Texte intégral
Pour le dépuré-maire d'Épinal, c'est autour de la notion de république que s'organiseront les nouveaux clivages politiques. Dans un entretien avec Jean-Luc Mano, il plaide pour un débat d'idées au sein de l'opposition et affirme qu'il n'entrera pas au gouvernement pour servir une politique contraire à ses convictions. Il met aussi en garde la future majorité contre toute tentation de "purification politique".
Jean-Luc Mano (journaliste) : Vos positions sont-elles, sur les questions économiques, la suite logique de votre combat sur la politique européenne ?
Philippe Séguin : C'est en totale cohérence, dans la mesure où nous avons, entre autres choses, récusé le système de la monnaie unique, qu'on trouvait par trop contraignant rigide et indifférent aux spécificités des économies nationales, quel que soit le cadre d'interdépendances dans lequel on peut les insérer. Or, un système de monnaie unique ne permet plus de procéder à des ajustements par rapport aux autres pays lorsque telle ou telle économie nationale à un problème particulier. C'est exactement ce qui se passe actuellement avec l'Allemagne, qui éprouve quelque difficulté avec sa réunification et en tire un certain nombre de conclusions, dont les taux d'intérêt. Dans la mesure où nous avons décidé, pour des raisons politiques, de choisir la monnaie unique et même d'anticiper avec une parité fixe entre le franc et le mark, cela implique que nous prenons de plein fouet les problèmes allemands. Nous nous refusons à faire les ajustements qui s'imposent, et nous nous infligeons, sans raison, des taux d'intérêt qui ont sur notre économie des effets catastrophiques. Cela gêne l'investissement, cela a les suites sociales que l'on sait et par ailleurs, cela crée une situation moralement intenable, dans la mesure où celui qui a de l'argent à plus intérêt à acheter de la Sicav monétaire qu'à l'investir dans l'activité économique.
Jean-Luc Mano : Pour vous, le clivage, c'est encore la ligne de démarcation européenne…
Philippe Séguin : Non, je crois que la ligne de démarcation n'est pas principalement dans l'Europe. Je crois que le clivage principal est autour des notions de république et de valeurs républicaines. Ces valeurs impliquent un certain nombre de comportements. Bon, dans le cas français, "république" signifie également nation et rôle de l'État. Effectivement, cette conception de la république n'est pas très compatible avec la notion d'intégration européenne. Elle n'est pas non plus très compatible avec une certaine conception de la décentralisation, qui est créatrice d'inégalités, qui remet en cause un principe républicain dans la mesure où elle conduit, certes, à donner un pouvoir, à un échelon local, mais aussi à dire à l'échelon local : "Ce pouvoir vous l'exercez avec les moyens qui sont les vôtres". Donc, elle permet d'introduire des distorsions de plus en plus fortes entre les régions riches et les régions pauvres. Et l'on pourrait décliner ainsi toute une série d'approches différentes, l'indépendance de la Banque de France n'étant pas la moins importante.
Jean-Luc Mano : Dans la campagne sur Maastricht, on vous a reproché d'être à contre-courant de l'histoire, Vous, vous sentez-vous dans le sens de l'histoire ?
Philippe Séguin : Je crois que poser la question, c'est y répondre, Tout ce qu'on nous avait annoncé de bénéfique, d'enthousiasmant a été démenti par les faits. On nous avait dit que le lendemain même du oui, les taux d'intérêt allaient baisser. Vous avez vu ce qui s'est passé. En matière de politique étrangère, ce qui a été dit sur la condamnation à l'impuissance que pouvait constituer une soumission à un consensus européen préalable est illustré par ce qui se passe en Yougoslavie. Et puis les réticences des autres peuples s'accroissent.
Jean-Luc Mano : Le fait que les peuples soient contre n'implique pas qu'ils aient raison.
Philippe Séguin : Moi, je suis de ceux qui pensent que ce sont plutôt les peuples qui ont raison. Sinon, on finit par ressembler à ces responsables, immortalisés par Brecht, qui pensent que le peuple a tort, et qu'il faut le changer. Mais je ne suis pas outre mesure étonné de ces rapprochements.
Jean-Luc Mano : La manière dont vous gérez aujourd'hui votre pactole électoral…
Philippe Séguin : Il n'y a aucun pactole électoral, En revanche, il y a des électorats à conquérir toujours… Un électorat, c'est pire encore qu'une femme, ça exige une conquête permanente et sans cesse renouvelée… Nous continuons à penser, évidemment, à notre électorat potentiel traditionnel : nous pensons aussi pourquoi ne pas le dire, à ramener dans le droit chemin des gens qui ont pu être égarés de bonne foi par le Front national. Mais nous nous disons aussi qu'il y a un électorat de gauche en totale déshérence, dont une partie au moins peut être sensible à notre conception de la république.
Jean-Luc Mano : On a souvent analysé le résultat du référendum comme une fracture de caractère socioculturel. Est-ce que l'électorat qui s'est porté sur le non n'est pas le plus conservateur, le plus frileux, le plus rétif à la modernité ?
Philippe Séguin : Non, je récuse votre analyse et pourtant, à la limite, si elle avait été vérifiée, elle ne m'aurait pas gêné. Parce que, finalement, c'est de la France du peuple qu'il s'agirait, contre l'autre.
Jean-Luc Mano : Pas de fracture donc, selon vous, sur le plan sociologique, mais une vraie belle fracture au RPR.
Philippe Séguin : Une fracture, disons, entre les élites et le reste du pays. Mais, moi, je suis de ceux qui pensent que c'est plutôt le pays qui a raison contre ses élites lorsqu'il y a une contradiction.
Jean-Luc Mano : Mais cette fracture-là, cette distorsion-là, elle a un sens politique ? …
Philippe Séguin : Oh oui, elle a un sens politique profond qui tient au rôle du politique ! On en revient aux clivages. Il en existe aussi un entre ceux qui pensent qu'il y a une primauté du politique sur tout le reste, sur le monétaire, sur l'économique, sur l'humanitaire, sur la compétence supposée, donc la technocratie, et ceux qui pensent que seul le pouvoir du peuple est légitime.
Jean-Luc Mano : Chirac et Giscard ont fait voter oui. Pensez-vous que, pour eux, ce soit sans conséquences ?
Philippe Séguin : Ben, en tout cas, ils se sont attachés à affecter que c'était sans conséquences… Mais je crois qu'il y en a deux majeures. La première a été la preuve apportée par les Français en pleine période de divorce entre eux et la chose publique, qu'ils étaient prêts à s'intéresser de nouveau à un débat politique, à un débat public, pour peu qu'on leur présente objectivement les vraies options, pour peu qu'on les traite en adultes, pour peu qu'on leur parle de la France. La deuxième conséquence, qui est liée, c'est que vraiment des Français sont de moins en moins susceptibles de gober où d'accepter n'importe quoi. Les gens qui vont raconter n'importe quoi auront quelque peine à persuader leurs interlocuteurs.
Jean-Luc Mano : Parlons de l'avenir proche. Ne craignez-vous pas que la victoire qui paraît acquise pour l'opposition soit une victoire par défaut ? Uniquement par volonté d'alternance ? N'y a-t-il pas déficit d'idées ?
Philippe Séguin : Oui, encore que, si j'en crois certains, c'est moins le défaut d'idées qui fait problème que leur profusion et leurs contradictions. Mais que ce soit davantage le rejet des socialistes que l'adhésion à une alternative claire, évidente, prometteuse, c'est plus que probable. Même si ça peut paraître bizarre, le débat n'est pas entre la majorité sortante et la nouvelle majorité potentielle. On sent bien qu'on est à un tournant, que l'époque Mitterrand est derrière nous. Et puis il y a des tas de choses, des tas de raisonnements, des tas de schémas qui sont totalement dépassés, des modes de pensée qui ont rien à voir avec la réalité. Moi, ce qui me paraît fascinant, c'est d'entendre dire, par des gens sincères, par le Premier ministre, par le gouverneur de la Banque de France, par le directeur du Trésor et d'autres personnalités très éminentes, aussi bien dans la majorité que dans l'opposition, que les indicateurs économiques sont bons et que donc, par définition, tout va bien. Ils sont sur des schémas où, quand les fondamentaux étaient bons, l'économie, ça allait bien. Et quand l'économie allait bien, l'emploi allait bien. Mais c'est fini, tout ça,
Jean-Luc Mano : C'est ce qui explique un certain déficit de crédibilité, en tout cas d'enthousiasme ?
Philippe Séguin : Les socialistes ont fait leur part d'imbécillités, ils ont eu leurs reniements propres. Mais je crois quand même à une faute collective de notre société politique. On a eu de la peine à s'adapter à la nouvelle donne internationale. On n'arrive pas à en tirer les conclusions.
Jean-Luc Mano : Dans ces conditions, est-ce qu'il est bien raisonnable de dire comme le fait le RPR : "On va créer 100 000 emplois nets", "On va faire 70 milliards d'économies par une meilleure maitrise des dépenses publiques" ?
Philippe Séguin : Il m'arrive de le penser. Il m'arrive de le dire…
Jean-Luc Mano : C'est à nouveau la maladie de la promesse ?
Philippe Séguin : Oui… C'est chronique.
Jean-Luc Mano : Depuis douze ans, tout est à jeter ?
Philippe Séguin : Le principal reproche que je fais aux socialistes tient moins à leurs résultats, à leurs bêtises conjoncturelles ou sur le long terme, qu'au fait d'avoir finalement contribué à discréditer, à dévaloriser des principes, des voleurs dont ils étaient censés – à tort à mes veux – mais dont ils étaient censés être les gardiens privilégiés. Ils ont réussi à discréditer la notion de générosité sociale. Il y a des tas de grandes idées dont ils étaient porteurs, et que maintenant on va avoir du mal à reprendre parce que personne n'y croit, compte tenu de l'usage qui en a été fait.
Jean-Luc Mano : Parlons de stratégie et de tactique politiques… Il y a pas mal de gens à droite qui disent : "Pourvu qu'on ne gagne pas trop !" …
Philippe Séguin : Oui. Cela avait d'ailleurs été le réflexe de Mitterrand également en 1988. Mais je crains pour eux que leur souhait ne soit pas exaucé. C'est vrai qu'on perçoit tous les inconvénients d'une victoire énorme. En cas de victoire énorme, le contrepoint, où va-t-il être joué ? S'il ne peut pas l'être valablement au sein de l'Assemblée nationale, il se jouera dans la rue. C'est une règle constatée dans l'histoire parlementaire que plus les majorités sont courtes, plus elles ont de chances d'être cohérentes et disciplinées.
Jean-Luc Mano : Douze ans d'absence du pouvoir, plus encore pour les gaullistes, ne craignez-vous pas des comportements de revanche ?
Philippe Séguin : Si, cela peut exister. Je le crains. Mais enfin, nous avons eu notre galop d'essai en 1986, on a peut-être épuisé les joies de ce type de tentations… C'est vrai qu'il y a dans nos rangs des gens qui veulent procéder à une sorte de purification politique.
Jean-Luc Mano : La cohabitation, c'est un thème qui vous inspire ?
Philippe Séguin : Non, pas du tout. En revanche, ce qui m'inspires c'est tout ce que j'entends sur la cohabitation, et qui me plonge souvent dans l'hilarité la plus totale.
Jean-Luc Mano : Cela vous fait vraiment rire ?
Philippe Séguin : J'entends dire : "On va faire une cohabitation de combat". Mais pour se battre, il faut être deux. Il faut vraiment prendre le président de la République pour un demeuré en pensant qu'il va chercher l'affrontement dans les conditions actuelles. Par ailleurs, pour tenir les "mâles" propos que j'entends il faut avoir la détermination l'aller jusqu'au bout. C'est à dire de se faire attacher sur le pont du bateau au mât avec des liens très étroits, de manière à pouvoir résister au chant des sirènes.
Jean-Luc Mano : Vous êtes pour poser des conditions préalables ?
Philippe Séguin : On ne pose pas de conditions préalables au président de la République. Cela ne se fait pas. Il y a des institutions.…
Jean-Luc Mano : À Matignon, qui ?
Philippe Séguin : Je ne me substituerai pas au président de la République, c'est à lui d'en décider.
Jean-Luc Mano : Vous ?
Philippe Séguin : Cela m'étonnera beaucoup que l'idée lui en vienne.
Jean-Luc Mano : L'idée vous en vient ?
Philippe Séguin : L'idée ne m'en viendra pas pour une raison simple, c'est que je suis en contradiction avec lui, pour ce qui me concerne, sur tous les sujets. Ce n'est pas le cas de tout le monde…
Jean-Luc Mano : Étant en désaccord sur un sujet aussi important – c'est vous qui le dites – que l'Europe, pouvez-vous participer à un gouvernement ?
Philippe Séguin : Je vous répondrai ce que répond Édouard Balladur à des questions analogues, phrase à laquelle j'adhère volontiers. Il est hors de question que j'exerce le pouvoir, où que je participe au pouvoir, si c'est pour mettre en œuvre des options qui sont contraires à mes convictions.
Jean-Luc Mano : Qu'est-ce qui fait de vous un chiraquien ?
Philippe Séguin : L'amitié, la fidélité et le vœu qui est le mien de voir Jacques Chirac prendre en charge le grand projet que je souhaite pour la France.
Jean-Luc Mano : Quand allez-vous vous décider enfin à prendre le RPR ?
Philippe Séguin : Je ne suis pas certain que la prise du RPR soit un objectif prioritaire ou viable. Non, ce n'est pas le sujet.
Jean-Luc Mano : Quel est le sujet ?
Philippe Séguin : De faire progresser mes idées, mais de ce côté-là, y compris au sein du RPR, ça ne se passe pas si mal.
Jean-Luc Mano : Président de la République, ça vous dirait ? Certains en parlent…
Philippe Séguin : Je te mentirais en disant que je n'en suis pas flatté, mais enfin, même si je n'ai aucune chance d'être cru, je continue de m'échiner à souligner que, si je n'avais que des préoccupations carriéristes en tête, je saurais qu'il est des chemins plus directs que ceux que j'emprunte.
Jean-Luc Mano : Certains vous trouvent velléitaire et disent qu'au moment de franchir le pas, quand c'est décisif, vous ne le faites pas.
Philippe Séguin : Écoutez, on verra s'ils ont raison.
Jean-Luc Mano : Vous vous sentez une détermination à toute épreuve ?
Philippe Séguin : Oui, oui… Je crois qu'on n'est jamais si déterminé et si dangereux même, par certains égards que lorsqu'on n'a pas de préoccupations carriéristes exclusives.
Jean-Luc Mano : Je voudrais vous faire réagir sur cinq noms. Giscard ?
Philippe Séguin : Beaucoup de respect.
Jean-Luc Mano : Chirac ?
Philippe Séguin : Beaucoup d'amitié.
Jean-Luc Mano : Rocard ?
Philippe Séguin : De la considération, mais de la perplexité,
Jean-Luc Mano : Waechter ?
Philippe Séguin : De la perplexité.
Jean-Luc Mano : Tapie ?
Philippe Séguin : Rien.
Jean-Luc Mano : Certains disent : "Séguin ; ce n'est pas mal, mais ce serait mieux sans Pasqua".
Philippe Séguin : C'est un contre-sens sur Charles Pasqua.
Jean-Luc Mano : Plus personnel. Vous savez qu'il existe une chronique sur vos colères. Vous prenez de la tisane ?
Philippe Séguin : Ah ! Je vais vous faire une confession ! Il m'a été rapporté par des instituts de sondages, que, dans leur grande majorité, les gens me trouvaient souvent insuffisamment énergique et que je n'avais pas assez de coups de gueule. Alors, je vais essayer de me corriger.
Jean-Luc Mano : Est-ce que, dans le paysage politique français, vous avez conscience d'être un emmerdeur ?
Philippe Séguin : Franchement, ça n'arrive. Mais, comment dirais-je ? Franchement, ce n'est pas l'objectif recherché.