Texte intégral
Qu'il soit difficile d'admettre cette révoltante réalité : René Le Guen n'est plus. De telles vies militantes si denses, si cohérentes, si créatives, si fortement imbriquées à toute l'histoire économique et sociale de notre pays donnent souvent cette sécurisante illusion qu'elles ne peuvent pas s'achever, qu'elles sont encore et toujours présentés parce que ce qu'elles identifient et signifient, est éternel. La vie de René Le Guen prend rang dans ces vies militantes exceptionnelles qui fécondent durablement le combat collectif pour l'émancipation humaine.
L'homme, le professionnel des sciences et des techniques, le syndicaliste et l'homme politique sont inséparablement liés tant il s'agissait là, pour René, des facettes multiples du sens qu'il donnait à sa propre vie. Chacun comprendra qu'au nom de tous ses camarades de la CGT et de son UGICT, se mette aujourd'hui, en exergue la contribution hors du commun de René Le Guen à l'activité des cinquante dernières années de la CGT. Si je devais d'un mot caractériser l'apport de René, j'utiliserais celui de défricheur au sens plein de ce terme.
Oui, ce jeune homme de vingt-deux ans – Breton de Marseille – adhère en 1943 à la CGT clandestine – puis un an après au Parti communiste français –, fait des études de mécanique des fluides, devient à la Libération ingénieur au Gaz de France. Oui, défricheur, dans la construction opiniâtre, courageuse, passionnée d'un syndicalisme spécifique des ingénieurs, cadres et techniciens au sein de la CGT. Oui, défricheur, dans l'épopée de la nationalisation de Gaz de France, qui nourrira chez lui un sens ardent du service public et une grande connaissance des questions énergétiques. Il consacrera d'ailleurs ses dernières forces à réfléchir et à proposer d'autres choix pour les services publics, dans un ultime livre. Oui, défricheur d'idées, pour convaincre largement autour de lui que les sciences et les techniques, mises au service de l'homme, portent le progrès social et les avancées de l'humanité. Oui, défricheur, dans ce long parcours inachevé encore dans la rencontre de toutes les convergences d'intérêts entre toutes les catégories du salariat (…).
Rapidement, il devient l'un des trois secrétaires généraux adjoints du GNC (…). Les dirigeants de la Fédération, et en particulier Marcel Paul, relèvent les qualités de René Le Guen. En 1947, en pleine tourmente de la scission (…), il joue un rôle important dans le maintien du GNC uni au sein de la CGT. Il en devient le secrétaire général en 1955 et le président de 1959 à 1977. Conjointement, il assume des responsabilités grandissantes au sein de la Fédération de l'énergie, en accédant à son secrétariat en 1953, puis comme secrétaire général adjoint.
Sa notoriété militante dans sa profession, ses qualités professionnelles conduisent la Fédération de l'énergie à lui demander d'assumer la présidence de la Caisse centrale d'activités sociales à partir de 1964. C'est-à-dire, lorsque, après bien des luttes, les personnels d'EDF-GDF retrouveront le droit de gérer leurs œuvres sociales. On sait combien cette CCAS, témoignage des conquêtes sociales dans une entreprise nationale avec une CGT majoritaire, a suscité, et suscite, des tentatives pour en déposséder les personnels (…). Il assumera cette responsabilité jusqu'en 1973. C'est toujours cette confiance en René, de la part de ses camarades de l'énergie, qui lui feront accepter de présider l'IFOREP jusqu'en 1980.
Professionnellement, René Le Guen poursuit son activité et sa carrière. Ingénieur de la maintenance, puis ingénieur de la production, enfin chef de service des techniques nouvelles du transport du gaz de la région parisienne. On imagine sans peine combien ce cumul d'une approche militante CGT avec un haut niveau de connaissances professionnelles, confère de qualités et d'originalité à la participation de René Le Guen au sein du Conseil d'administration de Gaz de France, où il siégera de 1946 à !980, ainsi qu'au Conseil économique et social (…).
Le nom de René Le Guen restera attaché, pour tous les militants et militantes de la CGT, à celui du syndicalisme spécifique, et donc à l'UGICT. Notre Union générale des ingénieurs, des cadres et des techniciens est enfant de René Le Guen. Tout le portait vers ce vaste chantier syndical encore embryonnaire à l'aube des années soixante. N'appartenait-il pas, en effet, à ces catégories en plein essor, dans la France en mutation de l'après-guerre, mais encore peu organisées au sein de la CGT ? (Pour lui), l'avenir du combat émancipateur passait par la capacité de la CGT à investir ces mutations du salariat, à créer les conditions de l'action commune avec les ouvriers, avec les employés, enrichissant ainsi l'identité de classe, de masse, démocratique, unitaire et indépendante de la CGT.
Benoit Frachon lui a demandé d'assumer cette responsabilité et l'apport de René Le Guen fut essentiel pour affirmer la conception originale de l'UGICT. La syndicalisation des cadres dans des organisations globales, développant une activité générale, était effectivement sans avenir, parce que mutilante, négatrice des spécificités, alors que la syndicalisation dans des organisations séparées ne pouvait déboucher que sur un corporatisme isolationniste (…). L'entreprise était complexe, redoutable même (…). En quelque trente ans, l'UGICT est devenue une organisation syndicale authentiquement représentative des ingénieurs, cadres et techniciens dans notre pays et une composante majeure de la CGT (…). Il sera donc secrétaire général de l'UGICT, de sa création en 1963 jusqu'en 1982, en étant, par ailleurs, membre de la Commission exécutive confédérale, de 1967 à 1982 (…).
Le militant, l'homme René Le Guen, était tout le contraire d'une froide machine à travailler et à militer. C'était aussi un homme chaleureux, convivial, qui aimait la vie dans tous ses petits riens qui la font si précieuse. René Le Guen était homme d'authenticité et de fidélité. Dans la conclusion de son dernier discours de secrétaire général de l'UGICT, il nous avait, avec pudeur mais conviction, donné tout simplement la clé de sa vie, en dénonçant la caricature qui sert souvent d'image du militantisme CGT : « Lorsqu'ils défigurent ce que nous sommes – disait-il – ils ne peuvent atteindre les valeurs fondamentales qui nous animent et qui nous unissent. Ce sont ces valeurs qui préfigurent l'avenir, si le chemin à parcourir est dur et compliqué, sous leurs effets la société se transforme progressivement, renforçant en cela notre détermination au service des travailleurs, faisant que ne vieillisse jamais cette belle devise de la CGT : « Bien-être et Liberté. » Oui, René, c'est grâce à tous ces militants et militantes qui, avec toi, partagent ces valeurs, que cette belle devise de la CGT ne vieillira pas et que nous œuvrerons à la réalisation de nos idéaux.
Chères Emmanuelle, Michèle, Ghislaine et Valérie, nous sommes fraternellement à vos côtés pour partager votre peine, qui est aussi la nôtre.