Interview de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "Globe Hebdo" du 8 décembre 1993, sur la syndicalisation des salariés et des chômeurs, la réduction du temps de travail et les rapports avec FO.

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Média : Globe Hebdo

Texte intégral

Jean-Luc Mano : On parle beaucoup, ces temps-ci, de la possibilité d'une explosion sociale…

Louis Viannet : Je souhaite qu'il y ait une explosion sociale, de grande ampleur et qui dure ! Et qu'elle puisse rassembler aussi bien les syndiqués que les non-syndiqués, les chômeurs, les jeunes en situation précaire.

Jean-Luc Mano : C'est votre souhait ou un pronostic ?

Louis Viannet : L'exaspération devient générale. Dans bien des secteurs, on a dépassé le seuil du tolérable. Il faut maintenant que les gens réagissent.

Jean-Luc Mano : À ce propos, quelle leçon tirez-vous du conflit d'Air France ?

Louis Viannet : Ce conflit a montré de façon spectaculaire que l'action revendicative pouvait être payante, qu'on pouvait faire reculer le gouvernement. Et vous savez, cela compte énormément. C'est une incitation…

Jean-Luc Mano : Quels secteurs seront à la pointe de l'activité syndicale ?

Louis Viannet : Tous.

Jean-Luc Mano : On dit que les salariés qui se mobilisent le plus sont aussi ceux qui risquent le moins…

Louis Viannet : C'est vrai. Ceux qui ont un emploi, un statut, bref ceux qui ont encore quelque chose à défendre, se mobilisent plus fermement. Mais notre boulot, à nous syndicats, c'est justement de faire en sorte que tous les désespérés, les « précaires », les exclus, participent aussi aux mouvements sociaux.

Jean-Luc Mano : Pourquoi fait-on grève ?

Louis Viannet : Avant tout, par peur de perdre son emploi. La peur de connaître le chômage, puis l'exclusion, la marginalisation…

Jean-Luc Mano : N'y-a-t-il pas un problème d'implantation des syndicats chez les chômeurs ?

Louis Viannet : Oui, il y a un problème énorme ! Mais on le retrouve aussi chez les salariés. Moi, je prétends que les syndicats réunis ne représentent au total que 10 % des employés – et, au passage, je note que personne ne me contredit… Le drame, c'est que le premier réflexe d'un chômeur n'est pas de se retourner vers un syndicat. C'est de s'isoler, de souffrir seul, de baisser les bras…

Jean-Luc Mano : Mais les syndicats vont-ils suffisamment vers eux ?

Louis Viannet : Nous avons en tout cas la volonté de ne plus les ignorer. Ils sont déjà exclus du monde du travail. Si, en plus, ils ont le sentiment d'être exclus des mouvements sociaux… Nous avons mis du temps à comprendre qu'il fallait éviter à tout prix de rompre les liens entre le syndicat et les salariés qui quittent l'entreprise. Quel que soit le moyen (réunions, comité d'entreprise, repas gratuits), il faut garder le contact.

Jean-Luc Mano : Les 32 heures, cela vous semble une piste pour lutter contre le chômage ?

Louis Viannet : J'ai été irrité par ce débat. On a fait miroiter une solution miracle aux jeunes et aux chômeurs. La seule solution, elle est politique : arrêter les plans de restructuration et diminuer le temps de travail sans baisser les salaires…

Jean-Luc Mano : Sans diminution des salaires ?

Louis Viannet : Parfaitement. Le problème central de la crise étant la faiblesse de la consommation, diminuer les salaires en même temps que la durée du temps de travail, c'est-à-dire la capacité à consommer, ce serait aggraver le mal !

Jean-Luc Mano : Travailler moins, gagner plus, ne plus licencier : n'aurait-on pas déjà appliqué votre recette si c'était aussi simple ?

Louis Viannet : Je demande à voir ! Lorsque j'entends le président de la République dire qu'on a tout essayé pour lutter contre le chômage, je dis : ce n'est pas vrai, il faut changer de mentalité. Note pays est le champion du monde de la productivité. L'automobile, l'électronique, et nombre d'autres activités ont réalisé des gains de productivité stupéfiants. Mais le seul résultat, c'est qu'on s'en est servi pour casser des emplois. Il faut changer de logique.

Jean-Luc Mano : Est-il possible d'arrêter complètement les licenciements ?

Louis Viannet : Entre licencier comme on le fait : aujourd'hui et ne plus licencier du tout, il y a quand même une sacrée marge !

Jean-Luc Mano : Et peut-on envisager, dans certains cas, la réduction du temps de travail accompagnée d'une baisse des salaires ?

Louis Viannet : Ce serait une erreur. Cela nuirait à l'emploi comme à la consommation.

Jean-Luc Mano : Comment jugez-vous les salariés qui sacrifient une partie de leur salaire pour sauver l'emploi de leurs collègues ?

Louis Viannet : C'est une attitude généreuse, mais c'est une décision prise sous pression. Quand un patron dit : « Si vous n'acceptez pas une baisse de vos salaires, j'en mets cinquante à la porte », moi j'appelle cela du chantage !

Jean-Luc Mano : Comment jugez-vous la politique sociale du gouvernement ?

Louis Viannet : Pas tellement différente de celle du précédent. Il a simplement décidé d'aller plus vite et de frapper plus fort. Les dégâts sont donc plus importants.

Jean-Luc Mano : Face à cette politique, l'union syndicale est-elle envisageable ?

Louis Viannet : La situation l'exige.

Jean-Luc Mano : En dépit des intérêts de boutique ?

Louis Viannet : Ceux qui pensent pouvoir défendre ce genre d'intérêts se trompent lourdement. Il y a chez les salariés une très forte aspiration à l'union.

Jean-Luc Mano : On a justement l'impression qu'en ce moment, la CGT et FO filent le parfait amour…

Louis Viannet : Oh ! Ne dites pas cela à Blondel, il va grimper aux rideaux !

Jean-Luc Mano : C'est à vous que je le dis. Vous ne grimpez pas aux rideaux ?

Louis Viannet : Non, mais je suis lucide et réaliste. On est encore loin de l'unité d'action entre FO et la CGT. Mais je suis preneur d'une rencontre nationale. Dans ce pays, tout Je monde se rencontre, gouvernement, syndicats et patronat, sauf les syndicats entre eux !

Jean-Luc Mano : En devenant secrétaire général de la CGT, vous annonciez des changements. Où sont-ils ?

Louis Viannet : Nous avons essentiellement travaillé autour de quatre pistes. La première, c'est l'affirmation d'une action syndicale indépendante, fondée sur la revendication et élaborée avec les salariés. De ce point de vue, nous avons fait de très nets progrès.

Jean-Luc Mano : Et pour le reste ?

Louis Viannet : La deuxième réforme, c'est l'affirmation du rôle du syndiqué. Là aussi nous avançons, mais pas assez vite. Dans certaines entreprises, la vie syndicale n'est vraiment pas facilitée. La troisième réforme, nous venons de l'évoquer, c'est la recherche de l'unité syndicale. La quatrième piste, c'est le renouveau du syndicalisme international.

Jean-Luc Mano : Quel regard portez-vous sur l'évolution du PS ?

Louis Viannet : C'est un regard prudent, celui d'un syndicaliste critique. Autant le besoin d'une alternative à la politique du gouvernement est en train de grandir, autant j'ai du mal à percevoir comment le PS pourrait exprimer cette alternative…

Jean-Luc Mano : Est-ce que vous cernez mieux l'évolution du PC ?

Louis Viannet : Le PC est, lui aussi, confronté à un problème d'adaptation. Il prépare un congrès, et pose cette question avec beaucoup de force.

Jean-Luc Mano : Vous êtes membre de la direction du PC. Ne serez-vous pas frustré d'apprendre le nom du prochain secrétaire général le dernier jour du congrès ?

Louis Viannet : Je réponds à vos questions en tant que syndicaliste. Alors, je préfère ne pas répondre à celle-ci, qui s'adresse au dirigeant communiste…

Jean-Luc Mano : Bien. Je la pose donc au dirigeant communiste…

Louis Viannet : Franchement, je ne crois pas que le processus actuel de succession à la direction du Parti soit satisfaisant.

Jean-Luc Mano : Que le secrétaire général soit élu par les militants, cela pourrait être une solution ?

Louis Viannet : Les militants ? Vous voulez dire… tous ?

Jean-Luc Mano : Oui…

Louis Viannet : Ce serait très compliqué. D'ailleurs, aucun parti ne désigne ses dirigeants de la sorte.

Jean-Luc Mano : Revenons au dirigeant de la CGT. Le Gatt, c'est un bon accord ?

Louis Viannet : En l'état, certainement pas ! Les Américains pratiquent un chantage éhonté. Ils misent sur la division de l'Europe pour imposer leurs intérêts. Et nous, nous risquons bien d'être les cocus dans cette affaire !

Jean-Luc Mano : L'Europe n'est-elle pas une chance pour la France ?

Louis Viannet : Si elle se limite à un grand marché pour multinationales alors là, non !

Jean-Luc Mano : Mais avez-vous vraiment fait le nécessaire pour créer une Europe sociale ?

Louis Viannet : Nous y travaillons ! Les travailleurs et les syndicats européens doivent se donner la main puisqu'ils ont des revendications communes. Regardez ce qui se passe actuellement en Belgique…

Jean-Luc Mano : Je vais maintenant vous demander de réagir d'un mot ou deux à cinq noms. Balladur ?

Louis Viannet : Habile.

Jean-Luc Mano : Blondel ?

Louis Viannet : Enfermé dans ses contradictions.

Jean-Luc Mano : Giraud ?

Louis Viannet : Ah ! Giraud…

Jean-Luc Mano : Marchais ?

Louis Viannet : Il s'en va.

Jean-Luc Mano : Rocard ?

Louis Viannet : Il n'a pas changé.

Jean-Luc Mano : Dernière question : qu'est-ce qui motive le secrétaire général de la CGT dans son action ?

Louis Viannet : La haine de l'injustice !