Texte intégral
Henri Emmanuelli se prononce pour une réduction du temps de travail à 35 heures. Et appelle les socialistes à sortir de leur "hibernation de gestionnaires dociles". Entretien.
L'avenir des retraites a envenimé, la semaine passée, les relations entre le gouvernement et sa majorité. Président de l'Assemblée nationale, Henri Emmanuelli est l'un de ceux qui se sont montrés le plus critiques, il explique ici pourquoi et donne son point de vue sur les grands dossiers économiques.
Libération : Quel jugement portez-vous sur la politique économique ?
Henri Emmanuelli : J'observe un certain désarroi, pour ne pas dire un pessimisme certain. En fait, contrairement aux pronostics de la dogmatique libérale, aujourd'hui hégémonique, les politiques d'ajustement monétaire, la libération intensive et rapide des échanges et la course à la compétitivité stimulée par cette libération et portée par une évolution technologique sans précédent, ne débouchent ni sur la prospérité ni sur le progrès social. Au contraire, l'équilibre politique des démocraties se trouve menacé par le chômage, la croissance des écarts de revenus, la marginalisation des catégories les plus menacées. L'horizon paraît sombre et le pessimisme ambiant devient à son tour un facteur objectif de déflation.
Face à cet état de fait, les grands prêtres du libéralisme pratiquent la fuite en avant, et le discours politique, comme frappé d'impuissance, se borne à décrire la complexité des temps modernes. Il faut se désengager de cette liturgie et réhabiliter le discours en matière de "politique économique".
Libération : De quelle fuite en avant parlez-vous ?
Henri Emmanuelli : Le libéralisme économique s'embourbe aujourd'hui dans une triple distorsion. Distorsion entre l'évolution sans précédent de la productivité et l'hostilité de principe à une réduction du temps de travail sans perte de salaire. Distorsion entre le rétrécissement de la base de financement – les salaires – des systèmes de solidarité et la croissance de leurs besoins. Distorsion créée par la libéralisation sans précaution des échanges, qui mettent en concurrence des niveaux de développement social très différents au détriment des plus développés. Excès enfin, dans la régulation des masses monétaires, qui débouche in fine sur un problème de rareté. La monnaie est aussi, pour les banquiers, une matière première… Bref, face à cette triple dis- torsion et à ces excès dogmatiques, il faut aujourd'hui réagir en ne craignant pas d'être iconoclaste.
Libération : Quelle réduction du temps de travail préconisez-vous ?
Henri Emmanuelli : Je suis pour que l'on se fixe comme objectif une réduction de la durée hebdomadaire du travail à 35 heures, d'ici à la fin du siècle, c'est-à-dire dans sept ans. Et sans diminution de salaire ! Je serais même pour que l'on réfléchisse à la possibilité d'instaurer, sous certaines conditions, et dans certaines branches, la semaine de quatre jours à 32 heures. Et j'ai pour cela de solides arguments. On ne combattra pas seulement le chômage par la formation. Et quand bien même la réduction du temps de travail ne serait pas une réponse suffisante, du moins permettrait-elle de faire en sorte que les salariés soient partie prenante à la hausse très forte de la productivité. Car je ne vois pas pourquoi le capital serait le seul bénéficiaire de celle-ci. Quant aux discours sur le partage, le temps partiel et autre flexibilité, ils sont assez peu clairs. En tout cas, je combattrai toute politique de déflation salariale, sous quelque forme que ce soit.
Libération : Vous faites, à demi-mots, un plaidoyer pour l'inflation…
Henri Emmanuelli : Non. Je ne suis ni pour la dévaluation, ni pour le retour de l'inflation. Mais entre la désinflation et la déflation – veuillez excuser le jargon – il doit y avoir place pour une politique monétaire qui prenne davantage en compte la globalité des objectifs d'une politique économique. Il est normal que les ingénieurs mécaniciens de la monnaie soient vigilants sur leurs manomètres. Mais la marche d'une économie implique d'autres paramètres que ceux qui proviennent de la salle des machines. Il y a d'autres indicateurs. Il y a aussi le moral de l'équipage, la direction, la sonde, la météo… Que sais-je encore ! Bref, je pense que la marche du navire exige aujourd'hui que l'on augmente le régime des machines.
Libération : Et vous pensez vraiment que la réduction du temps de travail peut faire des miracles…
Henri Emmanuelli : Je suis sûr en tout cas que cela ne peut pas faire de mal. Peut-on m'expliquer pourquoi, pour la première fois de notre histoire, la hausse de productivité ne se traduirait pas par une diminution du temps de travail ? En toute hypothèse, ce serait aussi, et c'est important, un processus de redistribution.
Libération : N'est-il pas un peu tard, à deux mois des élections, pour se livrer à ce genre de spéculations ?
Henri Emmanuelli : Mieux vaut tard que trop tard. Et je pense qu'il y a urgence à ce que les socialistes se saisissent de ces grandes questions en termes plus politiques, plus intelligibles pour celles et ceux à qui ils sont censés s'adresser. Il y a urgence à contrer les effets de l'évolution actuelle, non pas en stoppant cette évolution comme le proposent les écologistes, mais en apportant des réponses nouvelles sur le plan de l'organisation sociale. Nos sociétés démocratiques vont se trouver confrontées à un énorme problème de redistribution. J'ai parlé du temps de travail et de la répartition des gains de productivité. Mais il y a aussi le problème du financement des régimes sociaux. La CSG était un début que nous n'avons pas su faire grandir. D'une manière générale, nos sociétés évoluent à grande vitesse vers l'inégalité, ou, si l'on préfère, vers la marginalisation de catégories entières, voire d'absence d'horizon pour la jeunesse. Ce sera la redistribution ou l'explosion, la redistribution ou l'autoritarisme. Face à cette problématique, n'en déplaise aux fossoyeurs pressés, ce sont les socialistes qui sont les mieux armés.
S'ils consentent à sortir de leur hibernation de gestionnaires dociles.
Libération : Que pensez-vous des propositions du gouvernement sur la retraite ?
Henri Emmanuelli : Qu'elles tombent à pic ! Ce sujet doit être dans le débat politique des législatives. L'y voici. Sur le fond, je ne pense pas que le gouvernement ait voulu mettre en cause le droit à la retraite à 60 ans. Mais, sur le principe d'un fonds de garantie, quelle qu'en soit la source, je ne suis pas d'accord. Parce qu'affirmer la nécessité d'un fonds de garantie, c'est passer d'une logique de répartition à une autre logique, ne serait-ce que pour partie. C'est aussi prendre le risque psychologique de laisser croire, dix ans à l'avance, que les retraites seraient menacées. Je suis, pour ma part, plutôt favorable à un allongement de la durée des années de cotisations. Parce que, dans le système actuel, ce sont ceux qui entrent tôt dans la vie active qui paient pour ceux qui y sont entrés plus tard : les bas salaires paient pour les hauts salaires. Et c'est injuste. Augmenter le nombre des années de cotisations serait donc un moyen de revenir à plus de justice. Mais cela ne veut pas dire que l'on serait obligé de travailler quarante ans. Je suggère que l'on permette à ceux qui "entrent" tard dans la vie active de pouvoir cotiser à des fonds salariaux qui leur permettraient, le moment venu, de racheter les années de cotisations qui leur manquent.