Article et interview de M. Alain Krivine, porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire, dans "Rouge" le 12 novembre 1992 (intitulé "Cartes sur table") et le 17 décembre, sur les efforts de recomposition des mouvements issus de la gauche socialiste et sur l'appel "Engagement pour changer à gauche" à l'initiative de l'AREV dans la perspective des élections législatives.

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Média : Rouge

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Plusieurs rencontres ont déjà eu lieu, et se poursuivront, entre différentes forces, afin de tenter d'arrêter une démarche commune lors des prochaines élections. Nous faisons aujourd'hui un premier état des lieux.

Il n'y a désormais presque plus personne à gauche pour oser se réclamer des partis traditionnels. Dans le PS notamment, à la veille des élections, la mode est à l'autoflagellation. Députés, anciens ministres, ministres même, c'est à celui qui tapera le plus fort sur son parti. Tout le monde veut faire du neuf et se déclare partant pour une recomposition. Pour certains, ce nouveau départ aboutit aux USA. Là-bas, les beaux yeux d'un quadragénaire ont été plus efficaces qu'un programme de changement. Alors, pourquoi pas nous ?, se sont dit Brice Lalonde, Julien Dray ou Bernard Kouchner, accourus en toute hâte aux pieds du nouveau sauveur. Pour d'autres, comme la direction du PCF, la recomposition devient incontournable mais passe par un préalable pratique qui est d'en assurer le contrôle. Certes, dans plusieurs villes, la LCR est invitée aux débats mais, au plan national, après publication d'extraits de notre réponse dans l'Humanité, c'est le silence radio quant aux propositions de rencontre pour envisager de vrais débats et des actions communes.

Enfin, pour toute une série de courants, la démarche visant à prendre les choses sérieusement en main commence à prendre forme. De multiples rencontres viennent de se dérouler. En ce qui concerne la LCR, nous avons déjà rencontré le Mouvement des citoyens, l'AREV, ADS, les Refondateurs, et des réunions sont prévues avec Lutte ouvrière et l'Alternative libertaire. Nous attendons, en outre, la réponse du Mouvement Action-égalité et de la Gauche socialiste. Jeudi 5 novembre, une réunion rassemblant ces sensibilités politiques, à l'exception d'Action-égalité qui avait décliné l'invitation, se tenait à l'initiative de "Refondations" ; une prochaine rencontre est prévue dans une semaine. Ainsi peut-on déjà commencer à percevoir les orientations des uns et des autres, en sachant que rien n'est encore figé.

Il y a d'abord ceux qui ne semblent pas intéressés par cette démarche et expliquent ainsi leur absence. C'est le cas du Mouvement d'Harlem Désir, qui veut avant tout utiliser les élections pour présenter le maximum de ses candidats au premier tour et n'est pas prêt à s'embarquer dans une dynamique qui se heurterait directement aux projets de l'Élysée. Présents, mais très hésitants et sceptiques sur les possibilités d'une démarche unitaire, les dirigeants de la Gauche socialiste veulent à la fois s'affirmer sans rompre pour autant avec le PS. Pour le moment, ils se situent en compétition directe avec le Mouvement des citoyens au sein du PS et cela ne contribue pas à développer chez eux une pratique unitaire. "Confrontations", le courant regroupé autour d'Herzog, est lui aussi assez sceptique et, affirmant la nécessité d'une recherche programmatique, il la privilégie dans les faits avec Rocard et une partie du patronat.

Avec des nuances, on trouve en revanche un investissement important dans cette démarche de recomposition de la part d'ADS, des "refondateurs" et du Mouvement des citoyens (qui tranchera définitivement sur son attitude aux prochaines législatives à l'occasion de sa convention nationale du mois de décembre). Jusqu'à présent, avec ces forces, il existe d'abord un constat commun que le PC et le PS ne répondent pas, ou plus, aux aspirations des jeunes et des travailleurs, que la politique du gouvernement et sa pratique ont tourné le dos au changement et qu'il y a place, et urgence, pour une force de transformation sociale face à la droite et surtout à la montée de Le Pen. Dans la pratique, ces forces se sont retrouvées contre la guerre du Golfe et contre Maastricht. Ceci dit, les divergences politiques avec elles ressent importantes.

Le "réformisme fort" des "refondateurs", les dérapages nationalistes ou les incantations "républicaines" de Jean-Pierre Chevènement ne nous ont toujours pas convaincus. Personne n'envisage d'ailleurs, aujourd'hui, la construction d'une quelconque organisation commune.

Toutefois, dans l'état actuel de désarroi de la gauche, il serait souhaitable que ces forces et toutes celles qui seraient prêtes à se joindre à elles se mettent au moins d'accord sur un texte de référence en quelques points, essentiels dans la situation présente face à la droite et aux reniements de la gauche officielle. Ce socle serait le premier signe d'un début de convergence (contre la politique d'austérité, pour les 35 h, l'égalité des droits, l'écologie, etc.). Il constituerait une sorte de contrat politique entre tous les courants en accord avec son contenu et permettrait l'adoption d'un label commun pour tous les candidats prêts à s'y référer. Sur de telles bases pourrait être envisagée une répartition des circonscriptions, chaque formation se présentant sous sa propre bannière et développant ses propres réponses. Enfin, des débats publics pourraient être organisés à partir de ce texte de référence.

Nous ne savons pas encore si tout cela va aboutir et nous sommes conscients que, même en cas d'accord, le petit bout de chemin accompli ne fera pas encore venir à la politique une nouvelle génération, qui ne trouve toujours pas de débouché à son dégoût du système politique. Mais il serait irresponsable de notre part de ne pas saisir toutes les occasions, dans une gauche en pleine crise, d'endiguer la démoralisation de milliers de militants, dont l'expérience sera indispensable pour reconstruire une force anticapitaliste digne de ce nom. Débat politique, actions communes, front électoral : voilà notre démarche pour reconstruire l'espoir. Dans le cadre de ce processus, la LCR continuera à développer ses positions et ses propositions. Avec ou sans label unitaire, elle sera présente dans ces élections.


17 décembre 1992

Ça commence à bouger

Rouge : Une trentaine de responsables politiques, membres de différents courants ou organisations politiques, viennent de rendre public un "Engagement pour changer à gauche". Quel est le but de cette initiative ?

Alain Krivine : Pour en comprendre la portée, je crois qu'il faut partir d'un constat, celui de l'état dramatique dans lequel se trouve l'ensemble des forces de gauche ou anticapitalistes. La crise économique, le fiasco et l'écroulement du stalinisme à l'Est, conjugués à l'échec et aux trahisons de la gauche gouvernementale ici, ont plongé le mouvement ouvrier dans un profond désarroi et un processus de décomposition qu'il faut vite commencer à enrayer. Or, tous les indices témoignent de l'existence d'une vraie gauche, toujours vivante et prête à se mobiliser contre les attaques de la droite, le danger fasciste et les reniements de la gauche traditionnelle. Cette force est encore éparpillée. Mais on la trouve aussi bien à l'intérieur du vieux mouvement ouvrier – PS et PC – qu'à l'extérieur. Elle s'est déjà manifestée à plusieurs occasions. Citons les campagnes pour l'abolition de la dette, pour l'égalité des droits, contre la guerre du Golfe ou contre le traité de Maastricht. L'"Engagement" que nous venons de signer n'est pas un accord entre révolutionnaires, mais cela n'est pas non plus une initiative artificielle. Autour de ce texte, se rassemblent des courants qui se sont retrouvés dans l'action sur les thèmes dont je viens de parler. Certes, cela ne fait pas un programme, mais ce sont des points de rupture déjà très significatifs avec la politique gouvernementale. L'intérêt du texte est de rassembler, à un moment déterminé, sur la base de tout ce qui fait accord entre nous, de le défendre publiquement ensemble et de s'engager à continuer à agir pour faire triompher ces objectifs. La condamnation de la politique d'austérité, les trente-cinq heures, l'abolition de la dette du tiers monde, le droit de vote pour les immigrés… voilà des revendications qui ne sont pas secondaires, même si, certains aspects du texte restent confus, notamment sur les institutions.

Rouge : Est-ce que la signature de cet "Engagement" engage les courants politiques dans leur ensemble ?

A. Krivine : Assurément, pas pour tous. D'abord, un mot sur ceux qui, n'ont pas signé sans dire pourquoi. Il s'agit d'Action-Égalité, représentée par David Assouline aux réunions. Aucune critique n'a été émise sur le texte. Mais il semble qu'Harlem Désir soit plus intéressé par un accord électoral avec Brice Lalonde qu'à une participation à cette démarche jugée contradictoire. Pour les autres courants, on verra à l'usage, notamment avec les élections, quels sont les candidats qui signeront l'"Engagement". En effet, pour avoir le label, les candidats devront avoir signé individuellement l'"Engagement" et je pense que, parmi les courants partie prenante, certains candidats ne le parapheront pas.

Rouge : S'agit-il d'un accord électoral pour une campagne et des candidats communs ?

A. Krivine : Non, et c'est l'originalité de cette démarche dont le statut correspond à l'état actuel de la recomposition à gauche : ni plus, ni moins. Il s'agit d'abord, et avant tout, d'un engagement au débat et à l'action qui va bien au-delà des élections, mais qui s'affirme dès ce scrutin. En l'état actuel des choses, nos désaccords politiques ne nous permettent pas de mener une campagne électorale commune avec des candidatures "panachées", sauf exceptions. Chaque formation politique présentera donc ses candidats sous son drapeau, mais le premier signe de convergence envoyé aux électeurs sera la publicité donnée, par chaque candidat signataire, à l'"Engagement" commun. C'est déjà un pas en avant, dans le marasme actuel, de pouvoir dire aux gens de gauche : "Voilà, nous sommes dans des partis différents, avec des programmes différents et des implantations qui se recoupent souvent, mais nous avons des points d'accord et nous avons décidé, au-delà de nos divergences, de défendre ensemble, pendant et après les élections, certains objectifs qui ont été trahis par la gauche gouvernementale." C'est le sens de ce label unitaire. L'"Engagement" que nous avons signé n'implique ni consigne de vote automatique ni partage des circonscriptions. Ceci étant, des discussions ont lieu pour éviter les situations de concurrence entre des candidatures labellisées, chaque fois que cela est possible.

Rouge : Concrètement, comment cela va-t-il se passer sur le terrain, d'autant plus que la LCR annonce déjà soixante-quinze candidatures ?

A. Krivine : Je l'ai dit, quelque chose commence à bouger. Je crois que cela peut redonner espoir à beaucoup de gens qui commençaient à désespérer. Ceci étant, cet "Engagement" à une convergence prolongée ne concerne qu'une partie de ceux et celles qui souhaitent une transformation sociale. Nous n'oublions pas toute une génération de jeunes et de moins jeunes qui n'attendent plus rien venant des vieux partis traditionnels, voire de l'extrême gauche, et qui ne se mobiliseront que sur certaines valeurs ou actions. En ce sens, "Engagement" que nous avons signé n'aura d'intérêt que s'il débouche sur des débats publics (comme ceux qui sont prévus le 19 janvier, notamment à Paris, Lyon et Marseille) et des actions. Concrètement, parce que nous avons beaucoup de choses à dire sur ce que fut la politique de la gauche depuis 1981, sur les moyens de lutter contre l'austérité ou le développement du racisme et du fascisme, sur les objectifs au travers desquels on peut en finir avec la loi du profit, de soixante-quinze candidats sous le nous allons présenter un minimum sigle "À gauche vraiment". Il s'agira de candidats présentés par la LCR et soutenus, nous le souhaitons en tout cas, par de larges comités de soutien. Ces candidats expliqueront comment la LCR participe aux démarches unitaires en cours et comment elle compte concrétiser la signature de "Engagement". Il y aura donc partout, en février et mars, des meetings de la LCR. La campagne électorale va donc être l'occasion, plus que jamais, de faire connaître la LCR, ses idées, ses propositions, sa pratique, et de faire la preuve qu'on peut être révolutionnaire et en même temps, à cause de cela, unitaire et ouvert aux nouvelles responsabilités qu'impose la période.