Texte intégral
"Ceux qui se livrent à l'autoflagellation ont tort"
Martine Aubry et Élisabeth Guigou, qui furent ministres de Pierre Bérégovoy, attendent des états généraux de Lyon qu'au-delà de la critique du bilan socialiste ils lancent le débat sur les réformes économiques à mener.
Emploi. Aubry : "On dépense des milliards pour payer des RMIstes et des chômeurs. Nous devons faire en sorte que cet argent passif devienne de l'argent actif."
Europe. Guigou : "Il faut bâtir une Europe très différente. On ne peut plus s'en tenir à une Europe marchande, il faut une Europe sociale et industrielle."
États généraux. Aubry : "Ce qu'on attend, c'est qu'on tire le bilan de ce que la gauche a fait et n'a pas fait. Et qu'on redécouvre la politique et les moyens de faire vivre la démocratie. Cela signifie aussi la démocratie au niveau du PS…"
Guigou : "Rien ne serait pire que de laisser envahir le débat par la question des courants, car ce serait à nouveau tomber dans le nombrilisme."
L'une ancienne ministre du Travail, l'autre des Affaires européennes du gouvernement Bérégovoy, Martine Aubry et Élisabeth Guigou ont convolé un temps avec les quadras deloristes avant de reprendre leur liberté pour incompatibilité d'humeur. La première travaille aujourd'hui à créer une fondation contre l'exclusion, la seconde prépare un livre. Elles participent toutes deux aux états généraux.
Libération : Rocard, Séguin et d'autres répètent ces jours-ci que, depuis vingt ans, tous les gouvernements se sont trompés en matière de politique contre le chômage et qu'il faut désormais effectuer une "révolution culturelle" dans ce domaine. Vous êtes d'accord ?
Martine Aubry. On a, en effet, tous cru pendant trop longtemps que la croissance permettrait de créer des emplois. On ne s'est pas aperçu assez vite que nos schémas de pensée n'étaient plus suffisants pour répondre au problème du chômage. Mais cela étant, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Les causes du chômage propres à la France, les gouvernements de gauche s'y sont attaqués. L'inadéquation entre l'offre et la demande d'emploi, la formation que l'on a rapprochée des entreprises et le traitement individuel des chômeurs… Sur ces sujets, on a beaucoup avancé. Et notre marché du travail fonctionne mieux qu'il y a quatre ou cinq ans. Alors sans doute la gauche aurait-elle dû prendre des dispositions plus lourdes, plus volontaristes et agir plus rapidement. Mais on ne peut pas dire pour autant qu'on n'a pas vu les problèmes et qu'on n'a pas réfléchi. Tous ceux qui aujourd'hui se plaisent dans l'autoflagellation générale ont tort.
Libération : Il n'y a donc pas de révolution culturelle à mener ?
Martine Aubry : Si, bien sûr. Les pistes qui s'ouvrent devant nous imposent, en effet, de vrais changements de société. Dès aujourd'hui, il faut réformer la fiscalité, développer les services et réorganiser le temps de travail. Il faut passer de la logique d'assistance à celle de la responsabilité. C'est un véritable tournant politique qu'il faut opérer et que la gauche, reconnaissons-le, ne pouvait pas mener en fin de législature. Le nouveau gouvernement, lut le pouvait. Mais il s'en remet trop aujourd'hui à un hypothétique retour de la croissance, tout en limitant la consommation. Cela n'a pas de sens, parce que c'est un remède du passé. Quand a été publiée la plate-forme de l'opposition pendant la campagne électorale, nous avons été un certain nombre de ministres à le dire. Philippe Séguin feint de découvrir la lune en disant la même chose aujourd'hui. Édouard Balladur a vite compris qu'il ne suffisait pas de réduire le déficit budgétaire pour que la croissance fasse le reste. Et aujourd'hui, la droite ressort tous les thèmes de gauche contre lesquels elle s'était battue pendant la campagne. On entend parler de durée et d'aménagement du temps de travail, de relance des emplois de service; on entend critiquer les chefs d'entreprises sur les licenciements. La majorité est, en fait, piégée par ses propres contradictions.
Libération : C'est d'abord sur ce débat de politique économique que la gauche doit, selon vous, refonder son projet de société ?
Martine Aubry : Oui, parce qu'il y a aujourd'hui, des réformes de structures à mener pour que notre pays soit capable, non seulement de créer des emplois et de donner une activité à chacun, mais aussi d'améliorer la qualité de vie des gens. Aujourd'hui, on dépense des centaines de milliards pour payer des RMIstes et des chômeurs. Nous devons faire en sorte que cet argent passif devienne de l'argent actif. Pour réformer la permettre tout cela, il fiscalité afin de ne pas pénaliser le travail par les charges sociales, d'assurer une meilleure répartition entre le capital et le travail. Il faut donc sortir de la logique de la droite qui consiste à dire aujourd'hui "serrez-vous la ceinture pour créer des emplois". Ce qu'il faut dire, c'est : "Réfléchissons ensemble à la façon de créer des emplois qui améliorent votre qualité de vie garde des personnes âgées, garde des enfants, soutien scolaire, sécurité dans les quartiers, les logements, les transports, environnement, qualité de vie." Le cœur du débat est là et toute la gauche doit se retrouver là-dessus.
Libération : La récession et la mondialisation de l'économie donnent l'impression que la logique des entreprises n'est plus celle de l'État-nation et qu'il n'y a plus de marge de manœuvre pour une politique nationale. L'impression est-elle fondée ?
Martine Aubry : Le vrai enjeu aujourd'hui c'est de retrouver des marges de manœuvre nationales. Et pas de penser, soit que l'Europe nous empêche d'agir, soit qu'elle nous apportera tout. Les marges de manœuvre nationales existent. Beaucoup plus de chefs d'entreprises qu'on ne le croit le savent, alors que la représentation patronale continue, elle, à tenir un discours passéiste.
Élisabeth Guigou : Nous avons des marges de manœuvre nationales que nous n'exploitons pas. Il est très important de les déceler, tant sur le plan de l'action publique que du point de vue de l'identité collective. Nous aurions tort, nous gens de gauche, de laisser le thème de la nation et de l'identité nationale à la droite et à l'extrême droite. Il ne faut faire de l'Europe ni le bouc émissaire de nos problèmes, ni l'alibi de notre inertie.
Libération : C'est votre autocritique de propagandiste de l'Europe de Maastricht ?
Élisabeth Guigou : Il faut, c'est vrai, bâtir aujourd'hui une Europe très différente de celle que nous avons faite jusqu'ici. Maastricht est le début, trop timide sans doute, mais le début quand même, d'une nouvelle Europe. C'est vrai qu'on n'est pas allé assez loin dans le sens d'une Europe volontaire, bien identifiée, qui ait son caractère propre. On ne peut plus s'en tenir à une Europe marchande, il faut aujourd'hui construire une Europe sociale et industrielle qui se dote de nouveaux moyens pour jouer son rôle dans le commerce mondial.
Libération : Vous êtes-vous aussi gagnée par la mode protectionniste qui a atteint le Premier ministre et le président de la République, qui vantent aujourd'hui la préférence communautaire, préférence dont ne veulent pas les partenaires de la France ?
Élisabeth Guigou : L'Europe réalise 40 % du commerce mondial, son intérêt est donc évidemment de résister aux pressions protectionnistes. Mais il faut qu'elle soit forte pour savoir négocier des accords commerciaux équilibrés, par blocs de pays et groupes de produits. On ne peut traiter de la même façon les pays d'Asie et les pays de l'Est.
Martine Aubry : Vous dites : les partenaires de la France ne veulent pas de la préférence communautaire. Mais il faut distinguer, en Allemagne et en Angleterre, les gouvernements – peut-être plus idéologues que la droite française – des syndicalistes et des chefs d'entreprises qui eux commencent à bouger. Quand l'Allemagne de l'Ouest a 650 000 chômeurs de plus en trois mois, le consensus allemand commence à se fissurer. Ces pays vont évoluer à cause du chômage.
Élisabeth Guigou : Tout le problème, en effet, est de savoir comment convaincre nos partenaires. Nous ne ferons pas l'Europe seuls. Nous avons sans doute intérêt à écouter davantage les autres Européens, à essayer d'éviter de donner l'impression qu'on leur fait constamment la leçon et que tout ce qu'on leur raconte est la vérité révélée. Nous devrons aussi essayer de faire travailler entre eux syndicalistes et patrons de la Communauté, de façon à permettre la création d'une opinion publique européenne. Celle-ci amènera les gouvernements à sortir de leur logique traditionnelle.
Libération : Les états généraux nationaux du PS débutent aujourd'hui. Qu'en attendez-vous ?
Martine Aubry : Ces états généraux sont utiles, et toutes deux, nous avons largement participé à leur phase préparatoire. Nous aurions souhaité qu'ils durent plus longtemps, parce que nous voyons bien que face aux problèmes auxquels est confrontée la société française, la gauche ne s'en sortira pas en annonçant simplement trois mesures comme le rétablissement de l'autorisation administrative de licenciement ou les 35 heures…
Libération : D'autant que Laurent Fabius pendant la campagne électorale avait déjà proposé la semaine de 32 heures…
Martine Aubry : L'un des problèmes de la gauche, c'est d'avoir cru qu'elle pourrait changer la société par le haut, ou pour certains aujourd'hui d'expliquer qu'on ne peut rien faire. Ce qu'on attend de ces états généraux, c'est, premièrement, qu'on tire le bilan de ce que la gauche a fait et n'a pas fait. Et deuxièmement, qu'on redécouvre des marges de manœuvre, c'est-à-dire la politique et les moyens de faire vivre la démocratie. Bien évidemment, cela signifie aussi la démocratie au niveau du PS…
Libération : La plupart des responsables socialistes ne semblent intéressés aujourd'hui que par une seule question, celle des courants et du mode d'élection – scrutin majoritaire ou proportionnel – des dirigeants du PS.
Élisabeth Guigou : Rien ne serait pire que de laisser cette question-là envahir le débat, car ce serait à nouveau tomber dans le nombrilisme. Le Parti socialiste doit en priorité s'intéresser aux problèmes de société. Nous n'avons jamais été d'aucun courant, ce n'est donc pas nous qui allons demander aujourd'hui leur maintien. Mais je ne peux m'empêcher de trouver extrêmement suspect que des gens qui ont tout fondé sur une conception clanique des courants se mettent tout d'un coup à dire qu'ils ne doivent plus exister. Seul le débat d'idées fera passer au second plan les rivalités personnelles.
Martine Aubry : Ces états généraux doivent éviter deux écueils, la bagarre des hommes et des courants sans débat d'idées, et le consensus mou où on fait tous semblant de se mettre d'accord sur quelque chose. Il faut qu'ils soient la première étape de la remobilisation de la gauche.
Libération : Et que ferez-vous après les états généraux, vous déposerez une motion ?
Martine Aubry : Si le débat d'idées aboutit à un texte commun, tant mieux. Mais il ne peut s'agir d'un consensus de façade. Si le débat doit se poursuivre jusqu'au congrès, ce qui est souhaitable, nous y participerons, le cas échéant, par une motion.
Libération : Vous ne craindrez pas d'être instrumentalisés alors par les amis de Laurent Fabius ?
Martine Aubry : Certains s'amusent à faire croire, chaque semaine, qu'on est dans un camp ou un autre. Nous, notre seul souci c'est reconstruire un projet de gauche. Si Michel Rocard fait en sorte qu'il en soit réellement ainsi, nous participerons. Donc, non aux clans quels qu'ils soient, non au consensus mou, oui au rassemblement de la gauche sur un projet bâti à partir d'un vrai débat d'idées.