Interview de M. Laurent Fabius, député PS, à Europe 1 le 29 septembre 1993, sur les négociations du GATT, la politique de l'emploi et l'organisation du travail parlementaire.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach : Si A. Juppé n'était pas reçu à Washington, serait-ce acceptable ?

L. Fabius : Visiblement, M. Kantor est très pris ! Le fond de la question, ce n'est pas telle ou telle attitude diplomatique. C'est de savoir si l'Europe saura se défendre ou si elle passera sous les fourches caudines des Américains. De ce point de vue, j'ai entendu L. Brittan (cf. propos de L. Brittan, invité de J.-P. Elkabbach, invité de J.-P. Elkabbach, 7 h 45, Europe 1). Ses propos ne peuvent que nous rendre très inquiets. Il n'est pas mandaté, que je sache, pour défendre les intérêts des Américains. Il l'est pour défendre les intérêts de l'Europe La grande question posée est de savoir si l'on veut une Europe européenne ou une Europe américaine.

J.-P. Elkabbach : L. Brittan a été mandaté sans mandat précis pour aller discuter avec M. Kantor. Finalement, vous ne lui faites pas confiance ?

L. Fabius : J'ai entendu le gouvernement français qui nous a répété pendant des semaines et des semaines qu'il faut poser son veto pour défendre les agriculteurs. J'ai lu le compromis où il n'est plus question de renégocier Blair House. J'entends L. Brittan et je me demande où passent les intérêts de l'Europe. L. Brittan conteste la notion d'exception culturelle et parle de spécificité culturelle. Cela a l'air d'être une querelle sur les mots. Pas du tout. La question est de savoir si on continuera d'avoir une production culturelle ou non.

J.-P. Elkabbach : Pour aboutir à un accord le 15 décembre, faut-il faire des concessions ?

L. Fabius : Si on commence une négociation en adoptant la position de ses adversaires, il est rare qu'on gagne.

J.-P. Elkabbach : Que répondez-vous à E. Balladur qui souhaite un vaste rassemblement autour du problème du chômage ?

L. Fabius : L'idée d'un projet sur cinq ans en matière d'emploi et une bonne idée. Je l'ai dit à l'Assemblée. Il n'y a pas de sujet plus important. C'est extraordinairement difficile. Tout le monde s'y est cassé les dents. Qu'on en débatte, qu'on adopte des solutions positives. Quand on entre dans le vif du sujet, c'est une déception considérable. Par rapport aux mutations énormes qui se passent, le projet n'est vraiment pas à la hauteur. Il contient pas mal de reculs sociaux Les fils des idées nouvelles ne sont pas vraiment saisis. Il y a déception du côté de la gauche. Il y a aussi déception du côté de la majorité.

J.-P. Elkabbach : Cette loi pourrait-elle remettre en cause certains acquis sociaux ?

L. Fabius : Manifestement, oui. Il y a actuellement dans les PME des délégués du personnel et des représentants des comités d'entreprise. Il est proposé de revenir là-dessus. En matière de formation, l'État a la possibilité de venir en aide aux régions les plus défavorisées. Ce ne sera plus possible. Il y a donc des remises en cause.

J.-P. Elkabbach : E. Balladur a bien dit que la loi Giraud est ouverte à tous les amendements !

L. Fabius : Nous en déposons près d'une centaine. C'est là que nous verrons si cette volonté existe. Vous avez vu que le gouvernement prévoit d'alléger les cotisations familiales payées par les entreprises, 100 milliards de francs. Nous disons « allégeons ces cotisations, mais faisons-en sorte qu'on les allège pour les entreprises qui engagent effectivement une action de réduction de la durée du travail et qui développent l'emploi ». Pour le moment, notre amendement a été refusé.

J.-P. Elkabbach : Quel geste êtes-vous prêt à faire ?

L. Fabius : Je suis prêt à faire tous les gestes qui permettent de refaire développer l'emploi. Je siège à la commission de la production et des échanges. J'ai proposé à son président l'idée de me confier une mission pour travailler sur la semaine de 32 heures qui est une piste intéressante. Une autre piste : on va discuter pendant quelques semaines de cette question majeure. Le débat parlementaire n'intéresse pas les Français. Ce qui les intéresse, c'est de savoir si oui ou non cela va créer des emplois. J'ai demandé au gouvernement de nous faire une simulation pour savoir si ce plan, en termes chiffrés, va créer ou non des emplois. J'espère que le gouvernement acceptera cette simulation.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous acceptez l'idée d'une révision constitutionnelle de portée limitée sur les problèmes en question ?

L. Fabius : Oui, si la révision préserve totalement le droit d'asile et si elle n'a qu'une valeur technique, cela ne pose pas de problème. J'attends donc de voir dans la ligne de la proposition que j'avais faite, quel va être le projet de loi que va soumettre le gouvernement. Je crois que l'avis du Conseil d'État a été utile et étant membre du Conseil d'État, attaché au droit, je crois qu'il faut tenir compte à la fois de ce qu'a dit le Conseil Constitutionnel et de ce qu'a dit le Conseil d'État.

J.-P. Elkabbach : On va vers une sorte de compromis sur ce point ?

L. Fabius : Probablement.

J.-P. Elkabbach : Votre successeur à la présidence de l'Assemblée nationale mène les députés à la baguette ; il leur impose le vote personnel qui provoque la grogne et des remous. Est-ce la réforme adéquate ?

L. Fabius : C'est un peu plus compliqué que ce qu'on présente. Ce qui est en cause c'est l'organisation du travail parlementaire. Moi, je me suis battu pour modifier l'organisation du travail parlementaire. J'ai obtenu gain de cause sur un point. C'est-à-dire, peut-être vous le rappelez-vous, qu'une fois par semaine, lorsqu'il y avait le vote définitif sur un texte on exigeait la présence des parlementaires.

J.-P. Elkabbach : Le vote final, tandis que M. Séguin demande le vote personnel.

L. Fabius : M. Séguin souhaite que les députés soient présents en permanence. Par exemple sur l'emploi, comment voulez-vous exiger des 500 et quelques parlementaires qu'ils soient là en permanence 15 heures sur 24, et qu'en même temps ils soient dans leur circonscription. Je crains que cela ne soit pas possible. C'est vrai que les sessions du Parlement sont mal fichues, qu'il faudrait beaucoup mieux, et nous déposons un projet de loi constitutionnelle en ce sens qu'il vaudrait beaucoup mieux qu'il y ait une seule session à travers l'année, qu'on travaille mardi, mercredi, jeudi et que là et là seulement on exige la présence permanente des parlementaires.

J.-P. Elkabbach : Vous ne dites pas un mot du PS ? Vous avez pris vos distances.

L. Fabius : Des distances non, mais un peu de hauteur.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que jusqu'en 95 c'est une phase de transition du PS ?

L. Fabius : Non, le PS doit jouer un rôle, c'est-à-dire être dans l'opposition, critiquer ce qui doit être critiqué et surtout avancer des idées nouvelles, parce que c'est là-dessus qu'il sera jugé et c'est là-dessus que je travaille.

J.-P. Elkabbach : C'est une direction transitoire.

L. Fabius : Vous voulez dire au sens d'organisation ?

J.-P. Elkabbach : Oui

L. Fabius : Non, …

J.-P. Elkabbach : Dites-moi directement oui ou non.

L. Fabius : Directement, l'observation des sociétés montre que tout le monde se veut permanent et que tout le monde est transitoire.