Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 20 juin 1999, sur la fin du conflit et l'application du plan de paix au Kosovo.

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Média : Emission Le Club de la presse - Europe 1

Texte intégral

Q - Merci de participer au "Club de la presse", ce soir, soir de la fin officielle de la guerre du Kosovo. Les armées serbes ont donc quitté le Kosovo, elles appliquent à la lettre les accords militaires de Komanovo qui ont mis un terme après 3 mois de frappes aériennes. Maintenant les drames et les excès s'inversent au Kosovo, les civils serbes fuient le Kosovo par milliers sous les quolibets et les violences, et cet exode n'intéresse ni Milosevic, ni les associations humanitaires qui elles se consacrent aux réfugiés kosovars et à leur retour chez eux. De plus l'UCK a du mal à respecter des accords, ambigus, entre le désarmement et la démilitarisation. l'OTAN a-t-elle conduit une guerre pour installer finalement l'UCK ? Lui laisser le pouvoir dans un Kosovo indépendant contrairement aux engagements ? Ni partition ni indépendance pour le Kosovo. Pourquoi avons nous fait la guerre ? Et puis, vous allez nous parler de la reconstruction du Kosovo puisque c'est de cela que vous allez probablement parler tout à l'heure avec M. Koffi Annan qui est à Paris pour quelques heures, qui va dîner avec vous, répondant ainsi à votre invitation au Quai d'Orsay. La crise du Kosovo, le sort de Milosevic qui gouverne encore à Belgrade, nos relations avec le peuple serbe, la conférence promise des Balkans, le rôle de l'Europe dans un monde monopolaire, l'Amérique d'abord, seront les principaux thèmes du "Club de la presse" de ce soir, qui n'oubliera pas l'état de la Russie et surtout de son chef dont on a vu aujourd'hui les facéties au sommet de Cologne, l'Algérie de Bouteflika et Israël du nouveau Premier ministre Ehud Barak, les chances de reprise du processus de paix dans le Proche-Orient.
R - On fait un vaste programme en tout cas.
Q - Monsieur Védrine, Jacques Chirac en commentant les résultats du G7 et du G8, a expliqué que la Serbie ne serait pas aidée dans sa reconstruction tant que Milosevic resterait à sa place. Qu'est-ce que les Serbes peuvent faire et qu'est-ce que nous pouvons faire pour les aider à pouvoir être reconstruits ?
R - Il faut prendre connaissance de l'ensemble des déclarations sur cette question de l'aide éventuelle. Les dirigeants des pays de l'Alliance qui ont participé à cette action depuis le début, ont tous distingué entre l'action humanitaire, qui est possible naturellement, et d'autre part l'aide économique à grande échelle qui n'est pas possible parce que nous ne voulons pas consolider ce régime - naturellement c'est tout l'inverse. Quant à la question de la reconstruction elle sera traitée aux cas par cas.
Le président de la République a, par exemple, précisé après - je crois que c'est dans la même conférence de presse - que réparer les centrales électriques était concevable par exemple, parce que cela joue un rôle par rapport au chauffage, donc que cela a une dimension humanitaire. Cet examen est en cours pour savoir ce que l'on peut faire ou pas, et où on mettra exactement le curseur entre l'aide humanitaire et l'aide économique. Ce travail a lieu entre Européens, les occidentaux etc... Bon, ça c'est une chose.
En ce qui concerne l'avenir de la Yougoslavie, il est clair que la Yougoslavie ne pourra se réinsérer pleinement dans l'Europe et dans la communauté internationale, qu'avec un régime complètement démocratique. On pourrait dire que celui là a des élections qui n'étaient pas contestées mais qu'il y ait une mentalité démocratique, un esprit démocratique, qu'il soit redevenu pacifique et qu'il emploie pour régler les différends ou défendre ses légitimes intérêts des procédés autres que ces procédés monstrueux auxquels on a voulu mettre un terme. C'est l'axe général. Comment fait-on ?
Q - Voilà.
R - Le mieux serait que ce soit les Serbes eux mêmes qui prennent conscience du bilan désastreux des dernières années...
Q - On va les aider à prendre conscience ?
R - Oui. D'abord par ce qui a été fait, par ce que l'on dit, par la façon dont on agit. Chaque décision, qui va venir maintenant dans cette phase de la construction de la paix, doit être un signal clair par rapport à cela. Mais il faut aussi partir des Serbes eux mêmes, de cette église qui parle, de cette opposition qui s'exprime, qui tente de relever la tête - ce qui n'est pas possible tant qu'il y a les procédures d'état de guerre d'ailleurs -, qui tente de s'organiser, de s'unifier. Il y a quelque chose qui commence à bouillonner en Serbie par rapport à cela.
Q - Mais la France et les Européens ont-elles des contacts avec des opposants démocrates à Milosevic ?
R - Il y a eu beaucoup de contacts avant, il n'y en a pas eu pendant l'épisode des frappes, il y en aura nécessairement après. Mais il ne faut pas plaquer sur la Serbie une sorte de schéma tout fait de transformation. Il faut pour que cette refondation démocratique soit solide et durable, que ce soit le peuple serbe qui fasse le bilan, qui prenne conscience et qui par une pression d'une nature ou d'une autre, politique, réussisse à obtenir ce changement.
La question pour nous est comment alimenter cela d'une façon qui respecte en même temps cette dynamique, non pas par respect formaliste mais pour qu'elle soit efficace et durable. Je ne pense pas qu'il faille inventer des schémas de transformation depuis l'extérieur, qui seraient perçus même par les démocrates opposants à Milosevic comme une ingérence maladroite, inapropriée.
Q - Comment faire pression sans ingérence ?
R - Par exemple en distinguant clairement ce dont nous parlions il y a un instant, par quoi l'aide humanitaire est concevable ? Pour quoi l'aide économique à grande échelle ne l'est pas ? A chaque fois c'est un message, cela a une signification précise. C'est pourquoi nous distinguerons à l'intérieur de la catégorie générale de la reconstruction ce qui est concevable ou pas. Précisément pour montrer que notre approche est différente de celle qui a prévalu à la tête de la Yougoslavie depuis quelques années et il y a un autre élément d'exemplarité et de contagion je l'espère, c'est ce que nous allons faire au Kosovo.
Q - Votre pronostic c'est qu'on atteindra l'an 2000 avec M. Milosevic à la tête de la Serbie ?
R - Je ne ferais aucun pronostic d'aucune sorte par rapport à cela. Je peux en parler en terme d'objectifs, je peux expliquer quelle est notre volonté, comment on pense agir, les sujets dont on parle...
Q - Oui, vous êtes mieux placé que Nostradamus pour nous dire cela quand même.
R - Précisément cela relèverait plutôt de ce genre. Ce n'est donc pas le terrain sur lequel nous sommes. Je peux dire ce que nous allons vouloir faire : on veut alimenter avec de bons arguments ce changement, cette prise de conscience. La première chose est de savoir ce que demandent ces opposants serbes. Qu'est-ce qu'ils souhaitent de l'extérieur pour que justement la mutation que nous souhaitons dans ce peuple serbe pour qu'il passe de cette conception nationaliste, archaïque, violente, absurdement cruelle, à une autre conception moderne et européenne de la gestion des conflits. Qu'est-ce qui peut alimenter cela ? Nous devons parler avec eux et non pas plaquer. Pas de paternalisme dans l'approche... Une approche politique fondée sur le dialogue.
Q - On pourrait imaginer par exemple que la France aide ostensiblement particulièrement le Monténégro puisque il a un gouvernement qui a l'air plus démocratique que celui de la Serbie et que les Serbes voient la différence entre le Monténégro et la Serbie.
R - Je vous dirais que cela a déjà été fait.
Q - Non, mais maintenant, puisque c'est maintenant... après la guerre.
R - Pendant les frappes non... Cela permet de dire qu'on va continuer. Pendant les frappes nous avons tout fait pour que le Monténégro - mis à part quelques aéroports, quelques aérodromes sur lesquels s'étaient réfugiés certains avions yougoslaves - soit épargné. Le président de la République a fait allusion quand il a parlé de celles des frappes qui étaient concertées. D'autre part nous avons réussi par des biais, ONG ou autres, à alimenter le Monténégro et nous avons bien l'intention de continuer. Puis il y a aussi les déclarations, le sens des mots en politique. La façon dont on a parlé du Monténégro était constamment différente et nous avons été en contacts réguliers avec le président du Monténégro. Et cela n'est pas une approche que française, c'est une approche qui a été ratifiée, souvent à notre instigation par tous les Européens.
Q - Il y a un risque de coup d'Etat pro-serbe au Monténégro ? Que ferait la France dans ce cas précis ?
R - Il y a eu une menace dont on a fait état pendant toutes les frappes. Cela ne s'est pas concrétisé. Je ne crois pas que les conditions d'aujourd'hui soient plus favorables que cela ne l'était au début.
Q - Monsieur Védrine, je me souviens que vous étiez l'invité du "Club de la presse" le premier dimanche après les frappes aériennes. Vous êtes là ce soir. C'est M. Solana qui a annoncé tout à l'heure que c'était la fin officielle de la guerre ou du conflit du Kosovo...
R - Les frappes avaient été suspendues, elles sont arrêtées.
Q - Elles sont arrêtées. Qu'est-ce que vous ressentez vous qui avez été si actif et parfois dans la diplomatie, si imaginatif ? Qu'est-ce que vous ressentez, personnellement ?
R - J'ai ressenti un grand soulagement quand on a entendu que le parlement du président Milosevic se résignait finalement à accepter les conditions qui avaient été élaborées pour la paix, et j'ai ressenti un sentiment aigu d'absurdité parce que tout cela aurait pu avoir lieu beaucoup plus tôt si Milosevic n'avait pas supprimé l'autonomie ou si il l'avait rétablie quand le Groupe de contact le proposait ou si il avait accepté à Rambouillet. Pour moi il y a eu une persistance tragique. Voilà ce que j'ai ressenti, mais c'est un sentiment très rapide qui dure quelques instants parce que la pression de ce qu'il faut décider, de ce qu'il fait faire est tellement forte qu'on n'a pas plus d'une minute.
Q - Qu'est-ce que vous avez appris pendant ces trois mois et qu'est-ce qui va changer dans les rapports avec les Européens ? Dans les rapports entre les Européens et les Américains ?
R - Je trouve que nous avons porté les rapports de cohérence et de coordination entre Européens, à un niveau jamais atteint dans aucune crise. Comme en plus cette harmonie était réelle avec les Etats-Unis aussi, cela ne s'est pas tellement vu mais en réalité il y avait cette cohésion européenne. Pour moi cela a été très frappant.
Une des préoccupations, mais objectif pour la suite, c'est de faire en sorte que cette démonstration puisse se transposer à d'autres sujets que l'affaire du Kosovo. Cela a été une crise aiguë et nous avons mis au point des méthodes de fonctionnement, de décisions, de concertations, que ce soit au niveau des chefs d'Etats et de gouvernements, au niveau des ministres, et à d'autres niveaux encore, qui concernant la vingtaine d'années où j'ai eu une expérience directe des relations internationales, n'est comparable à rien.
Q - Beaucoup de vos concitoyens pensent que les Européens ont été en effet unis , mais sous les ordres de Madame Albright.
R - C'est complètement inexact. Ce qui s'est passé depuis le début, quand nous nous sommes posés la question essentielle d'où tout a découlé après, était de savoir si on regardait passivement ce qui se passait ou si on s'engageait, s'il le fallait jusqu'au bout, pour mettre un terme définitivement à ces pratiques. Il y a une lame de fond qui a parcouru l'Europe et les dirigeants de l'Europe en disant : "ce n'est plus tolérable que cela recommence". Cette prise de conscience a été aussi forte en Europe qu'aux Etats-Unis, et je dirais même presque chez les Russes, quel que soit l'épisode des frappes après, et il y a eu concomitance d'analyses, de conclusions et de décisions. Jamais à aucun moment je n'ai eu le sentiment que quelque chose était imposé par les Etats-Unis contre notre gré, contre notre volonté.
Q - On a raison de parler d'alliance euro-américaine par exemple ?
R - Je trouve que c'est incomplet parce que en dehors de l'épisode des frappes, en réalité cette alliance s'étendait aux Russes, et dans le Groupe de contact il y avait un accord aussi avec les Russes. L'idée que ce n'était plus tolérable en Europe a dominé les comportements dans les dix-neuf pays démocratiques de l'Alliance atlantique mais aussi chez les Russes...
Q - Et cela laissera des traces pour l'avenir.
R - Je souhaite que nous puissions aborder la suite de la question du Kosovo : maintenant nous avons à bâtir la paix dans le même esprit et dans les mêmes conditions. Je souhaite que cela s'étende à notre gestion de l'avenir de la Yougoslavie, je souhaite que cela marque notre approche générale sur les Balkans - Pacte de stabilité, Conférence sur les Balkans -mais on ne peut pas dire que ce soit mécaniquement et facilement transposable à tout le reste. En ce qui concerne l'Europe, tout le monde se posait la question. Ne croyons pas que l'Europe politique, de politique étrangère et de la défense est sortie tel Minerve de la cuisse de Jupiter. Nous avons un énorme travail devant nous encore, mais je récuse complètement l'idée que nous ayons eu à suivre qui que ce soit. Nous avons été des décideurs de premier plan du début à la fin.
Q - Nous reviendrons dans un instant sur, et la construction et d'autre part la construction du Kosovo et de la paix, et en même temps des conséquences pour l'Europe.
Q - Monsieur Védrine on connaît votre recul, votre sens de l'équité, mais est-ce que vous n'êtes pas mal à l'aise devant les images que l'on voit aujourd'hui à la télévision ? Il y avait les réfugiés kosovars, des images affreuses, il y a maintenant les réfugiés serbes, ce sont aussi des images affreuses. Qu'est-ce qu'on va faire pour eux ? Est-ce que cela ne vous indigne pas ? Est-ce que vous vous attendiez à cette paix là ?
Q - Est-ce qu'un réfugié serbe vaut un réfugié Kosovar ?
R - Tout cela est triste de bout en bout. C'est désolant qu'à partir du début de la désintégration de l'ex-Yougoslavie, il ait fallu passer par tellement de tragédies et que ces peuples soient aussi incapables au départ d'arriver à coexister, à cohabiter. C'est l'ensemble qui est désolant et il ne faut pas tout recommencer.
Q - Oui, mais tout ça pour ça ?
R - Non. Non parce que cela a un vertu d'exemplarité qui est considérable, à la fois dans l'engagement et à la fois à travers les valeurs et les objectifs. Pour répondre tout de suite à votre question, aussi bien à Rambouillet que dans les principes du G8, que dans la résolution du Conseil de sécurité, à chaque fois il a été dit que l'engagement était pour rétablir la sécurité pour permettre aux Kosovars albanophones de rentrer, mais aussi pour permettre aux autres minorités du Kosovo, à commencer par les Serbes mais aussi les autres, de rester chez eux.
Q - Ce n'est pas le cas.
R - Je voudrais vous rappeler que quand l'affaire des frappes a commencé , il y a eu trop de jugements, hâtifs, pour...
Q - Vous voulez dire ?
R - On a conclu trop vite.
Q - Mais qui "on" ?
R - Les commentateurs, les analystes...
Q - Globalement.
R - Certains hommes politiques...
Q - Non, mais "on" cela veut rien dire, "on". C'était qui "on" ?
R - Je ne veux pas déclencher un pugilat. Je veux simplement rappeler qu'il faudrait tirer cette leçon et ne pas recommencer. Il ne faut pas porter sur la paix qui commence maintenant, que nous allons bâtir...
Q - Qui commence très mal.
R - Non ? Comme elle doit commencer compte tenu du fait...
Q - ... La guerre qui se termine.
R - Si ce n'était pas une tragédie, on ne serait pas là avec une tâche très difficile aussi bien concernant la sécurité que la KFOR doit rétablir dans tout le Kosovo que concernant l'administration civile. Au début des frappes, donc, il y a eu des gens qui ont conclu que la stratégie était désastreuse, mauvaise, qu' il fallait faire autrement sans jamais dire comment...
Q - Mais elle a été trop longue.
R - Je crois que les conclusions...
Q - Mais Milosevic est toujours là.
R - Les conclusions ont été tirées trop rapidement sur le début du passage aux frappes. Je suggère maintenant que sur l'élaboration de la paix, les uns et les autres prennent un peu de recul pour voir comment les choses se mettent en place. Après tout, on n'a pas mis tellement de temps entre l'acceptation par Milosevic le 3 juin, du plan et les difficultés annoncées, prévisibles, connues et préparées, dans lesquelles nous sommes aujourd'hui....
Q - L'émission va évidemment traiter toutes les questions d'actualité. Puisque vous venez d'évoquer la décision de Milosevic d'accepter le plan de paix, les 10 points, comment vous avez compris le fait qu'il ait cédé ce jour là ?
R - Je crois qu'il a cédé parce que la stratégie de l'OTAN a porté des coups décisifs.
Q - Il n'avait pas le choix ?
R - C'est le premier élément.
Q - Mais son armée n'est pas détruite. On la voit là en ce moment, on voit sur les routes quand même énormément de blindés, énormément de camions militaires. Certes il y a des camions civils mais enfin on voit une armée qui est en ordre de marche si j'ose dire.
R - Non, mais vous voyez par définition ce qui n'a pas été détruit, bien sûr.
Q - Par définition, oui.
R - Mais il y a aussi ce qui a été détruit. D'autre part, quand vous arrivez à détruire 10, 20, 25 % des éléments d'une armée, elle est de fait paralysée et ce n'est pas parce qu'il y a des blindés encore capables de rouler, à condition qu'on leur donne de l'essence, que l'ensemble...
Q - Pas d'essence pour les remettre en route ?
R - Enfin, ils ont dû avoir des difficultés à en trouver. L'essentiel était qu'ils sortent. Mais ce n'est pas pour cela qu'elle était en ordre de marche, qu'elle était opérationnelle, qu'elle pouvait communiquer. D'autre part il y a l'élément de moral, dans l'armée, qu'on ne peut pas mesurer à travers cela.
Je réponds à votre question, je crois que cette stratégie était la plus adaptée possible, qu'elle a porté des coups extrêmement durs à cette machine essentiellement militaire - mais pas que militaire -, de répression. Je pense que Milosevic en plus avait fait toute une série de calculs tactiques qui se sont tous avérés faux et que chaque fois qu'il la constaté cela a été un coup...
Q - Vis à vis de la Russie ? Vis à vis d'une solidarité orthodoxe ?
R - Par exemple, il pensait que les Russes se mettraient en travers, cela n'a pas été le cas en dehors de certaines déclarations. Il pensait que le gouvernement italien ne s'engagerait pas, ou bien tomberait, c'était faux. Il pensait que le gouvernement de Bonn éclaterait, ou qu'il y aurait une séparation donc entre SPD et Verts, cela ne s'est pas produit, etc. A chaque fois que les opinions publiques se retourneraient à partir des idées de trêve, à propos de pactes ou d'autres choses, tous ses calculs ont été déjoués et notamment le comportement russe. C'est pour cela que c'était tellement important de maintenir le fil comme on l'a toujours fait, avec les Russes, pour en même temps les engager de façon responsable.
Q - Quand vous dites "on" vous parlez des Français.
R - Je parle notamment des Français. Les autres ont suivi ce raisonnement, on a eu un rôle moteur sur ce point. Il a donc finalement pris acte de tout cela et à un moment donné il ne pouvait plus tenir, c'est simple.
Q - Quelle différence y a-t-il eu tout au long du conflit dans les relations avec les Etats-Unis entre la Grande-Bretagne qui était au sein de l'OTAN et la France qui n'est pas dans l'organisation intégrée ? En pratique, quelle différence ?
R - En pratique, la position particulière de la France par rapport à l'OTAN fait qu'on ne peut rien lui imposer automatiquement de l'extérieur. C'est cela la position de fond qui est demeurée celle-là depuis le Général de Gaulle après 1967 et qui était préservée par tous les présidents de la Vème République. A partir du moment où le président de la République française et le gouvernement décident de coopérer avec leurs alliés dans l'OTAN ou dans une coalition ad hoc comme cela avait été le cas pendant la guerre du Golfe, la France coopère pleinement comme les autres. On peut pas coopérer et ne pas coopérer en même temps. Le fondement de notre position c'est le maintien de l'autonomie de décision, dire oui ou non. Quand on a dit oui parce que l'objectif est commun et qu'on veut le faire, on le fait.
Dans la gestion de la crise, il y a eu unité stratégique de bout en bout, et une extraordinaire diversité tactique et d'idées entre les uns et les autres tout le temps sans qu'on puisse dire c'était les Américains ou les Européens. C'était un jour la Grande-Bretagne, un jour nous qui avons eu des idées clés à tel ou tel moment.
Q - Vous rappeliez à juste titre tout à l'heure que vous êtes directement mêlé à la politique extérieure de la France depuis 1981. Cela fait une longue période. Est-ce que vous n'avez pas l'impression qu'aujourd'hui, à la fin de cette guerre, avec le régime de Milosevic, on est plus près de l'OTAN qu'on ne l'était au moment où vous êtes arrivés en 1981 avec François Mitterrand ?
R - L'évolution entre la France et l'OTAN remonte à très longtemps.
Q - Non mais là je vous dis de 81 à maintenant. Est-ce qu'on est plus près ou pas ?
R - Si vous dites de 81 à maintenant...
Q - Sans entrer dans un débat historique et théorique, Monsieur Védrine...
R - L'essentiel n'est pas modifié.
Q - Non mais est-ce qu'on est plus près aujourd'hui qu'en 81 ?
R - Mais je réponds, l'essentiel n'est pas modifié : c'est le maintien de la capacité de la France à dire "je participe ou je participe pas et voilà ce que je fais" sans que personne puisse lui imposer de l'extérieur.
R - A part cela on a énormément développé la coopération pragmatique au cas par cas. Cela s'est passé sur trois présidents successifs.
Q - Est-ce que vous vous êtes mis d'accord entre pays européens, américains etc... si quelqu'un d'entre vous avec des responsabilités importantes irait discuter avec Milosevic à Belgrade ? Ou est-ce exclu tant qu'il est là ? Personne n'ira jamais discuter avec Milosevic.
R - Mais il y a très longtemps qu'on a clarifié ce point. Pendant des semaines on nous a dit "mais vous allez être obligés de négocier avec Milosevic". On a dit non, on discute entre occidentaux, on négocie avec les Russes, on met au point la résolution et quand il faudra indiquer à Milosevic quelles sont les conditions de la paix, quelqu'un le fera en notre nom collectif, pas pour une initiative marginale ou individuelle ou fractionniste comme on aurait dit autrefois. A un moment donné le président Ahtisaari a été à notre demande à tous et il a dit : "voilà, c'est à prendre ou à laisser". Je crois que cette question était tranchée dans la clarté.
Q - Je voudrais revenir sur ces images que l'on voit puisqu'elles comptent tant, il y a les images de charniers et puis il y a les images de joie, les Albanais, les anciens réfugiés Albanais reviennent. Mais est-ce que l'OTAN n'est pas en train de donner le Kosovo aux ultra nationalistes de l'UCK, qui apparemment font la loi aujourd'hui ?
R - D'abord tout ce qui se passe est le résultat de la politique insupportable menée par Belgrade par rapport à ses propres minorités depuis, pour les gens du Kosovo, 89, quand l'autonomie qui existait avant a été supprimée. Il y a des années et des années de mauvais traitements puis d'exactions. Cela ne commence pas avec le jour des frappes. Il ne faut pas oublier ce qui s'est passé avant les frappes et il ne faut pas conclure très vite sur ce qui se passe après la fin des frappes. Il ne faut pas refaire dans la même erreur d'évaluation.
Nous savons - et c'est pour cela que nous avons tellement préparé cela pendant des semaines y compris avec les Russes - que bâtir la paix dans ce Kosovo ravagé, où les haines inter-ethniques sont là, avec le désir de revanche est spécialement compliqué. Sinon on n'aurait pas à ce point insisté pour qu'il y ait une force, une vraie force militaire. C'était un des problèmes à Rambouillet où les Serbes malheureusement non seulement refusaient une force de l'OTAN mais même n'importe quelle autre forme de force, que ce soit l'ONU, l'OSCE ou n'importe quoi. Nous savions très bien qu'il fallait que cette force soit là pour sécuriser, petit à petit, le Kosovo. Si c'est pas fait aujourd'hui cela sera fait demain, quand la KFOR sera dans l'ensemble du Kosovo. Je crois que c'est déjà fait aujourd'hui. Il fait donc convaincre les réfugiés qu'ils peuvent rentrer en sécurité, convaincre les autres, les minorités qui n'ont pas de raison de partir ou qu'ils peuvent revenir. Cela prendra peut-être quelques jours, mais nous sommes là non pas pour tolérer que le cycle des massacres se poursuive, mais précisément pour l'interrompre. Cela devrait être pour l'avenir une date fondamentale dans l'histoire de ces gens et de ces pays. Nous voulons même que ce Kosovo devienne exemplaire et contagieux dans son exemplarité démocratique de demain. Alors l'ampleur de la tache nous la connaissons.
Q - Mais est-ce que cela ne veut pas dire que pour tout cela il faudrait contenir ces ultra nationalistes albanais de l'UCK ?
R - Absolument, le travail de la KFOR est extrêmement important. Le Général Jackson qui commande la KFOR vient de signer aujourd'hui un accord avec l'UCK sur sa démilitarisation. Il y a quelques cas d'ailleurs où des abus de l'UCK ont déjà été corrigés ou rattrapés par des militaires allemands, français ou autres. Nous savons que c'est la tâche à mener maintenant et nous avons toujours, dans tous les textes politiques fondateurs sur la paix au Kosovo, parlé de la coexistence de l'ensemble des minorités. Il ne s'agit pas d'organiser la vengeance des uns sur des autres, mais d'interrompre ce cycle infernal. Mais nous savons très bien que c'est très difficile, bien sûr.
Q - Les civils serbes partent aussi. Donc c'est plus facile d'organiser la coexistence...
R - Dans un premier temps ils ne croient pas à ce qu'on dit, c'est à nous de leur démontrer que ce que nous avons dit est vrai.
Q - Au jour d'aujourd'hui, qui est un jour historique, puisque c'est l'arrêt des frappes, la KFOR se répand sur l'ensemble du Kosovo. Qu'est-ce qui est avéré en ce qui concerne les massacres, les exactions qui se sont produites au Kosovo ? Qu'est-ce qui est avéré aujourd'hui ?
R - Dans quelques jours, on aura une vision complète mais comme la KFOR ne contrôle l'ensemble du Kosovo qu'à partir d'aujourd'hui précisément, il faut attendre quelques jours de plus pour avoir une vision complète sur ce qui a pu se passer, pour connaître l'ampleur des massacres, ou des exécutions sommaires ou des affrontements et pour chiffrer.
Q - Vous n'avez pas encore de chiffres aujourd'hui ?...
R - Non.
Q - Quand vous dites quelques jours, c'est on saura cela quand ?
R - Dès que la KFOR sera partout. Par ailleurs les équipes du Tribunal pénal auront pu travailler, c'est une question de quelques jours cela.
Q - Les Britanniques ont dit 10 000.
R - Oui c'est une évaluation. On peut reprendre cette évaluation qui me paraît raisonnable, mais j'ai pas de moyens de l'affiner plus.
Q - Est-ce qu'on peut dire aujourd'hui que la Yougoslavie est de facto amputée d'une partie de son territoire ou de sa souveraineté puisque le Kosovo a l'air ne plus appartenir.
R - Il faut distinguer. Dans cette action internationale sur le sujet, nous avons décidé de préserver la souveraineté de la Yougoslavie. Mais en pratique, cette souveraineté ne peut pas être concrètement exercée par Belgrade sur le Kosovo après ce qui s'est passé. Cette souveraineté est exercée momentanément par le Secrétaire général des Nations unies, par le Conseil de sécurité des Nations unies. C'est pour cela que le Secrétaire général Kofi Annan - qui est à Paris aujourd'hui, qui est reçu en ce moment même par le président de la République, que je verrais après pour dîner pour parler de tout cela -, a désigné un représentant spécial pour diriger l'administration civile qu'on met en place au Kosovo -, ce qui est aussi important que la Force, parce que tout est à réorganiser, tout est à refaire. Cette souveraineté est donc préservée parce qu'on ne veut pas entrer dans l'engrenage de l'indépendance. Cela entraînerait la partition - d'ailleurs c'est la même erreur dans les deux cas - , avec la grande Albanie puis des guerres nouvelles qui sortiraient de cela. La souveraineté est donc préservée, l'intégrité aussi mais elle est exercée momentanément par la communauté internationale compte tenu de ce qu'a été la politique de...
Q - Jacques Chirac avait dit à la télévision au moment où les choses étaient les plus difficiles, qu'il souhaitait que l'Union européenne soit chargée, on avait compris, de l'administration civile du Kosovo. Est-ce que quoi que ce soit correspond aujourd'hui à ce souhait ?
R - A partir de cette idée les autres Européens ont fait valoir qu'il y avait des taches quand même très diverses dont certaines relevaient directement de l'ONU, d'autres de l'OSCE, d'autre du HCR, et qu'il fallait que l'Union européenne ait toute sa place dans cette administration civile à construire maintenant, à reconstruire, mais que l'Union européenne ne pouvait pas faire tout à la place des autres organisations...
Q - En clair, cela a raté quoi.
R - Non cela n'a pas raté parce que l'idée est que l'Union européenne doit jouer un rôle essentiel dans cette affaire et pas uniquement de reconstruction. Nous disons souvent que l'Union européenne n'est pas uniquement un bureau à distribuer des chèques. Cette une idée est tout à fait prise en compte par le Secrétaire général des Nations unies qui va nommer le plus possible de personnes issues de l'Union européenne pour exercer ces fonctions. D'autre part l'Union européenne n'aura pas qu'une fonction liée à la reconstruction, mais chacune de ses organisations participera à l'élaboration d'une politique globale pour le Kosovo, sur le plan civil. Donc je crois que notre vision européenne de ce que doit être le Kosovo demain sera très largement prise en compte.
Q - Est-ce que, vraiment en substance évidemment, qu'après ce conflit qui a été dur, vous avez l'impression que l'idée d'une politique extérieure européenne est un peu moins chimérique qu'elle ne paraissait à beaucoup il y a encore six mois ?
R - Elle a démontré que les quinze pays de l'Union européenne pouvaient être parfaitement d'accord entre eux sur une tragédie aussi grande et aussi difficile à traiter que l'affaire du Kosovo, d'accord sur le diagnostic, d'accord sur l'objectif, d'accord sur les moyens, pendant la diplomatie, pendant les frappes, pendant la guerre, pendant la paix. C'est très important. Alors ils ont été d'accord à quinze mais on a été d'accord plus largement encore à dix-neuf - l'Alliance atlantique -, avec les Etats-Unis. C'est pour cela que certains n'ont pas vu que cette Alliance, cette unité générale, coïncidait avec l'unité de l'Europe qui est très forte et qui me paraît être une base et un socle, quelque chose de très important, pour bâtir la suite. Si l'Europe a été capable de cette cohésion dans cette aventure même si c'était avec d'autres non-Européens, je crois qu'a fortiori elle devrait être capable de démontrer cette capacité dans d'autres affaires, d'autres crises. Mais attention, tout est à faire quand même, il ne faut pas raisonner comme si l'Europe nous avait été offerte sur un plateau à travers cette crise. Les choses sont à bâtir, notamment en matière de défense.
Q - Vous avez eu l'impression que, toujours pendant cette affaire, en ce qui concerne les relations avec les Etats-Unis, nos alliés européens, nos partenaires européens, partageaient nos conceptions ? En ce qui concerne le rôle respectif des Etats-Unis et de l'Europe. Qui commande en fait ?
R - Cela ne s'est pas exactement passé entre les Etats-Unis et l'Europe en tant qu'institution européenne - Union européenne, mécanisme de la PESC -, mais entre les quatre grandes diplomaties européennes, notamment la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie. Nous avons vérifié en permanence l'accord entre nous et les autres Européens sur ce que nous faisions. Là dessus il n'y a jamais eu de désaccord stratégique au sein des Européens sur ce qu'il fallait faire, à aucun moment. Je peux reprendre la formule employée il y a quelques instants, nous avons été des décideurs de premier plan, des co-décideurs, et jamais des suiveurs.
Q - Le pilier européen...
R - Dans cette affaire c'était les quatre, c'est d'ailleurs les quatre pays européens du Groupe de contact. Mais la relation avec les autres Européens a toujours été assurée avec vigilance par la présidence allemande, comme cela avait été le cas par les autres présidences précédantes. C'est un élément très important concernant les Européens, mais en ce qui concerne l'Union européenne, les institutions européennes, la PESC etc... c'est une démonstration qu'il faut maintenant bâtir, organiser, poursuivre, sur d'autres terrains. Nous avons une très bonne base par rapport à cela.
En matière d'Europe de la défense, on a vu la confirmation de ce que tout le monde savait, c'est-à-dire que les moyens, pas la stratégie mais les moyens, techniques, en matière de défense, aujourd'hui les seuls moyens disponibles à grande échelle sont ceux de l'OTAN. Ils sont essentiellement américains même si les autres actions militairement n'ont pas été du tout négligeables, loin de là, mais en terme de mécanique de décisions en matière d'Europe de la défense, là il faut bâtir, il faut avancer. Nous Français avons été très sensibles à ce décalage, en particulier nous avons bien l'intention de nous servir de cette démonstration pour souligner la justesse de nos ambitions.
Q - Oui mais cela va se traduire quand, comment ? ... vous attendez la présidence française en 2000 ?
R - Des dynamiques sont en marche déjà : il y a tout ce qui s'est produit à partir de la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en décembre - après on a eu des désaccords sur l'Iraq à peu près surmontés -, puis il y a eu le Kosovo. On a eu d'autres urgences disons, mais nous repartons exactement à partir de cela en élargissant cette démarche, à ceux des autres qui sont les plus intéressés. D'autre part au Conseil européen de Cologne...
Q - C'est le coeur de l'Europe, cela concerne le coeur de l'Europe.
R - Le coeur de l'élaboration... oui mais cela peut être...
Q - Avec les Néerlandais, les....
R - Et d'autres pays qui ont une capacité militaire, une volonté politique.
Q - Et sur quel type d'armement, sur quel type de moyens ?
R - ...Il y a le volet industriel, technologique, satellites etc. Tout cela forme un tout. Mais il y a une démonstration à partir d'un petit noyau de pays très concernés, très déterminés. D'autre part avec les Allemands, pendant leur présidence, nous avons obtenu que tout le monde accepte à quinze à Cologne il y a quelques semaines, un bon texte sur les ambitions européennes en matière de défense qui n'aurait pas été accepté il y a un an.
Q - Est-ce qu'il n'y a pas une formidable hypocrisie ?
R - Parce que les neutres ne l'auraient pas accepté, cela leur pose des problèmes. Je trouve qu'il y a un progrès véritable mais on a encore un gros travail hein.
Q - Est-ce qu'il n'y a pas une formidable hypocrisie entre les textes qui sont mis au point, les déclarations communes, les mémorandums, je pense par exemple à la déclaration de Saint-Malo entre les Français et les Britanniques, et puis toc quelques semaines après il y a une vraie décision concrète à prendre,... un non sur un programme militaire, les frégates Horizon.
R - C'est vrai qu'il n'y a jamais de transcription automatique entre des intentions politiques, la volonté politique, la situation budgétaire à un moment donné et les décisions industrielles. C'est pour cela que je dis qu'on ne peut pas raisonner comme si le Kosovo, comme cela, de façon automatique et un peu miraculeuse, avait fait surgir l'Europe de la défense. Quand je dis qu'il y a un gros travail devant nous, je fais précisément allusion à cela. Faire converger les budgets, les programmes et puis avoir la mécanique de décisions ... au bout du compte il faut oser. Mais tout ce que nous faisons devrait nous conduire à cette situation. Tout ce qui s'est passé dans le Kosovo, en tout cas devrait favoriser cela. Même si cela ne remplace pas l'effort encore à accomplir.
Q - Monsieur Védrine, il y a donc un peu plus de 50 000 hommes, de l'OTAN, plus les Russes, qui sont chargés au Kosovo de garantir la sécurité, de mettre en plus la paix... pour tous, pour tous les Kosovars. Mais le vrai pouvoir civil va être entre les mains, pour toute la reconstruction, des Nations unies ? C'est ça ?
R - C'est ce qu'a prévu la résolution du Conseil de sécurité.
Q - Alors qu'est-ce que vous allez faire avec M. Kofi Annan ? Qu'est-ce que M. Kofi Annan va demander à la France ? Est-ce qu'il va demander des gestionnaires, des policiers, des techniciens ? Et qui aura les contrats de reconstruction ? Puisqu'on se rappelle très bien que, après le Moyen-Orient cela avait été essentiellement les anglo-saxons. Est-ce que cette fois-ci cela sera un peu les continentaux ?
Q - ... En terme d'administration c'est combien de personne qui est prévu ?
R - Je ne sais pas. Justement je vais en parler avec Kofi Annan tout à l'heure, mais il ne faut pas donner l'impression aux auditeurs que l'affaire du Golfe avait été menée pour obtenir des contrats.
Q - Mais le résultat.
R - Au Moyen-Orient, oui les Anglo-saxons avaient une grande place avant et ils l'avaient encore après, mais il ne faut pas mélanger les deux choses. De toute façon il n'y a aucun gouvernement au Kosovo qui puisse distribuer des contrats, donc il ne faut pas se disputer entre concurrents...
Q - Non mais il y aura des entreprises qui les réaliseront...
Q - Sur l'administration civile...
Q - C'est pas neutre de savoir si elles sont américaines ou si elles sont européennes.
R - ...Internationales ou européennes, mais pour le moment on est à la mise en place urgente de l'administration civile, ce que commence à faire M. Vieira di Mello qui est le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour cette tâche
Q - En attendant la nomination.
R - En attendant la nomination ultérieure d'une personnalité...
Q - Qui pourrait être française ?
R - ...Issue de l'Union européenne, par exemple de la France, en tout cas de l'Union européenne. M. Vieira di Mello doit d'urgence organiser les choses avec le H.C.R., avec l'Union européenne, avec l'OSCE, dans leur domaine respectif. Certaines responsabilités directes de l'ONU comme par exemple la formation d'une police, tout cela ce sont des sujets dont nous parlons aujourd'hui même avec M. Kofi Annan.
Q - ...Plusieurs milliers de personnes, l'ordre d'idée c'est quoi ? Pour une administration de ce type...
R - Il y a 3000 policiers... c'est la responsabilité de Kofi Annan précisément, je vais lui en parler après pour voir comment il envisage les choses. La résolution du Conseil de sécurité lui a confié cette tâche. Après, il y a une évaluation secteur par secteur, les gens commencent à être sur place. La KFOR vient juste de sécuriser le Kosovo, et cela ne peut pas avoir lieu avant que la KFOR ait sécurisé les choses. Il faut commencer par une évaluation de la situation, on ne sait pas très bien à quel point les choses sont détruites, et ce qui peut encore marcher ou pas. Nous avons été vite : l'acceptation par Milosevic remonte au 3 juin... On est le 20 juin et déjà l'étape - vous le rappeliez - de la sécurisation est franchi.
Q - Donc à ce rythme est-ce que tous les réfugiés kosovars seront rentrés avant la fin de l'année ?
R - Cela dépendra aussi de leur choix. Il faut qu'ils puissent rentrer, bien sûr, après il y a une décision des réfugiés eux mêmes.
Q - Est-ce que dans les accords qui ont été passés, est-ce que la date d'élections au Kosovo est prévue ?
R - Non. L'idée du référendum qui avait surgi à Rambouillet à la demande de la délégation kosovare et notamment de l'UCK, et qui avait été, qui avait tenté la délégation américaine un bref moment - disons pendant une demie journée à peu près -, a été écartée. Elle n'est pas dans le G8, et elle n'est pas dans la résolution du Conseil de sécurité. Ce qui est présent c'est une chronologie, sans date. La KFOR revient, assure la sécurité, ensuite on passe à l'administration civile, qui est une administration civile internationale de transition. Au bout d'un moment, par le biais d'élections...
Q - Mais il n'y a pas de durée ?
R - Il n'y a pas de durée, au bout d'un moment, on doit mettre en place des institutions locales pour gérer cet autonomie du Kosovo. C'est là d'ailleurs que les Kosovars pourront s'exprimer et désigner leurs représentants. C'est pour cela que tant qu'ils n'auront pas l'occasion de le faire dans des conditions démocratiques, nous traiterons avec les différentes composantes politiques des Kosovars...
Q - Il n'y a pas d'échéances électorales qui soient...
R - Pas fixées, pas fixées parce que nous avons pensé dans les dernières discussions au G8 et au Conseil de sécurité que c'était pas raisonnable de fixer, a priori, sans savoir exactement la situation que l'on allait trouver, et en pensant à toutes les difficultés que l'opinion découvre maintenant et sur lesquels ont travaille depuis des semaines. On ne sait pas combien de temps il faut pour arriver vraiment à la sécurité et une administration qui fonctionne. Il faut un peu plus de temps, on verra à ce moment là. Ce n'est pas une affaire dont on va se désintéresser.
Q - Beaucoup de gens sont surpris de la nouvelle disparition de M. Rugova, il aura plus aucun rôle ? Il a disparu, il est où ? Qu'est-ce qu'il fait ?
R - C'est pas à nous de fixer les rôles. M. Rugova a eu une démarche toujours très pacifique, très non violente. Je crois qu'il est très atteint, peut-être blessé par tout ce qui s'est passé dans différents camps. Je crois qu'il reste une figure forte, un symbole. Au delà ce n'est pas à moi de dire quel est le rapport de force et la représentativité des uns et des autres. Nous travaillerons avec toutes les composantes de la communauté kosovare albanophone comme d'ailleurs des autres communautés.
Q - Oui, parce que vous avez oublié, vous avez parlé plusieurs fois de la communauté albanophone mais il y a aussi une communauté serbophone.
R - Oui oui, j'ai parlé plusieurs fois des autres, des minorités, toutes les composantes.
Q - Est-ce qu'on ne peut pas dire que la France a profité de la cohabitation dans cette affaire ? Est-ce qu'on ne peut pas dire qu'en politique étrangère la cohabitation est une bonne chose puisqu'on a retrouvé la gauche et la droite unie, le président de la République et le Premier ministre pensant à peu près les mêmes choses. Est-ce que vous, vous avez vu des désaccords entre les deux ?
Q - Si vous le saviez, vous nous le diriez ?
R - Je ne crois pas qu'on puisse en faire une théorie générale, mais dans le cas d'espèce, à propos de ce conflit si difficile et pénible à vivre malgré tout, notamment l'épisode des frappes même si on n'avait pas d'autre choix que d'en passer par là, le fait que nous soyons si cohérent, à travers le président de la République, le Premier ministre, les ministres concernés, est quelque chose qui a constamment impressionné nos partenaires. Ils ont trouvé étonnant que la France réussisse à gérer aussi bien, alors naturellement à Paris...
Q - Il y a eu de temps en temps des petits désaccords qui nous ont échappé ?
R - Il y a des désaccords mais pas au sens où vous l'entendez, pas au sens politicien et exploitable politiquement. Simplement. Des sujets sont tellement délicats. Regardez les sujets dont on parle aujourd'hui, sur l'administration, la Force, l'avenir du Kosovo, l'UCK. Sur ces sujets, il y a un débat permanent à Washington, à Bonn, à Londres, à Paris, à Rome naturellement. Mais ce qui a impressionné tous nos partenaires et cela a, je crois encore renforcé notre poids. En plus, je crois qu'on peut dire que l'inventivité dont nous avons fait preuve dans de nombreux épisodes, a fait que nous arrivions toujours, précisément, à une ligne française claire et forte.
Q - Vous avez vécu la guerre de Bosnie aux côtés de François Mitterrand, vous avez vécu la guerre du Kosovo aux côtés de Jacques Chirac. Qu'est-ce que vous voyez comme différences dans leur comportement puisque l'un et l'autre étaient président de la République devant cette crise ?
R - Je ne peux pas me permettre de faire des commentaires sur le ou les présidents de la République. Ce que je voudrais dire est un petit peu différent mais cela répond quand même à votre question. Quand l'affaire de la Bosnie ou plus exactement de la désintégration de l'ex Yougoslavie est apparue au grand jour, en 91, il n'y avait pas d'accord international sur l'analyse, le diagnostic, la façon de traiter le sujet et le type de solutions auquel il fallait essayer de parvenir et sur les moyens pour l'imposer. Il a fallu attendre 94 avec la création du Groupe de contact pour cela, pour que les Européens, dont on a beaucoup parlé ce soir, les Américains, les Russes, arrivent à se mettre d'accord sur ce schéma général. A partir de là les pressions des uns et des autres, les initiatives des uns et des autres ont été percutantes, ont été déterminantes.
Le Kosovo, c'est fondamentalement différent. Nous savions ce qui s'est passé de 91 à 95. Nous avons analysé ce qui s'est passé. Nous avons compris pourquoi la communauté internationale - je ne dis pas l'Europe, il y a trop de masochisme européen, comme si c'était de la faute de l'Europe en particulier, ce qui est tout à fait inexact - a mis un certain temps, trop de temps évidemment malheureusement, pour réagir de façon coordonnée à cela. Et nous n'avions pas le droit dans l'affaire du Kosovo d'avoir le moindre retard à l'allumage.
Q - Monsieur Védrine, le Kosovo est évidemment une chose formidablement importante et on passerait toute l'émission et sans doute beaucoup d'autres à en parler, mais il y a d'autres crises, je pense notamment à ce qui se passe en Iran : il y a 13 juifs Iraniens qui ont été arrêtés, qui sont menacés d'un procès, condamnation à mort, des rabbins, des enseignants, un jeune homme de 16 ans, une prise d'otage. Comment, que compte faire la France, que comptez vous faire sur ce dossier ?
R - Il y a ce que nous avons déjà fait : nous avons déjà réagi auprès des autorités iraniennes et nous avons déjà convoqué l'ambassadeur d'Iran. C'est quelque chose qui est tout à fait intolérable et aucune de ces accusations n'est crédible en quoi que ce soit. Manifestement c'est une opération de certains clans en Iran qui veulent...
Q - Oui mais le risque est réel quand même...
R - Bien sûr, mais cela n'empêche pas d'expliquer cela.
Q - Il y a eu une intervention auprès du gouvernement de Téhéran ?
R - Oui. Nous venons de le faire avec beaucoup de fermeté mais nous savons que ce sont certains clans qui veulent embarrasser et discréditer l'actuel président iranien, réformateur, plus moderniste que les autres, et son gouvernement. Il faut que nous les aidions à ce que l'irréparable ne soit pas commis, à se sortir eux mêmes de cette difficulté politique.
Q - Vous êtes le ministre des Affaires étrangères, vous étiez beaucoup occupé par le Kosovo mais vous avez quand même suivi le déroulement de la campagne des élections européennes et peut-être leurs résultats. Quelle est votre interprétation notamment du phénomène de l'abstention ? Cette abstention massive, plus les votes blanc, est-ce que vous le prenez pour un refus de l'Europe ou une indifférence vis à vis de l'Europe ? Ou une allergie vis à vis de l'Europe ?
R - Non. Je pense que c'est une phénomène plus large, que je regrette naturellement, mais qui se développe dans tous les grands pays démocratiques où finalement le droit de vote finit par apparaître comme allant de soi. Il n'a plus la même valeur sacrée que dans les pays où on en est dépourvu. Je vois que ce taux d'abstention monte dans toutes les élections qui ne sont pas des élections décisives du genre présidentielles, législatives ou des élections de plus grande proximité. Les élections européennes sont toujours un peu malheureuses par rapport aux autres échéances. Je ne crois pas que cela traduise une méfiance particulière par rapport à l'Europe, il y a peut-être une interrogation sur le rôle particulier du Parlement européen dans la mécanique de la décision européenne. Mais j'y vois plutôt, c'est le phénomène sociologique large, plutôt qu'un message particulier sur la question européenne.
Q - Autrement dit plutôt une indifférence vis à vis de la démocratie que vis à vis de l'Europe ?
R - Non pas la démocratie, que les consultations quand les électeurs ne voient pas le lien direct soit avec leur vie immédiate, soit avec de grandes décisions politiques. Mais la campagne était très intéressante sur d'autres plans notamment ce désir de politique étrangère, d'Europe politique, de défense européenne. On va travailler là dessus, on va rebondir là dessus.
Q - Si l'on tient compte des suffrages exprimés, est-ce qu'on ne peut pas dire que l'Europe sorte renforcée de ces élections ? Grande-Bretagne exceptée.
R - Vous voulez dire en France ?
Q - Non, je veux dire de ces élections générales puisque je viens de parler de la Grande-Bretagne. A part la Grande-Bretagne, les élections ont profité à l'Europe, tout en donnant d'ailleurs une majorité de droite au Parlement européen.
R - Oui mais comme le disait Alain Duhamel il y a quand même le taux d'abstentions qui est élevé. C'est donc un petit peu difficile de solliciter dans ce sens. Je ne crois pas qu'on puisse extrapoler énormément à partir de ces élections.
Q - Vous ne sentez pas qu'aujourd'hui en Europe le sentiment anti européen est moins fort ?
R - Je pense, en tout cas, que le désir d'Europe m'a paru plus vif que jamais en France, dans la campagne électorale française. Après il faut analyser pays par pays, parce que c'est pas encore un corps électoral unique et on ne peut pas tirer de leçon commune. Nous tirons des leçons pour nous et nous savons ce que nous voulons faire.
Q - Nous aurons d'autres occasions de reparler de l'Europe, de l'esprit européen, des progrès de la construction européenne avec vous Monsieur Védrine, merci d'avoir été parmi nous ce soir, qui est un jour historique, la fin de cette guerre aérienne, de la guerre qui a duré plus de 3 mois. Nous sommes dans la phase de la reconstruction, merci d'avoir été avec nous.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 juin 1999)