Texte intégral
A. Ardisson : Quel bilan tirez-vous des États généraux du parti socialiste ? C'est présenté plutôt comme un succès pour M. Rocard.
M. Aubry : C'est un succès, c'est sûr. Tout le monde a pu voir que les socialistes discutaient, que beaucoup de sympathisants sont venus nous rejoindre. C'était une étape absolument indispensable pour redémarrer. On a beaucoup entendu de choses sur le bilan, des choses positives, des choses négatives. Il y a eu énormément de propositions, donc c'était une étape indispensable qui entraîne un certain bouillonnement et je dirais dans un schéma très démocratique, que tout le monde était très content. Cela a bien fonctionné.
A. Ardisson : Je lis ce matin dans le Figaro qu'un certain nombre de mitterrandiste pure souche n'ont pas voté le rapport final avec votre caution ?
M. Aubry : Quand je m'exprime, en général, je m'exprime directement. On passe son temps à dire que je suis rocardienne ou non rocardienne. Je ne suis rien. Je suis simplement avec E. Guigou et d'autres fermement attachée au fait qu'il faut que l'on soit capable de proposer très rapidement un projet crédible aux Français, un projet de gauche et pour cela il faut qu'on se mette au travail. Parce que cette étape était indispensable mais je dirais que le plus dur reste à faire. Il faut qu'on continue à travailler, à avoir des réflexions et surtout avoir un vrai débat politique au sein du Parti socialiste pour que ce projet puisse exister. Donc nous participons à l'ensemble de ces débats, nous souhaitons y participer et construire ce projet avec ceux qui nous permettrons de le faire sans a priori ni pour les uns, ni contre les autres.
A. Ardisson : Quand même, cela veut dire que vous trouvez que cela manque un peu de perspectives pour l'instant ?
M. Aubry : Je crois que ce n'était pas l'objet, de faire le projet hier. Il y avait une phase nécessaire de bilan, d'écoute des militants, d'écoute des sympathisants pour savoir où était l'inventaire des propositions. Mais maintenant il faut effectivement que nous appesantissions la réflexion et surtout que nous ayons un vrai débat politique au sein du parti socialiste pour savoir quel est notre projet. Je donne quelques exemples. Aujourd'hui certains disent qu'il n'y a pas de marge de manœuvre sur le plan économique. La seule politique économique à faire, c'est celle qui a été faite. D'autres au contraire disent il faut tout mettre par-dessus tête. Je crois qu'il y a effectivement des marges de manœuvre, notamment dans les négociations avec nos partenaires, avec les pays du Sud-Est asiatique et de l'Est. Je pense aussi qu'il y a d'énormes marges de manœuvre si on est capable d'avoir une politique fiscale qui renverse les perspectives, c'est-à-dire qui appuie sur les salaires et non pas qui aille à l'encontre, qui relance la consommation, qui rétablisse un certain nombre d'égalités. Sur tous ces sujets-là, il faut que nous discutions.
A. Ardisson : On reproche aux socialistes d'avoir laissé se développer une société duale en France. Est- ce que les socialistes sont responsables de cet état de fait, ou est-ce que c'est une fatalité mondiale ?
M. Aubry : J'ai plutôt tendance à dire qu'il y a une partie de responsabilité face à ce qui existe dans notre pays, c'est-à-dire des chômeurs de longue durée, des RMIstes qui sont désespérés et puis surtout des gens qui vivent déjà dans une autre société, soit d'expédients, soit de la drogue, etc. C'est notre société qui est fracturée à cet endroit-là, donc ceux qui sont au pouvoir sont responsables même si cela s'est passé partout ailleurs. J'ai la conviction que sur ce sujet-là, beaucoup de choses se font sur le terrain. Il faut faire en sorte que les gens ne soient pas assistés mais qu'ils reprennent leur vie en main, que des initiatives locales soient prises pour leur redonner l'espoir, pour que des activités soient créées dans les quartiers, etc. Un des objets de cette fondation, c'est de travailler avec tous ceux, quelle que soit leur tendance, les élus, les entreprises, les associations, les gens qui se battent sur le terrain, pour trouver des solutions pour lutter contre l'exclusion. Et je crois que c'est une autre façon de faire de la politique, au bon sens du terme, que de travailler sur ces sujets-là.
A. Ardisson : Comment voyez-vous votre avenir politique ? On le voit brillant mais vous semblez toujours vouloir rester un peu en marge.
M. Aubry : Je n'ai pas l'habitude d'être mise dans des castes. La seule chose qui m'intéresse, c'est de travailler collectivement à la résolution de problèmes qui sont aujourd'hui des problèmes clefs dans notre pays. La lutte contre l'exclusion, l'avenir de notre protection sociale, le fonctionnement de la démocratie. Je le ferais partout où je peux être utile.
A. Ardisson : Mais vous le ferez comment ?
M. Aubry : Au sein du parti socialiste, à la place que j'aurais avec d'autres. Et j'espère que M. Rocard aujourd'hui va nous permettre d'avoir ce vrai débat au sein du PS. Il faut faire des choix et j'espère que d'ici le congrès, ce débat-là, nous allons l'avoir.
A. Ardisson : On a beaucoup critiqué la dérive monétariste et gestionnaire. À partir du moment où on a fait le choix de l'Europe et du Franc fort, est-ce qu'il peut y avoir une politique alternative à celle que mène actuellement E. Balladur et qui ressemble fortement à la précédente ?
M. Aubry : Tout l'enjeu qui est devant nous aujourd'hui, c'est qu'il faut qu'on sorte de nos schémas de pensée traditionnels. C'est vrai en économie, c'est vrai dans le domaine social quand on parle de lutte contre l'emploi. Je crois qu'aujourd'hui il y a au moins deux choses à faire sur le plan économique. La première chose, c'est effectivement de se demander comment nous pouvons avec nos partenaires européens, discuter avec les pays qui aujourd'hui nous font concurrence, non pas comme le dit P. Séguin en se recroquevillant sur un protectionnisme européen, mais en négociant des accords équilibrés qui leur permettent de se développer et qui en même temps, empêchent ce qui existe aujourd'hui, une concurrence sur de mauvais éléments qui gêne l'ensemble de l'industrie européenne. Certaines d'entre elles, je pense à l'habillement et au textile, ont quasiment disparu. C'est un premier choix. Deuxièmement, je crois que nous avons trop privilégié le capital par la fiscalité par l'ensemble des mesures qui ont été prises et pas assez les salaires. Il faut absolument faire en sorte qu'aujourd'hui, embaucher ne soit pas considéré comme un coût pour les entreprises mais bien comme un investissement, que l'ensemble des charges dans notre pays ne pèsent pas sur la masse salariale. C'est des choix très importants parce qu'ils structurent les choix des entreprises, parce qu'ils changent les perspectives sur ceux qui payent ou ceux qui ne payent pas. Et enfin, je crois qu'il faut qu'on se fixe des priorités sur l'affectation des ressources. On ne peut pas dire à la fois, comme le dit d'ailleurs souvent le gouvernement Balladur, on va faire des efforts sur le logement, sur la ville, sur la formation professionnelle, sur la protection sociale… Il faut faire des choix, la politique c'est faire des choix.
A. Ardisson : Et le choix, est-ce comme le dit P. Séguin, qui devient la référence des deux côtés, mettre l'emploi au cœur des préoccupations et faire en sorte que les autres paramètres économiques s'adaptent après ?
M. Aubry : Bien sûr. Mais quand on a dit cela, on n'a rien dit. Parce que l'emploi c'est d'abord la résultante d'une situation économique. Ce qu'il faut, c'est sortir de nos schémas de pensée. Aujourd'hui il y a des besoins dans notre pays : garder les personnes âgées, garder les enfants, l'environnement, la qualité de vie, la sécurité. Il faut créer des emplois dans ce domaine mais il ne suffit pas de le dire. Pour cela il faut une politique fiscale qui le permette, il faut des choix de consommation des Français qui aillent dans ce sens-là. Là je ne vois absolument aucune mesure dans le cas de ce qu'a fait le gouvernement Balladur qui va dans ce sens-là, même s'ils en parlent. Sur la durée du travail, c'est la même chose. Tout le monde parle de la durée et de l'aménagement du temps de travail. Quand j'entends M. Giraud qui parle de sa loi quinquennale et qui dit qu'il faut réduire la durée du travail, ses propositions, ce sont toutes les propositions qu'il y avait dans les tiroirs du ministère du travail ou plutôt du CNPF depuis des années. Il faut vraiment changer de mode de pensée, ouvrir des perspectives. Il faut que les Français sachent qu'on ne vivra pas demain comme on a vécu aujourd'hui. Il faut que le projet politique soit capable de leur proposer cela.
A. Ardisson : Quand E. Balladur affirme qu'à la fin de l'année, il espère que le chômage sera au moins stabilisé, est-ce que c'est crédible ?
M. Aubry : Cela dépendra de beaucoup de choses. J'en doute un peu. Je l'espère parce qu'aujourd'hui l'augmentation du chômage est telle qu'elle entraîne des désespérances considérables pour un certain nombre de nos concitoyens. Je ne vois pas aujourd'hui comment il pourra en être ainsi s'il n'y a pas un accent plus fort qui est mené sur le développement des emplois de service que j'avais commencé à faire notamment avec les emplois familiaux, avec les contrats emplois solidarité. Et s'il n'y a pas aussi des choix essentiels notamment sur la durée du travail qui sont pris, au-delà des petites mesurettes dont on nous parle. Enfin une politique de formation qui soit active et qui n'abandonne pas les plus défavorisés comme je l'ai vu aujourd'hui dans certaines mesures qui ont été décidées au ministère du Travail. Si tous ces éléments ont lieu et s'il y a de la part de la croissance non pas une relance mais au moins une stabilisation de ce qui se passe, on peut penser qu'on peut arriver à stabiliser mais il reste beaucoup de conditions à remplir.