Texte intégral
C'est un honneur pour moi d'être accueilli ici à Bastia dans le cadre du cinquantième anniversaire de l'insurrection et de la libération de la Corse parce qu'ici, je foule une terre qui a été reconquise par le sang que les patriotes, les Français libres et nos alliés britanniques ont versé pour la liberté.
La cérémonie qui nous réunit dans l'émotion des souvenirs partagés constitue un hommage solennel à un bâtiment entré dans la légende avec son équipage et dont l'épave repose par le fond au large de Bastia depuis cinquante ans.
Tout comme le Casablanca – dont vous savez qu'il fut un des seuls bâtiments de la flotte française à ne pas s'être sabordé en rade de Toulon en 1942 et à avoir repris le combat en ralliant les Forces françaises libres –, le nom du Saracen et l'équipage de Mickael Lumby demeure liés à jamais aux événements tragiques et glorieux qui ont précédé à la libération de la Corse.
En rendant ainsi hommage à la marine – et notamment à la marine britannique dont le concours fut décisif dans les combats qui amenèrent la victoire finale sur l'ennemi – il nous revient de ne pas oublier toutes les forces qui ont combattu pour que la Corse occupée ne reste pas isolée. Pensons aux patriotes, qui tels Charles Simon Andrei et Antoine Colonna d'Istria, débarquèrent du Saracen pour accomplir la mission que leur avait confiée le général Giraud à Alger. Pensons aussi à Don Cône Poli-Marchetti qui s'évada pour reprendre le combat aux côtés des alliés après avoir connu la prison à Bastia et les camps en Calabre. Pensons enfin à l'aviation avec tous les pilotes de la RAF qui parachutèrent vivres, matériels, opérateurs radio.
J'étais tout à l'heure, parmi nombre d'entre vous, au cimetière de Biguglia où reposent soixante marins, soldats et aviateurs britanniques et alliés morts en ouvrant les voies de la liberté, morts de cette fière espérance qui vous habite tous.
Il y a cinquante ans, nous vivions l'une des périodes les plus sombres de notre Histoire : à la défaite de nos armes et à l'armistice succédait l'occupation. Deux commissions de contrôle s'étaient installées dans l'île, l'une allemande, l'autre italienne. Terre irrédente pour le fascisme italien, la Corse, zone d'opérations, va devoir supporter une double occupation d'une densité en nul autre lieu égalée : des dizaines de milliers de soldats italiens et des milliers d'Allemands. C'est dans un tel contexte hostile et pesant que le maquis prit tout son sens et toute sa grandeur, allant jusqu'à donner son nom à la résistance française, tant il est vrai que la Corse qui ne manque pas d'être au rendez-vous de l'honneur et de l'Histoire, offre le plus bel exemple de patriotisme, tout au long de la seconde guerre mondiale.
Le général de Gaulle rappellera à juste titre cette phrase d'un historien allemand, l'un des plus beaux hommages qui ait été rendus à cette île : « En quelque lieu qu'on aille en Corse, on sent partout comme un souffle d'héroïsme. »
Ce souffle d'héroïsme, on le sent tout particulièrement ici.
C'est devant le monument aux morts de 14-18 que fut prononcé par la population de Bastia, ce fier serment demeuré célèbre : « Face au monde, de toute notre âme, sur nos tombes, sur nos bureaux, nous jurons de vivre et de mourir Français ! »
C'est la déclaration du commandant Pietri faisant écho à l'engagement des patriotes, à leur volonté d'accomplir leur destin, même au prix du sang : « La Corse n'est pas à vendre. La Corse n'est pas à donner. La Corse de Sampiero, la Corse de Paoli et des Cinarchesi ne s'est donnée qu'une fois : elle s'est donnée à la France. Croyons-nous au-dessus des castes et des clans. La légion corse, la légion des braves est constituée. Que ceux qui se sentent des hommes, que ceux qui ne savent pas reculer, que ceux qui savent se faire immoler pour une cause sacrée viennent avec nous. Corses, GARDE-A-VOUS ! »
Le maquis se déploie, se structure, s'organise, prend tous les risques jusqu'à cette insurrection qui éclate tandis que se déploient les FFL de l'opération Vésuve.
Et l'on pourrait, paraphrasant l'hommage que Churchill rendit aux aviateurs britanniques de la bataille d'Angleterre, dire à propos de ces hommes que « jamais une dette aussi grande n'a été contractée par tant d'hommes envers un si petit nombre. »
De tous ces héros que nous honorons aujourd'hui, qui ont su se surpasser et montrer le chemin, nous sommes les héritiers, à jamais reconnaissants.
Ne sont-ils pas de ceux qu'évoque Saint-Exupéry dans « Terre des hommes », Saint-Exupéry parti de Bastia pour n'en plus revenir et dont le dernier regard aura été pour ce « galet posé sur la Méditerranée ». Saint-Exupéry qui notait « Être homme, c'est précisément être responsable. C'est connaître la honte en force d'une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C'est être fier d'une victoire que les camarades ont remportée. C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde. »
S'il est une leçon à tirer de ce passé prestigieux et douloureux, c'est bien une leçon de vigilance.
Le monde d'aujourd'hui, agité par tant de conflits, agité par la crise économique, multiplie les drames sociaux et exacerbe les antagonismes.
On ne tient bon face aux tempêtes qu'en luttant dans l'effort et le courage contre les injustices, les fatalités, mais aussi les facilités et le laisser-aller.
C'est aussi une leçon de patriotisme. C'est dans l'adversité que l'on comprend mieux la nécessité de l'union, une union riche de la diversité des talents et des intelligences, une union forte de l'esprit de démocratie et de justice.
L'union, ce n'est pas l'uniformité, c'est le pluralisme des opinions et le choc des idées, c'est aussi et surtout le sentiment d'appartenir à une communauté forgée dans l'Histoire, apte à épouser son époque, prête à la grande aventure du temps qui vient et où chacun peut choisir librement sa manière de vivre et les compagnons de son destin. À la condition suprême et décisive de savoir vivre ensemble, comme le firent les patriotes et l'armée française renaissante.
Merci à ceux que nous honorons en ce cinquantième anniversaire, à ceux qui ont inscrit dans l'Histoire le souvenir d'un moment et d'un lieu où se joue notre sort, à ceux qui ont promis que la Corse ait, selon les dires du général de Gaulle « la fortune et l'honneur d'être le premier morceau libéré de la France. »
Puis-je ajouter que le rôle que joua la Corse dans la Seconde Guerre mondiale reste à jamais dans les mémoires : comme le moment de sa libération, celui où la Corse a démontré au monde qu'elle restait fidèle à elle-même et aux autres, et qu'elle était digne de son passé, digne de son avenir.
Vivent les anciens combattants !
Vive Bastia !
Vive la Corse !
Vive la République !
Vive la France !