas pour objet uniquement de casser le système Al Qaïda. C'est une guerre pour libérer l'Afghanistan du système taleb. On voit donc que cela a été efficace, rapide et cela a permis à beaucoup de groupes afghans, eux-mêmes, de reprendre le contrôle de leur propre pays. Les Taleban ont presque tout abandonné. Ce qui s'est passé justifie la stratégie militaire qui avait été suivie. Maintenant, il ne faut pas rater le rendez-vous sur le plan humanitaire, sur le plan de la solution politique et il faut impérativement que les groupes afghans surmontent leurs calculs particuliers ou leurs égoïsmes, ou leurs petites tactiques et se mettent d'accord dans l'intérêt général du pays. Il faut donc une représentation équitable des Pachtounes et des différents groupes de l'Alliance du nord. On ne peut pas avoir un Afghanistan demain qui ne soit gouverné que par un groupe, ou alors cela nous poserait des problèmes à nous. Pas sur le plan humanitaire car il faut aider de toute façon, massivement, le plus vite possible, dans l'ensemble du pays. Mais, après, pour la reconstruction, nous sommes prêts à aider l'Afghanistan d'une façon formidable. Le monde entier est prêt. Mais, nous n'avons pas envie d'aider l'Afghanistan à recommencer les affrontements et la guerre civile. Nous avons tous envie d'aider l'Afghanistan nouveau. Donc, il faut quand même que les chefs militaires et politiques afghans comprennent cela.
Q - Est-ce qu'on peut, à la fois, chercher à monter une structure politique et continuer à chasser Ben Laden et les Taleban de l'Afghanistan ?
R - Oui, je pense que ce sont deux choses différentes. Les gens qui prennent le pouvoir en Afghanistan, les uns et les autres, que ce soit les Tadjiks, des Ouzbeks, des Hazaras ou des Pachtounes qui se sont débarrassés du poids des Taleban, n'ont aucune raison d'avoir de l'indulgence, ni pour les Taleban ni pour Ben Laden. Ce sont deux choses différentes. Ils n'ont aucune raison de contester la légitimité de la riposte américaine qui avait été reconnue par le Conseil de sécurité des Nations unies, au titre de la légitime défense, article 51. Je crois donc que ce sont deux choses différentes. Al Qaïda, Ben Laden et le mollah Omar doivent être mis hors d'état de nuire et de recommencer des actions terroristes. Militairement, c'est toujours dans le cadre de la légitime riposte qui est aussi légitime que l'ont été les frappes. C'est la même chose, c'est la suite de la même stratégie. Elle est toujours ciblée sur un objectif précis qui a été admis par la communauté internationale et considéré même comme indispensable. Et, par ailleurs, sans attendre, il faut s'occuper de l'ensemble du peuple afghan sur le plan humanitaire, obtenir l'accord politique au plus tôt et commencer à penser à la reconstruction. Et il faut également sécuriser les zones progressivement libérées de l'Afghanistan. Il faut commencer à discuter avec les autorités afghanes sous quelle forme le faire.
Q - Quel sera le partenaire privilégié de l'Europe et de la communauté internationale ? L'Alliance du nord n'est pas connue pour son respect des Droits de l'Homme.
R - Personne n'est connu pour son respect des Droits de l'Homme en Afghanistan. On ne peut donc pas raisonner en Afghanistan comme si l'on était en Suède. La situation n'est pas la même qu'en Europe occidentale. Il faut prendre la situation telle qu'elle est. C'est un pays qui est encore un peu tribale, un pays qui a connu l'occupation soviétique, qui a connu des guerres civiles et des famines effrayantes. C'est un pays totalement déstructuré, détruit sur le plan humain. Il faut donc l'aider à se redresser sur tous les plans. Il ne s'agit donc pas de chercher en Afghanistan les gens qui ressemblent à ce que peuvent être les partis politiques européens. Il faut regarder dans la situation afghane, comment on peut d'abord rétablir la paix. C'est la première revendication, de tout le monde, y compris des femmes afghanes qui ont leurs propres objectifs pour après. Mais la première condition pour tout le monde, c'est la paix. Pour faire la paix, il faut qu'il y ait un accord politique entre tous les groupes. Si l'Afghanistan de demain n'est gouverné que par l'Alliance du nord ou que par les Pachtounes, les affrontements vont recommencer. L'Afghanistan va éclater en plusieurs morceaux. Ce n'est pas cela que nous voulons aider. C'est un moment de vérité. Nous avons besoin comme interlocuteurs d'un gouvernement qui soit largement représentatif de l'ensemble des Afghans. Voilà la priorité des prochains jours. Ce message est adressé aux Afghans et c'est une attente exprimée par rapport à Monsieur Brahimi qui, au nom de Kofi Annan, travaille sur cet objectif précis.
Q - La première phase a plutôt été unilatérale. Entre-t-on maintenant dans une phase multilatérale ?
R - Les Etats-Unis ont préféré agir par eux-mêmes. Ils ont utilisé les renforts techniques d'autres pays sur des points bien particuliers mais, fondamentalement, l'armée américaine a souhaité agir seule. Cela s'explique par des tas de raisons. Ce sont les Etats-Unis qui ont été frappés. Il y a une immense souffrance américaine et une très grande humiliation, plus des raisons pratiques. Il est plus commode d'agir par soi-même plutôt que d'avoir avec soi des coalitions sur le plan militaire. C'est plus compliqué. Ils ont donc voulu agir comme cela. Je pense qu'ils voudront continuer à agir comme cela pour l'essentiel tant que l'on sera sur le terrain des opérations militaires. Cela n'empêche pas, encore une fois, des coopérations ponctuelles avec d'autres pays. Je parle de la définition générale de la stratégie. En revanche, ce qui sera sans doute fait d'une façon beaucoup plus multilatérale, plus multinationale, c'est la participation à la sécurisation. Là, il y a beaucoup de choses à faire. Il faut aider les Afghans pour la sécurisation de Kaboul, Mazar-i-Charif. Il faut les aider pour la sécurisation des aéroports, des routes, du travail humanitaire, pour aider les réfugiés à rentrer chez eux. Il y a beaucoup de choses différentes à faire.
Alors, comme il est trop tôt pour avoir une force purement afghane, il faudrait un accord politique sur sa répartition. Comme il est trop tôt pour faire une opération de maintien de la paix, au sens de la charte des Nations unies, qui suppose un certain temps de préparation et que l'on ne peut pas attendre, on va plutôt travailler sous une forme multinationale à partir des pays volontaires, comme la France. Nous sommes volontaires pour contribuer à la sécurité de l'action humanitaire à partir du Nord, à partir de Mazar-i-Charif ; les Anglais le sont en ce qui concerne l'aéroport de Bagram, à côté de Kaboul et certainement l'Allemagne. Les autres pays proposeront de mener telle ou telle action. Ce serait une action multinationale coordonnée mais elle ne peut se faire qu'en coopération avec des autorités afghanes. Cela nous ramène au point précédent. Il nous faut une autorité afghane représentative.
Q - Monsieur le Ministre, le Proche-Orient reste, ou continue de rester une clé de la crise actuelle. Avant le 11 septembre vous avez dénoncé l'attitude des Etats-Unis. Attendez-vous aujourd'hui un engagement des dirigeants américains ?
R - La France est le premier pays européen qui a pensé qu'il fallait un Etat palestinien, puisque cela remonte à un discours de François Mitterrand à la Knesset en 1982. C'est donc très ancien. Depuis très longtemps, nous pensons que le problème israélo-palestinien ne trouvera de solution, sur le plan à la fois juridique, humain et politique qu'avec un Etat palestinien qui doit être viable. S'il est viable, il sera stable. S'il est viable et stable, il aura plus de facilités à devenir un Etat vraiment démocratique. Tout cela est lié et, à notre avis, ce sont des choses qui renforcent la sécurité d'Israël. Ce n'est pas un problème supplémentaire pour Israël. Pour nous, c'est une solution. Mais comment y arriver ? C'est toute la difficulté, bien sûr. En tout cas, je constate que ce point de vue est devenu le point de vue des Européens depuis 1999. Les Quinze ont accepté cette idée. Le président Clinton travaillait dans cet esprit et le président Bush l'a dit à l'ONU. C'est la première fois qu'un président américain républicain dit que la création d'un Etat de Palestine est son objectif.
Nous avons maintenant une convergence d'analyses internationales, une convergence d'objectifs qu'il faut essayer de traduire en actes. Sur le terrain, la situation est épouvantable, du point du vue israélien pour des raisons de sécurité, du point de vue palestinien sur tous les plans, parce que les Palestiniens vivent dans des conditions vraiment insupportables. Alors, tout notre travail maintenant, c'est de trouver un cheminement et là, il faut que l'on s'y mette tous ensemble. Cela ne peut pas être inventé par une seule des parties. D'abord, on n'arrivera jamais à imposer quelque chose ni aux Israéliens, ni aux Palestiniens. A un moment donné il faut qu'ils soient convaincus que c'est leur intérêt. Nous, nous avons intérêt à arriver à ce que les projets européens, les projets américains, soient convergents. Dans cette phase, il faut trouver des initiatives qui permettent de franchir le cap, de surmonter la difficulté actuelle qui est qu'il y a maintenant une défiance totale entre les Israéliens et les Palestiniens. Il faudra essayer de surmonter ce cap, ce handicap, pour que l'on puisse réenclencher le processus politique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)