Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "Le Figaro" du 4 octobre 1993, sur le budget militaire, les propositions de réforme du service national, la réorganisation de l'armée et le maintien de la crédibilité de la dissuasion nucléaire.

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Média : Le Figaro

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Le Figaro : Quelle est votre appréciation du budget de la Défense pour 1994 ?

François Léotard : C'est un budget que je qualifie de satisfaisant. Souvenez-vous des chiffres dont vous-mêmes vous faisiez l'écho il y a seulement quelques semaines. Les hypothèses, c'était, concernant le titre lit (le fonctionnement), la poursuite d'une déflation des effectifs qui a porté en 1992 sur 20 000 postes, et en 1993 sur 18 000 postes de militaires. Pour le titre V, on parlait de 94 milliards, ce qui était à mon sens irresponsable.

Le projet de budget que je présenterai au Parlement arrête la déflation. C'est ce que j'ai proposé au Premier ministre, et je suis heureux de sa décision. Mieux, nous créons 1 000 postes d'engagés volontaires de l'armée de terre (Evat) et 800 postes de gendarmes (600 gendarmes auxiliaires et 200 civils). Le projet de budget donne, d'autre part, à la défense 103 milliards en crédits disponibles. Par ces mesures courageuses, le nouveau gouvernement a voulu redonner confiance aux forces armées de notre pays.

Le Figaro : Faudra-t-il étaler l'exécution de nombreux programmes ?

François Léotard : Un important retard a été pris ces dernières années. En un an il n'est possible ni de le rattraper ni d'opérer dans la précipitation des choix qui relèvent de la nation tout entière. C'est pourquoi, avant la loi de programmation militaire qui sera soumise au Parlement au printemps 1994, il fallait un budget de redressement qui arrête un processus d'affaiblissement. Il constitue avant les décisions de l'an prochain un des éléments sur lesquels sera reconstruit notre outil de défense.

Mon objectif est clair : mettre un terme à la dégradation, ouvrir le débat, associer le Parlement à la réflexion nationale et aux décisions, puis redresser notre effort avec des perspectives claires sur plusieurs années.

Le Figaro : Cette reconstruction se fera-t-elle avec des moyens accrus, stabilisés ou en réduction ?

François Léotard : La France mène actuellement de front 96 programmes d'armement. Citez-moi un autre pays qui en même temps construit un nouvel avion de combat comme le Rafale, un nouveau char comme le Leclerc, un nouveau porte-avions nucléaire comme le Charles-de-Gaulle, un sous-marin de nouvelle génération comme le Triomphant, un nouvel hélicoptère comme le Tigre, de nouveaux missiles comme l'Apache et le Mica ? il n'y en a pas.

Doit-on maintenir cet effort ? Je préférerais que l'on se demande comment maintenir cet effort. Alors que nos partenaires diminuent le leur, sans doute excessivement, mais a mon sens temporairement, il nous revient de préserver et de garantir une identité européenne d'armement, qui n'est que l'un des éléments d'une volonté de défense commune.

Quel effort, me demandez-vous ? La réponse doit être précédée par une double réflexion : quelles menaces, quelles missions ? Le gouvernement a tenu à assumer ses responsabilités avec le maximum de lucidité en posant ces deux questions. La sagesse dans ce domaine n'est pas dans le rêve : ni celui d'une baisse qui tiendrait à une sorte de bienveillance universelle autour de nous, ni celui d'une hausse brutale que notre économie ne supporterait pas. Une lente remontée de l'effort de défense me paraît souhaitable et nécessaire à moyen terme.

Le Figaro : C'est l'armée de terre qui profitera principalement de la pause dans les restructurations. Cette pause remet-elle en question le plan 1997 ?

François Léotard : À la demande du Premier ministre et sur mon initiative est engagée une réflexion de fond sur l'ensemble des questions de défense. Présidée par M. Marceau Long, la commission du livre blanc remettra au gouvernement à la fin de l'année ses propositions. Parallèlement, commencent les travaux de la loi de programmation 1995-2000. Cela veut dire que, dans les faits, sont momentanément suspendus les objectifs de plan 1997. Aurait-il été raisonnable, avant le Livre blanc, avant la loi de programmation qui comportera un volet concernant les effectifs, d'en préjuger les conclusions ?

Le Figaro : 225 000 hommes en 1997 pour l'armée de terre, ce n'est plus un chiffre tabou, en tout cas immuable ?

François Léotard : Le format de l'armée de terre dépendra des menaces prévisibles, des missions qui lui seront confiées, comme de l'état de nos alliances. 225 000 hommes pour l'armée de terre, c'est une des hypothèses : et c'est, à mes yeux, une hypothèse basse.

Le Figaro : Vous avez déjà affirmé votre préférence d'une armée mixte…

François Léotard : Avec une plus forte professionnalisation, mais en restant fidèle au principe de la conscription. L'armée doit être au milieu de la nation. Elle doit en être l'expression. Je pense à sa participation aux opérations extérieures. Je pense aussi à sa présence sur le territoire national sans que, pour autant, l'armée de terre reçoive comme mission – ce que certains suggèrent parfois – d'être une sorte de « service public en zone rurale ».

L'armée au milieu de la nation, selon la tradition républicaine, cela exige une réflexion conjointe sur les réserves et sur la conscription. Une réflexion prenant notamment en compte cet « impôt du temps » que beaucoup de nos concitoyens sont prêts à affecter à la défense de leur pays. Je prépare une réforme, dont nous verrons quelle sera la forme, pour mettre dans le service national, militaire et civil, plus de transparence, plus d'égalité ? plus de justice, plus d'efficacité. Mais je tiens beaucoup au caractère prioritaire de l'affectation militaire au sein du service national. Le remettre en question serait très dangereux.

Le Figaro : Demain, à Canjuers, Vous présenterez au Premier ministre des éléments de l'armée de terre. Quel message leur adressez-vous ?

François Léotard : Depuis trente ans, depuis la fin de la guerre d'Algérie, l'armée de terre a subi de multiples ébranlements. Ses effectifs, ses structures, son implantation territoriale, ont été modifiés, parfois profondément. Elle a tout accepté avec beaucoup de civisme, et une grande abnégation. Aujourd'hui, comme cela a été décidé. Il faut arrêter de bouleverser ses structures. En même temps, il faut redonner des perspectives aux engagés, enrichir le potentiel humain, conforter la hiérarchie. Il faut donner aux Français qui ont choisi la vocation militaire – qui est l'une des plus belles – le sens de leur mission et le soutien moral et matériel qui leur est nécessaire au moment où la nation leur demande beaucoup.

Le Figaro : Nos Casques bleus, autour du 15 novembre, quitteront le Cambodge. Ils partiront de Somalie à la fin de l'année. Sommes-nous allés à la limite de nos moyens ?

François Léotard : Au Cambodge, nous nous retirons au terme d'une mission réussie. En Somalie, notre bataillon a très largement atteint les objectifs qui lui étaient assignés. La zone qu'il contrôle a retrouvé un niveau de sécurité satisfaisant. Tout cela a été obtenu grâce à la qualité humaine et professionnelle de nos soldats. Là où ils ont été engagés, ils ont fait l'admiration de tous. Nous sommes encore actuellement le premier pays contributeur de l'ONU, et donc le premier parmi les membres permanents du Conseil de sécurité.

Nous avons le sentiment d'avoir accompli, et bien accompli, notre devoir. Aussi le Premier ministre a décidé que notre effort devait avoir des limites. Quelque 3 000 hommes vont donc revenir en France autour de la fin de l'année. N'oublions pas que 70 000 militaires français servent aujourd'hui à l'extérieur du territoire métropolitain, dont 50 000 environ hors du territoire national. Notre rayonnement dans le monde, comme la protection de nos intérêts vitaux, est aussi à ce prix.

Le Figaro : En ex-Yougoslavie, si les Américains, après un accord de paix, décident d'envoyer une force de 25 000 hommes et sollicitent leurs alliés, que décidera le gouvernement ?

François Léotard : Cet accord de paix, qui plus que la France le souhaite ? Comment dès lors écarter a priori l'hypothèse d'une présence française plus forte – je pense à Sarajevo –, à la condition, bien sûr, que soient réunies certaines conditions : mandat plus clair, chaîne de commandement plus satisfaisante, financement assuré, moyens adaptés…

Le Figaro : À la demande du Premier ministre, une commission présidée par l'amiral Lanxade a procédé à une sorte d'audit de notre dissuasion nucléaire. Le nucléaire devient-il anachronique ?

François Léotard : Certainement pas. La dissuasion nucléaire nous a assuré, ne l'oublions jamais, plus de trente-cinq ans de paix. L'arme nucléaire n'a pas disparu dans les pays de l'ex-Union soviétique. Et tout, malheureusement, nous invite à prendre au sérieux les risques, bien réels, de prolifération autour de nous.

J'ajouterai que le nucléaire est devenu un élément du rapport de forces international, dont on tient compte autour de la table des discussions, à condition d'être autour, et non pas sous la table.

Il nous faut faire très attention à maintenir l'indépendance, la crédibilité et la suffisance (ce sont les trois critères traditionnels de la France) de notre force de dissuasion.

Le Figaro : Donc reprendre les essais ?

François Léotard : La réponse appartient à l'ensemble de l'exécutif. Je ne doute pas qu'elle soit responsable.

Le Figaro : À quelles conditions la France pourrait renoncer à des essais ?

François Léotard : La France a déjà dit être favorable à un traité d'interdiction, à condition qu'il soit universel et vérifiable. Il me paraît également indispensable, pour la survie de la dissuasion et la sécurité de notre outil nucléaire, que nous ayons acquis les indispensables moyens de simulation.

Cette acquisition précède à l'évidence tout arrêt définitif des essais. Nous ne devons jamais oublier – sur ce sujet comme sur d'autres – la grande leçon du général de Gaulle. Dans l'adversité, nous ne pouvons compter, comme nation, que sur nous-mêmes.