Déclaration de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, sur l'évolution des rapports entre la Chancellerie et les Parquets, l'indépendance de la justice et la modernisation du ministère de la justice, Paris le 23 juin 1999.

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Circonstance : Inauguration de l'exposition "Justice et pouvoir 1791 - 1999" à Paris le 23 juin 1999

Texte intégral

Hôtel de Rohan 23 juin 1999
Inauguration de l'exposition
Justice et pouvoir 1791-1999
Discours de Madame Elisabeth GUIGOU
Garde des sceaux, ministre de la justice
Madame la Ministre -chère Catherine-
Mesdames, messieurs
Merci, madame la Ministre de la Culture, d'avoir permis de nous accueillir dans ce site splendide de l'Hôtel de ROHAN et d'avoir soutenu l'initiative du ministère de la justice. Je sais que vos services nous ont beaucoup aidé pour l'intégration de l'exposition dans cet espace, ainsi que pour emprunter et mettre en évidence quelques uvres rares.
Mes remerciements vont aussi bien entendu à tous ceux qui ont porté ce projet et tout d'abord à vous Monsieur le Premier président TRUCHE, qui avez accepté ma proposition de présider le conseil scientifique dont le rôle a été capital. Ils vont également à tous les membres de ce conseil qui ont garanti la diversité et la qualité de cette exposition, au premier rang desquels je salue les deux vice-présidents Michèle PERROT, professeur émérite à l'université Paris VII et Erik ARNOULT -Eric ORSENNA- de l'Académie Française, responsable de l'exposition consacrée au bicentenaire du Conseil d'Etat qui aura lieu à la fin de l'année.
Je tiens aussi à souligner la place prépondérante qu'a pris dans la conception et la mise en oeuvre de ce projet Mme Françoise BANAT-BERGER, chef du service des archives du ministère de la justice, commissaire de l'exposition. C'est elle qui a eu l'idée de cette exposition et qui en a été l'âme. Je suis heureuse de savoir que le service des archives de mon ministère est dirigé par une personnalité aussi dynamique représentant cette nouvelle génération d'historiens soucieux d'éclairer les débats du monde contemporain.
Il nous faut remettre en perspective les débats sur la justice et pour cela, nous avons besoin de l'histoire, nous avons besoin de mémoire.
L'évolution des représentations, des mentalités, des rites et des structures de la justice nous permettent de mieux comprendre le fondement même de certains clivages dans le débat politique aujourd'hui central des rapports entre la chancellerie et les parquets.
Les rapports Chancellerie/parquets
Ce thème du rapport chancellerie/parquet est naturellement apparu aux membres du conseil scientifique comme essentiel dans cette exposition " Justice et pouvoir " consacrée à l'histoire du ministère de la Justice depuis sa création en 1791.
Le calendrier parlementaire fait bien les choses, puisque j'ai présenté hier à l'Assemblée Nationale mon projet de loi relatif à l'action publique en matière pénale et que la discussion va s'y poursuivre jusqu'à demain.
Je vais inviter les députés et sénateurs à venir à l'Hôtel de Rohan visiter cette exposition. Certains des opposants au projet, qui évoquent si souvent le passé pour ne rien changer, pourraient enfin comprendre pourquoi, conformément aux engagements du Premier Ministre Lionel JOSPIN, j'ai mis fin à toute intervention du politique dans les affaires particulières, marquant là une rupture avec les pratiques antérieures. Après avoir vu cette exposition, on comprend aisément pourquoi il faut qualifier d'" historique " cette rupture avec le passé dans les rapports entre le pouvoir et les parquets.
Les caricatures sont cruelles, mais elles touchent juste lorsqu'elles évoquent les rapports passés de dépendance des juges et des procureurs vis à vis du pouvoir politique. Je suis désolé pour nos talentueux dessinateurs de les priver désormais de ce thème.
Cette rupture avec le passé touche la pratique politique, mais elle concerne aussi la culture judiciaire. Trop longtemps, les apparences et l'apparat ont permis à la justice de faire bonne figure alors même que le politique la manipulait par le jeu subtil des nominations et des promotions. Cette époque de la " justice sous influence " est révolue. Le projet de réforme constitutionnelle relatif au Conseil supérieur de la magistrature voté par les deux assemblées, dès qu'il sera soumis au Congrès, et les deux lois organiques qui suivront, permettront d'assurer pleinement l'indépendance des magistrats tout en faisant en sorte qu'ils assument leurs responsabilités.
En ce qui le concerne, le texte relatif aux rapports entre la chancellerie et les parquets fixe désormais un cadre clair pour chacun. C'est à une relation adulte entre le politique et le judiciaire que nous devons parvenir désormais, en évitant le mélange des genres. Le gouvernement fixe les orientations générales de politique judiciaire, le magistrat du parquet est libre de prendre chaque décision en conscience, en toute impartialité, en veillant à la défense de la société et au respect des droits des individus. Le garde des sceaux dispose d'un droit d'action propre pour engager des poursuites en cas d'inertie d'un procureur, droit d'action dont il assume la responsabilité devant l'opinion et la représentation nationale.
Transparence, exigence, impartialité, responsabilité, voici les concepts qui me paraissent essentiels dans ce nouveau rapport qui commence à émerger progressivement entre le pouvoir politique et l'autorité judiciaire.
Pouvoir politique et autorité judiciaire
Mais, par delà le rapport entre chancellerie et parquet, cette exposition illustre plus largement combien l'évolution des structures du ministère de la justice est parallèle à l'évolution des rapports entre le pouvoir politique et les juges.
En 1791, à la prééminence du pouvoir législatif, correspond la création d'un ministère aux attributions réduites au service du sceau, à la diffusion des lois et à la correspondance avec les tribunaux.
C'est sous l'Empire, dans la Constitution de l'An VIII, qu'apparaît le concept " d'autorité judiciaire ", avec la fin de l'élection des juges au profit de leur nomination par le pouvoir politique.
Puis les fonctions du ministère se développent progressivement. Un bureau de l'organisation judiciaire est créé en 1797. Les attributions traditionnelles du ministère s'étendent autour des divisions civiles et criminelles qui donneront naissance, sous la Restauration, aux actuelles direction des affaires criminelles et des grâces (1814) et direction des affaires civiles et du sceau (1831).
L'unité du ministère de la justice
En 1911, le rattachement de l'administration pénitentiaire à la justice, même s'il advient pour des raisons conjoncturelles (à savoir l'attribution d'un sous-secrétariat d'Etat) s'inscrit dans un mouvement d'individualisation de la peine qui se poursuit encore aujourd'hui. L'administration pénitentiaire intégra une sous-direction de l'éducation surveillée qui devint après-guerre une direction autonome dans l'esprit de la grande réforme de l'enfance délinquante initiée par l'ordonnance du 2 février 1945.
Cette évocation de l'administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse me permet aussi de rappeler que ce ministère n'est pas seulement celui des juges. Le juge ne peut officier sans son greffier. Ce ministère est aussi celui de tous les fonctionnaires, et depuis quelques années aussi celui des associations, qui travaillent pour préparer et mettre en uvre les décisions de justice. L'unité du ministère de la justice m'apparaît essentielle à relever. Cette exposition est l'occasion de réaffirmer le sentiment d'appartenance de tous ceux qui contribuent à la mission de justice et je tiens à souligner ici leur rôle.
La période contemporaine
Les rapports entre le ministère et les juges ont beaucoup évolué depuis la Libération. La création du CSM en 1946 a donné des garanties nouvelles aux magistrats en matière de nomination et de discipline.
La Constitution de la Vème République a réaffirmé le principe " d'autorité judiciaire " parallèlement à l'affirmation de la prééminence du pouvoir exécutif qui s'accompagne d'un renforcement marqué de l'administration centrale.
C'est le temps des grandes réformes de Michel DEBRE mises en uvre à travers 13 ordonnances et 31 décrets dont ceux supprimant les justices de paix et de 150 tribunaux d'arrondissements, le tribunal de grande instance devenant juridiction de droit commun.
J'ai remarqué le panneau titré : " l'impossible réforme la carte judiciaire 1800-1958 ". Nous ne sommes plus en 1958, les méthodes ne sont plus les mêmes et la meilleure preuve en est que l'on avait guère progressé sur cette question depuis 40 ans. J'ai voulu que la réforme de la carte judiciaire avance, mais grâce à un travail " sur mesure " qui s'applique d'abord aux juridictions commerciales.
Les réformes de 1958 visaient essentiellement à construire la justice d'un Etat moderne, en élevant le niveau de recrutement et de rémunération de ses cadres, en rationalisant leur intervention par la suppression de petites juridictions sans activité, en les éloignant de la dépendance des notables locaux.
Mais ces réformes marquaient aussi une volonté de reprise en main du pouvoir central sur les juges. L'élément le plus significatif fut de faire passer le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de l'emprise des parlementaires à la tutelle du Président de la République. La modernisation de l'institution a eu pour contrepartie l'intégration de la justice dans l'Etat central, ce qui explique les silences et les impuissances des juges face au pouvoir exécutif jusqu'aux années soixante-dix.
Le ministère suivit ces évolutions politiques. Dans un souci d'efficacité administrative, juste avant la fonctionnarisation des greffes, sont créées en 1964 la direction des services judiciaires et la direction de l'administration générale et de l'équipement, ainsi que l'inspection générale des services judiciaires.
La modernisation du ministère
Depuis les 35 dernières années, le ministère n'a évolué que récemment dans ses structures. Le début des années 1990 a vu enfin, grâce à Henri NALLET, se créer le service des affaires européennes et internationales (SAEI, 1991), puis le service d'information et de communication (SICOM, 1993) et enfin se réorganiser la recherche (GIP mission de recherche droit et justice 1994).
L'international, la communication, la recherche : ces évolutions récentes sont symptomatiques. Le ministère de la justice auquel on reproche souvent d'être trop replié sur lui-même s'ouvre enfin sur l'extérieur et sur l'avenir.
Nous en sommes désormais à une nouvelle étape dans la modernisation du ministère, que je veux en phase avec ses nouvelles missions. Le ministère de la justice, ministère de la loi, de plus en plus sollicité, participe pleinement aux politiques publiques. Il doit aussi intégrer une fonction de veille intellectuelle, anticiper l'impact des réformes, donner une place entière au droit de l'entreprise et à la vie économique, achever sa phase de déconcentration, améliorer la gestion des ressources humaines, développer la culture de l'évaluation.
En fin de compte, cette exposition a l'immense avantage de remettre en perspective les chantiers en cours et à venir pour l'institution judiciaire.
Nous avons changé d'époque. Nous sommes passés de la culture du secret et du débat confisqué par les initiés, à la transparence, voire parfois à la violation éhontée de la confidentialité nécessaire pour garantir les droits des individus.
Je souhaite que face à cette l'accélération frénétique du temps de la communication, l'on s'arrête parfois pour réfléchir, pour s'instruire des leçons du passé. Cette exposition " justice et pouvoir " y invite de très belle façon et offre à notre réflexion les références essentielles.
Je vous remercie.
(source http://www.justice.gouv.fr, le 28 juin 1999)