Article de Mme Lucette Michaux-Chevry, ministre délégué à l'action humanitaire et aux droits de l'homme, dans "Le Figaro" du 23 août et interview à l'AFP le 29 août 1993, sur la défense des libertés fondamentales et l'action humanitaire en Yougoslavie.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conférence mondiale sur les droits de l'homme à Vienne-conférence à Genève sur les victimes de guerre du 30 août au 1er septembre 1993

Média : Le Figaro - Agence France Presse

Texte intégral

La Conférence mondiale sur les droits de l'homme s'est tenue récemment à Vienne. Première manifestation de cette ampleur (180 États représentés, 5 000 délégués d'organisations non gouvernementales) depuis la Conférence de Téhéran, il y a un quart de siècle, la rencontre de Vienne a mis aux prises, une fois de plus, les partisans et les adversaires de l'ingérence en matière de droits de l'homme, avec en toile de fond les revers de l'ONU en ex-Yougoslavie et on Somalie.

Cette querelle est de plus en plus vaine. Pourquoi ?

Parce qu'en écoutant les discours tenus par les uns et par les autres, on s'aperçoit que les pays qui s'insurgent contre toute ingérence dans leurs affaires internes, en brandissant la Charte de l'ONU (dont l'article 2 stipule que les Nations unies ne sont pas autorisées à intervenir dans des affaires de la compétence d'un État) sont ceux-là même qui violent le plus allégrement les droits de l'homme.

Ceux qui n'ont rien à cacher ne voient en effet pas d'ingérence dans la vigilance dont la communauté internationale témoigne à l'égard du respect des droits de l'homme par tous. Les pays qui mettent en cause l'universalité des droits de l'homme en prétendant défendre des conceptions régionales utilisent en fait ce subterfuge pour justifier leur hostilité vis-à-vis des regards d'autrui. Mais la communauté internationale, dans sa grande majorité, refuse cette attitude ; aucune spécificité locale, aucune particularité religieuse, culturelle ou économique ne peut justifier la répression et la violation systématique des libertés fondamentales de l'homme.

D'ailleurs, tous les États ont, en son temps, approuvé la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, qui postule l'existence d'un consensus mondial sur un certain nombre de principes : dignité, égalité, refus de la barbarie, de la terreur, de l'oppression, de la tyrannie. En remettant aujourd'hui en question des engagements internationaux de près d'un demi-siècle, les pays violateurs des droits de l'homme s'identifient, s'auto désignent le plus clairement possible comme les cancres à l'école des droits de l'homme. C'est un premier acquis, et non le moindre, de la Conférence de Vienne.

États violateurs

L'expérience prouve, hélas, que les interventions des Nations unies en matière de droits de l'homme ne sont pas toujours couronnées de succès. Face aux cas, certes exemplaires, de la Namibie et plus récemment du Cambodge, il faut bien garder à l'esprit les théâtres de violations massives des droits de l'homme que sont la Bosnie, l'Angola, Haïti et bien d'autres. La conviction de la France reste que ces interventions sont nécessaires, dès lors qu'elles peuvent contribuer à soulager les populations concernées et à alerter la communauté internationale sur leur sort.

L'ONU peut également agir en matière de droits de l'homme sans être physiquement présente sur le terrain. C'est même le cas le plus fréquent. Son efficacité est, là, sujette à l'accord des États intéressés : les condamnations prononcées par la Commission des droits de l'homme, par exemple, pour justifiées qu'elles soient, sont loin d'être toujours suivies d'une amélioration sensible pour la population du pays ainsi désigné. Mais quand bien même un petit nombre d'individus auraient pu voir leurs droits mieux respectés, cela suffirait à fonder l'action de cette commission.

De plus, tous les États violateurs essaient tant bien que mal de se justifier devant la Commission, ce qui constitue un hommage du vice à la vertu qui justifierait à lui seul le sou- tien que la France lui apporte.

Mais il m'apparaît que d'autres voies existent aujourd'hui pour la promotion des droits de l'homme, plus efficaces que le regard perçu comme moralisateur d'organisations, gouvernementales ou non, où le poids moral de l'Occident est prédominant. Car, si l'on parle d'universalité pour les droits de l'homme, le même critère doit être appliqué pour leur contrôle et l'élaboration de leurs normes. C'est dans un intérêt nouveau pour les droits de l'homme émanant du Sud lui-même que l'on perçoit les frémissements les plus prometteurs. La réunion de Vienne a vu le rassemblement d'un millier d'organisations non gouvernementales. (ONG), représentant des populations indigènes, des minorités, des groupes religieux et toutes les familles de pensée. Le pourcentage des ONG du Sud y est plus important que par le passé, ce qui est également bon signe. Certes, elles ont conspué l'ancien président Carter lorsqu'il a voulu prendre la parole devant le Forum des ONG, mais elles ont également manifesté leur mécontentement lorsque la Chine a tenté d'empêcher le dalaï-lama de s'exprimer. Cette mobilisation d'une frange importante de la société civile des pays du Sud est incontestablement un autre résultat important de la réunion de Vienne.

Cette évolution conforte la position du secrétaire général des Nations unies, M. Boutros-Ghali, qui affirme que les progrès des droits de l'homme seront mieux assurés en renforçant les institutions démocratiques dans ces pays, plutôt qu'en tentant de les surveiller depuis le Nord ; en d'autres termes, c'est vers une véritable coopération en vue de promouvoir les droits de l'homme que nous devrons aujourd'hui nous tourner par priorité. Pointer du doigt un pays qui viole massivement les droits de l'homme sur son territoire, c'est bien ; l'aider à former des magistrats indépendants, des forces de l'ordre démocratiques, à organiser des élections, à susciter la création d'institutions nationales de protection des droits de l'homme, c'est mieux.

La position de la France après Vienne est donc claire.

Nous continuerons naturellement de participer à toutes les instances des Nations unies œuvrant, de façon essentielle ou accessoire, à la promotion des droits de l'homme et notamment celles où des condamnations morales sont prononcées au titre des droits de l'homme, même si elles ne sont suivies d'effet que de la part des États qui le veulent bien.

Les difficultés et les échecs de l'ONU sur le terrain ne nous dissuaderont pas de poursuivre notre action en faveur de son rôle humanitaire et de défense des droits de l'homme l'insuffisance des moyens en Bosnie, le retard dans l'action en Somalie sont à l'origine de ces difficultés, et non l'excès d'interventionnisme.

Mais nous mettrons un accent nouveau sur la coopération technique en faveur des droits de l'homme. Parce que nous avons approuvé la Déclaration de l'ONU sur le droit au développement en 1986, parce que nous croyons fermement que le triptyque "démocratie, droits de l'homme, développement" a un sens, nous harmoniserons notre politique d'assistance aux processus démocratiques avec toutes les autres interventions en faveur du développement.

La France mettra au service de la cause des droits de l'homme plus d'argent, en prônant l'augmentation des moyens du Centre de Genève, et plus d'experts, en participant à un effort accru de l'ONU en matière d'assistance électorale en faveur des pays qui en font la demande ; ce fut récemment le cas avec Haïti et le Cambodge, ce le sera demain au Mozambique, peut-être en Angola, en Somalie, et dans bien d'autres pays d'Afrique, d'Europe orientale ou d'ailleurs.

Vienne n'a pas été un aboutissement. L'opinion retiendra sans doute le décalage entre les discours des États et leur impuissance à mettre un terme aux horreurs auxquelles nous assistons. Mais ce forum marquera cependant une étape sur le chemin chaotique des droits de l'homme.

 

29 août 1993

QUESTION : La Conférence de Genève sur les victimes de guerre se tient de lundi à mercredi. Quelles propositions la France compte-t-elle y faire ?

Mme MICHAUX-CHEVRY : J'y demanderai que soit convoquée en 1994 une conférence de révision de la convention de 1980 sur l'interdiction de l'emploi de certaines armes classiques et particulièrement inhumaines. Il faut une vigilance accrue dans le domaine de l'utilisation des armes, surtout les mines qui touchent particulièrement les populations civiles, par qui que ce soit.

Il faut plus que jamais dénoncer ces nouvelles formes d'atrocités et les condamner effectivement.

Un mécanisme de suivi des engagements souscrits par les pays signataires de cette convention et l'établissement d'un contrôle et de sanctions contre ceux qui y dérogent sont indispensables. Aujourd'hui seuls 36 pays sont signataires. Il faut accroitre le nombre d'États parties à la Convention.

Enfin j'y demanderai que l'accès aux victimes soit garanti notamment par la généralisation de "couloirs d'urgence". C'est ce que la France a récemment mis en pratique au Liberia.

QUESTION : Les récentes évacuations de blessés, parmi lesquels des enfants, de Sarajevo, ont soulevé une controverse sur leur médiatisation, voire sur leur opportunité. Dans quelles conditions êtes-vous favorable à ce type d'opérations ?

Mme MICHAUX-CHEVRY : Après le tapage médiatique fait autour de l'évacuation de la petite Irma, je souhaite que tout soit mis en œuvre pour sauver ces enfants sans que l'on ait recours à tant de publicité. La France quant à elle n'a pas attendu cette affaire pour accueillir des enfants blessés. Avec l'aide de "Médecins du Monde", avons accueilli depuis un an 88 enfants blessés de Bosnie, sans nous croire obligés d'en avertir le monde entier. Il faut préserver la dignité de ces enfants.

L'évacuation peut être nécessaire, mais doit rester la solution ultime, c'est-à-dire qu'il faut avant tout permettre aux médecins de les sauver sur place. C'est ce que la France fait depuis des mois. C'est également le sens de l'opération que le ministre délégué à la Santé, Philippe DOUSTE-BLAZY et moi-même, organisons les 17 et 18 septembre pour apporter à Sarajevo du matériel médical collecté dans tous les hôpitaux de France.

QUESTION : En annonçant une rupture avec le "style Kouchner", ne risquez-vous pas de rendre l'action humanitaire de la France moins visible ?

Mme MICHAUX-CHEVRY : La première qualité de l'action humanitaire n'est pas d'être visible, mais d'être efficace. Elle ne doit donc pas se borner à une opération ponctuelle "coup de poing", mais veiller à passer le relais aux activités de développement. Je préfère pour ma part me tenir à une action en profondeur, ce qui n'exclut pas une bonne information.

Je souhaite par ailleurs instaurer une concertation et une réflexion commune entre l'humanitaire d'État et l'humanitaire privé. M. Jean-Christophe RUFIN, vice-président de Médecins sans Frontières, me remettra à ce sujet un rapport en septembre. Sans en déflorer les conclusions, on peut dire qu'il proposera l'institutionnalisation du dialogue entre humanitaire d'État et privé, et proposera des mesures pour favoriser l'action des ONG humanitaires.

QUESTION : Où en sont les projets concernant un diplôme universitaire humanitaire et un service national humanitaire ?

Mme MICHAUX-CHEVRY : Le service national humanitaire existe déjà à l'état embryonnaire. Je voudrais donner plus d'ampleur à cette action, faire en sorte de la populariser pour qu'elle touche un plus grand nombre de jeunes de toutes qualifications. Le développement de l'enseignement de la médecine humanitaire est également un des objectifs pour l'année à venir. Celui-ci ne doit pas être destiné aux seuls médecins ou étudiants en médecine, mais ouvert aux infirmières, aux sages-femmes, entre autres.