Interview de Mme Arlette Laguiller, porte parole de Lutte ouvrière, à RMC le 25 et à RTL le 27 mai 1998, sur le plan social du Crédit Lyonnais, la politique de l'emploi, la réduction du temps de travail et la préparation des élections européennes de 1999.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - Emission L'Invité de RTL - RMC - RTL

Texte intégral

lundi 25 mai 1998.
RMC

P. Lapousterle
Vous êtes élue, maintenant, au Conseil régional d'Ile-de-France : vous aviez déclaré, avant votre élection, qu'en cas de réussite vous seriez probablement entourée d'ennemis. Alors, à l'usage ?

A. Laguiller
– "Oui, je n'ai pas été déçue. Vous savez, finalement, le Conseil régional c'est quoi ? C'est un petit morceau de parlement en quelque sorte, puisqu'en fait l'Etat a décentralisé un certain nombre de choses qui lui incombaient dans le passé et finalement, à part les trois élus de Lutte Ouvrière qui sont des révolutionnaires, je crois qu'il y a finalement un certain consensus dans ce Conseil régional sur beaucoup de points."

P. Lapousterle
On vous fait la gueule ?

A. Laguiller
– "Déjà, on ne nous donne pas énormément la parole. Sous prétexte qu'on n'est que trois et qu'il faut dix personnes pour faire un groupe, on nous donne assez peu la parole. Il faut s'imposer pour l'avoir, et c'est la portion très petite – genre une minute et demi pour s'exprimer, par exemple."

P. Lapousterle
Vous en avez plus ici ce matin. Avant d'être conseiller régional, vous aviez passé votre vie professionnelle au Crédit Lyonnais, qui est une entreprise qui a connu quelques difficultés. Que pensez-vous du plan de sauvetage qui a été négocié par le Gouvernement avec la Commission de Bruxelles ?

A. Laguiller
– "Ce que je vois, c'est que ce plan de sauvetage n'est pas le sauvetage du personnel du crédit Lyonnais, parce qu'une centaine d'agences vont être fermées en France, que plusieurs filiales, succursales en Europe seront vendues. Tout cela veut dire : du personnel en moins. On n'a pas le chiffre exactement, mais en tout cas le personnel, lui, l'a bien ressenti comme cela, parce qu’il y a eu 4 000 employés du Crédit lyonnais qui ont manifesté à Bruxelles, autant qui ont manifesté ou qui ont tenté d'aller jusqu'à Matignon la semaine dernière – j'étais avec eux d'ailleurs – et je crois que le vrai problème est là, parce que tout l'argent qui a été perdu par le Crédit Lyonnais, par les anciennes directions, il est évident que ce serait ni au personnel du Crédit Lyonnais, ni aux contribuables de payer cette perte, mis cela serait à ceux qui ont bénéficié de toute cette manne pendant plusieurs années, c'est à eux qu'il faudrait demander de rembourser, c'est eux qu'il faudrait faire payer."

P. Lapousterle
Est-ce qu'il y a une meilleure solution, ou bien c'est un mal nécessaire, ce plan ?

A. Laguiller
– "Le personnel du Crédit Lyonnais n'est absolument pas responsable de la gabegie qui a été pratiquée dans cette entreprise."

P. Lapousterle
Personne ne peut payer !

A. Laguiller
– "Personne ne peut payer ? On trouve des centaines de milliards au niveau de l'Etat, chaque année, à donner aux grandes entreprises de ce pays sous forme d'exonérations, de subventions des entreprises qui sont très riches – cela se manifeste, d'ailleurs, aujourd'hui à la Bourse, puisque la Bourse de Paris bat encore tous les records : 35 % d'augmentation pour les cinq premiers mois de l'année des cours d'actions en Bourse. Donc, il y a de l'argent et ce n'est pas au personnel, en tout cas, de payer, lui qui n'est absolument pas responsable de ce qui s'est passé à la direction du Crédit Lyonnais, et je dirais aussi au Gouvernement et de tous ces organismes, soi-disant de contrôle, qui n'ont rien contrôlé du tout."

P. Lapousterle
L. Jospin est à Matignon depuis maintenant presque un an : avant sa prise de fonction, votre crainte était – on vous avait reçue il y a un an exactement à la même date presque – que le Parti socialiste mène une politique, disons grosso modo, identique à celle du gouvernement Juppé. Quel est le bilan que vous dressez, un an après ?

A. Laguiller
– "Effectivement, ce gouvernement ne mène pas la politique qu'il faudrait pour en finir avec le chômage, avec la précarité, avec la misère qui grandit dans ce pays. Aujourd'hui, on sait qu'il y a près de sept millions de personnes qui ne vivent pas normalement, soit qu'ils sont au chômage, soit qu'ils n'ont que du travail de façon précaire, à temps partiel, et qui vivent bien souvent de l'aide et de la charité. Tout cela a été exprimé, d'ailleurs, dans tous les mouvements de chômeurs qui ont lieu ces derniers mois, et là-dessus, le Gouvernement ne prend pas les mesures qu'il faudrait. Les mesures, c'est quoi ? Ce serait de cesser de subventionner le patronat comme ce gouvernement le fait – exactement comme l'ont fait les précédents gouvernements – et ce serait que l'Etat crée, lui-même, tout de suite, les millions d'emplois qui manquent dans ce pays. Et c'est possible : il suffirait de prendre la moitié des bénéfices des grandes entreprises qui ont été déclarés pour l'année dernière pour pouvoir tout de suite réaliser trois millions d'emplois payés 8 000 francs par mois. Cela, je l'ai défendu dans ma campagne et je pense que c'est cette politique-là qu'il faudrait mener : il faudrait aussi interdire les licenciements collectifs et les plans de suppression d'emplois parce que ce n'est pas parce qu'on va créer en neuf mois 60 000 emplois-jeunes, qu'on va régler le problème du chômage."

P. Lapousterle
Et la loi sur les exclusions, c'est une bonne loi ?

A. Laguiller
– "Bien sûr qu'on peut se dire : tant mieux pour les exclus s'il y a une loi qui les protège un petit peu. Mais le problème n'est pas là : le problème est d'en finir avec l'exclusion, et en finir avec l'exclusion, c'est prendre les mesures radicales que je viens d'indiquer. Et cela, ce gouvernement ne les prendra pas plus que les précédents. Il n'y a que le mouvement social, les luttes de la classe ouvrière qui pourraient les imposer."

P. Lapousterle
Et les 35 heures ?

A. Laguiller
– "Très bien les 35 heures, sauf que si cela doit se traduire pour les travailleurs par plus de la flexibilité, par une aggravation des conditions de travail et – c'est ce qui va s'accélérer, là, dans les négociations, parce que le patronat ne cèdera pas les 35 heures, comme cela, sans contrepartie de la part des salariés, même si ce patronat, finalement, cela ne lui coûte pas cher parce que le Gouvernement se propose de lui verser pas mal de subventions s'il applique la diminution du temps de travail. Mais même aujourd'hui, je vois par exemple à Michelin, il y a eu une grève la semaine dernière contre le travail du dimanche – parce qu'on voulait imposer à des travailleurs qui sont en équipe, qui sont déjà surexploités, de travailler obligatoirement 25 dimanches dans l'année – ils ont fait grève et la réalité, aujourd'hui, c'est qu'il y a 5 menaces de licenciement sur des grévistes pour faits e grève. C'est cela la condition des travailleurs aujourd'hui, y compris sous un gouvernement qui se dit de gauche."

P. Lapousterle
A ce propos, vous dressez un bilan négatif de l'action du gouvernement Jospin depuis un an ?

A. Laguiller
– "Oui, je crois que les mesures ne sont pas prises. Les emploi-jeunes : on nous annonce pendant la campagne électorale : 700 000 emplois-jeunes !"

P. Lapousterle
Sur cinq ans.

A. Laguiller
– "Oui, sur cinq ans. Alors déjà les 350 000 de l'Etat, au train où cela va, je ne sais pas combien il y en aura de créés à la fin de l'année, mais certainement pas énormément. Mais en plus, dans le privé, les 350 000 du privé ne se créent pas, ou s'ils se créent, c'est parce que c'est l'Etat qui les payera en donnant encore de l'argent aux entreprises. Que l'Etat et que les collectivités locales gardent cet argent – parce qu'au Conseil régional, c'est pareil, on arrose aussi les entreprises – mais moi, je dis que cela suffit : il faut que les collectivités locales, que l'Etat crée lui-même ces emplois au lieu de verser de l'argent aux grandes entreprises qui affichent des bénéfices en hausse encore."

P. Lapousterle
Vous aurez une liste aux européennes, avec d'autres ou toute seule ?

A. Laguiller
– "Si le scrutin n'est pas modifié – bien qu'on n'ait pas pris la décision formelle –je peux dire que oui, on présentera une liste. Si le scrutin est modifié. Mais enfin il y a beaucoup de chances pour qu'on soit présent. Avec d'autres ? Je ne sais pas. Peut-être avec la LCR, si eux renoncent aussi à vouloir se présenter avec tout un tas de gens et de formations qui n'ont pas le même programme que le nôtre. Mais le problème, quand on se présente avec d'autres, ce n'est pas les individus, mais le programme qu'on défendra."

P. Lapousterle
La fête de Lutte ouvrière, c'est ce week-end.

A. Laguiller
– "Je dirai un peu tout ce que j'ai dit là, et je dirai, peut-être, ma confiance dans la force que représentent le monde du travail et la classe ouvrière. Si elle se met en branle demain – vous savez que c'est de bon ton aujourd'hui de fêter l'anniversaire des 30 ans de mai 1968, il faut se rappeler que cela a été la plus grande grève générale depuis 1936, même si elle n'a pas eu la profondeur politique, sans doute, du mouvement de 1936 – tout ce qu'on peut souhaiter, c'est qu'il y ait une nouvelle explosion sociale. Et là, je peux vous dire que la bourgeoisie, le patronat n'ont pas le bon rapport de forces si toute la classe ouvrière s'y met."

P. Lapousterle
Quel bilan tirez-vous d'un an de gouvernement Jospin ?

A. Laguiller
– "J'entends R. Hue dire que le Gouvernement s'endormait. Moi, je trouve qu'il ne s'est pas tellement endormi : il favorise la Bourse, il privatise Air France, France Télécom ; il a fermé Renault-Vilvorde ; il supprime des emplois dans les arsenaux ; le chômage est toujours là, et les mesures radicales qui consisteraient à prendre sur les profits des grandes entreprises pour créer des emplois, ce gouvernement ne les prend pas, pas plus que ne le faisait le gouvernement précédent. Donc, pour moi, ce n'est pas un bilan positif."

P. Lapousterle
Vous doutez de la volonté de M. Jospin d'aller vers plus de justice sociale, plus de redistribution ?

A. Laguiller
– "On est toujours avec environ 7 millions de personnes qui sont soit au chômage, soit qui n'ont qu'un travail à temps partiel, un travail précaire, qui ne permet pas de vivre. La pauvreté grandit dans le pays."

P. Lapousterle
Mais les chiffres sont là : le chômage est quand même repassé sous la barre des 3 millions. Certes, tout le monde peut regretter que cela n'aille pas aussi vite, mais le Gouvernement peut-il faire plus vite et mieux ?

A. Laguiller
– "Ce gouvernement, même au niveau de ses promesses – 350 000 emplois-jeunes, il y en aurait 60 000 de créés. Donc, même là, cela ne va pas du tout assez vite. Plutôt que de verser à fonds perdus des fonds au patronat – cela se chiffre par centaines de milliards ce qui est versé aux patrons du privé. On en parle beaucoup quand il s'agit de donner de l'argent aux entreprises publiques, ou qui ne vont plus l'être comme Air France, mais il y a  des milliards qui sont versés au patronat privé : il n'y a pas de création d'emplois. Il faudrait, justement, que l'Etat, très rapidement, crée des centaines de milliers d'emplois avec cet argent."

P. Lapousterle
Portez-vous au crédit du Gouvernement les 35 heures ?

A. Laguiller
– "Les 35 heures, bien sûr que je me suis toujours battue pour la diminution du temps de travail. Mais si les 35 heures doivent se traduire par travailler obligatoirement un dimanche sur deux, comme on est en train d'essayer de l'imposer chez Michelin, si cela doit se traduire par une plus grande flexibilité, une aggravation des conditions de travail qui sont extrêmement dures… Toutes les conditions de travail dans les entreprises sont retournées des décennies en arrière, parce que le patronat profite de la pression du chômage pour imposer n'importe quoi ! Si les 35 heures doivent se traduire par cela, non, ce n'est pas bien. On est pour une diminution du temps e travail, amis tout de suite, sans baisse de salaire et sans flexibilité."

P. Lapousterle
Soutenez-vous l'action des pilotes d'Air France qui feront grève au moins jusqu'au 15 juin ?

A. Laguiller
– "Personnellement, je n'aurais peut-être pas conseillé de faire grève pendant cette période, parce que je pense que pour qu'une grève soit victorieuse, il faut savoir que quand on fait grève, on gène toujours quelqu'un. Les grèves qui ne gênent que le patronat, cela n'existe pas. On va nous demander une trêve pour le Mondial, une trêve pour les confiseurs, une trêve pour les vacances, et pendant ce temps-là, l'exploitation n'arrête pas. C'est quand même énorme qu'Air France, qui vient d'annoncer des bénéfices, essaie d'imposer aux pilotes – et pas seulement aux pilotes, parce que les stewards, on leur a baissé les salaires il y a quelques mois, on l'a peut-être oublié. On parle des intérêts corporatistes, catégoriels. De toute façon, maintenant, dès qu'on a un travail, on parle d'intérêts corporatistes ou catégoriels. Mais le patronat, il n'en a pas un intérêt catégoriel et corporatiste ? Lui, il dit qu'il veut continuer à supprimer des emplois, à bloquer ou baisser les salaires, tout cela pour augmenter les bénéfices et le cours des actions à la bourse. C'est eux qui ont un intérêt catégoriel."

P. Lapousterle
Pour les prochaines européennes, constituerez-vous une liste Lutte ouvrière, ou cherchez-vous des alliés ?

A. Laguiller
– "On constituera une liste sur un programme. Si on peut s'entendre avec nos camarades de la LCR sur un programme, ou avec d'autres sur un programme, on pourra s'entendre, parce que l'essentiel, c'est de défendre, dans ces élections européennes comme dans les autres, un programme e défense des intérêts des travailleurs contre le patronat, la bourgeoisie et tous les gouvernements qui se succèdent et qui sont exclusivement au service du patronat et de la bourgeoisie. C'est cela qui est important. On verra si la réforme du scrutin nous laisse quelques chances. Il faut encore voir, mais il est évident que si le scrutin était le même à la date d'aujourd'hui, bien que la décision formelle ne soit pas prise, on aurait une liste aux européennes."

P. Lapousterle
Quel sera le thème de votre rassemblement annuel qui aura lieu ce week-end à Presles ?

A. Laguiller
– "Ce sera de dire que les travailleurs sont écœurés devant toutes ces affaires, comme la majorité de l'opinion et moi-même, écœurés de voir que les profits de la Bourse ont augmenté de plus de 35 % depuis le début de l'année, que les conditions de travail s'aggravent, qu'on ferme une entreprise alors qu'on a été bien souvent financé par l'Etat, par le Conseil régional, par Bruxelles – je pense à une entreprise Danone à côté de Saint-Malo où les ouvrières sont en grève parce qu'il va y avoir 190 licenciements. Je parlerai de tout cela, de la condition ouvrière et de la nécessité de se battre tous ensemble. On parle beaucoup de mai 68 en ce moment : il n'y a qu'une lutte d'ensemble du monde du travail, peut-être comme à Toulon l'ont fait les ouvriers des arsenaux, pour qui, d'ailleurs, l'entreprise privée à qui la réparation du bateau devait être donnée s'est mise en grève également. On a un bel exemple de solidarité entre les travailleurs. C'est tout cela dont je parlerai dans mon discours."