Article de M. Hubert Curien, ministre de la recherche et de l'espace, dans "Le Monde" du 18 septembre 1992, sur la solidarité scientifique européenne, intitulé "L'Europe des chercheurs".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Monde

Texte intégral

Un appel vient d'être lancé par des scientifiques français de renommée internationale en faveur du « oui » à Maastricht. Il confirme l'engagement européen du milieu de la recherche.

C'est la création du CERN, le Centre européen de recherche nucléaire, qui marque sans aucun doute, en 1953, la première manifestation de la solidarité scientifique européenne. Quarante ans plus tard, le CERN est toujours un puissant pôle d'attraction, non seulement pour les spécialistes de la physique des particules élémentaires qui y viennent de toute l'Europe, mais aussi pour leurs collègues du monde entier. On ne sait pas assez que le nombre des physiciens américains qui travaillent au CERN est supérieur à celui des physiciens européens qui fréquentent les installations comparables situées aux États-Unis.

Le CERN est l'archétype des grands investissements de recherche en Europe. L'Agence spatiale européenne, plus récente, mérite, elle aussi, une mention particulière : elle donne l'exemple de l'évolution d'une institution qui s'adapte à l'avancement des connaissances et des techniques. En 1962, neuf pays européens décident de créer l'ESRO (Organisation européenne de recherche spatiale). Puis, en 1964, six pays créent l'ELDO (Organisation européenne pour la mise au point et la construction de lanceurs d'engins spatiaux). Mais les technologies spatiales progressent vite. Elles exigent aussi une grande fermeté dans les maîtrises d'œuvre.

Instruits par les expériences de l'ESRO et de l'ELDO, les Européens réunissent, en 1975, leurs actions spatiales communes sous le chapeau d'une seule agence, plus structurée, l'ASE (Agence spatiale européenne), qui groupe actuellement treize pays membres. Le principe de l'ASE est original, car permet à chacun de participer à un menu commun, agrémenté par un programme à la carte, où chacun peut s'affirmer selon un profil qui lui est propre C'est ainsi que les Français ont pu et su se faire les champions d'Ariane.

Évolution dans les structures : poursuivons l'exemple. En 1980, il s'avère que le lanceur Ariane est promis à un bel avenir commercial. Il est donc opportun d'en gérer la production et la vente selon les méthodes les plus appropriées. Nous fondons alors la société Arianespace, firme européenne, qui prend le relais avec des méthodes plus proches du marché.

Il était bien naturel que l'Europe de la recherche se construisit par tout où de grands instruments étaient indispensables : la physique des noyaux (Euratom) et des particules (CERN), les sciences et techniques spatiales (ASE), l'astronomie (ESO, qui groupe les pays européens pour l'exploitation de grands télescopes dans l'hémisphère sud), les grandes sources de rayonnement (ESRF, qui, installé à Grenoble, va nous fournir des faisceaux de rayons X remarquablement puissants), mais il nous est aussi apparu qu'une concertation entre les grands établissements chargés de la gestion de la recherche dans nos divers pays pourrait être bénéfique.

Nous avons ainsi créé la Fondation européenne de la science (FES), dont le siège est à Strasbourg Administrativement ultra-légère, la FES est un forum où se rencontrent périodiquement les responsables du CNRS et de l'INSERM en France, de la Max-Planck Gesellschaft en Allemagne, des centres nationaux de recherche britanniques, du CNR italien et de bien d'autres venant de tous les pays de l'Europe de l'Ouest. Ils y comparent leurs méthodes, ils y font part de leurs projets. Ils y développent une politique de « réseaux, européens » sur des sujets en émergence.

L'intérêt des initiative d'académies nationales

Europe des instruments scientifiques, Europe des institutions de recherche, mais aussi Europe des chercheurs. Dans chacun de nos pays, et dans chacune des disciplines (mathématiques, physique chimie, biologie, sciences humaines et sociales…), existent depuis longtemps des « sociétés savantes » qui organisent des réunions spécialisées et éditent des revues, principal support de publication pour les chercheurs. La spécialisation scientifique a conduit bon nombre de ces sociétés à ressentir un isolement dont elles pouvaient utilement sortir en prenant une dimension européenne. C'est ainsi que, par agrégation sans nécessité de fusion, se sont mises en place des associations d'une taille suffisante pour constituer de bons interlocuteurs aux grandes sociétés savantes américaines. La Société européenne de physique, créée en 1968, par exemple, est une entité tout à fait respectable, et respectée.

L'Europe, qui a ainsi ses laboratoires communs, ses « fondations » communes, ses sociétés savantes fédérées, est-elle allée jusqu'à établir une académie ? Oui, plusieurs, même : Academia Europeae est la plus connue, et celle à laquelle je crois pouvoir prédire le meilleur avenir. L'émergence de cette savante compagnie n'enlève rien à l'intérêt des initiatives récentes menées par plusieurs académies nationales de sciences pures ou appliquées pour constituer des fédérations européennes.

L'Europe dont il s'agit, quelle est-elle géographiquement ? Les chercheurs ont pris le parti de travailler, pragmatiquement, à géométrie variable et en configuration ouverte. Du côté de l'Est, les limites ont été progressivement repoussées, et les pays de l'Europe centrale et orientale, ont, dans bon nombre des institutions dont j'ai fait mention, un statut sinon de partenaires, au moins d'associés ou d'observateurs transformable à terme. L'une des mécaniques de coopération technique la plus importante maintenant en Europe est sans doute « Eureka ». Idée française, proposée en 1985, transformée en moins d'un an en réalité européenne : qui dit mieux ? Qu'est-ce qu'Eureka ? « Eu » pour Europe, « re » pour recherche, et, si voulez bien, « ka » pour cas par cas. Eureka est une incitation à l'innovation spontanée. Ce sont les ingénieurs et les chercheurs qui proposent des programmes technologiques et industriels susceptibles de mettre l'industrie européenne en bonne position dans la compétition mondiale. Mais ces propositions, émanant des laboratoires et des industries ne sont reçues que si elles sont multinationales. Raboter les frontières politiques, techniques des fondateurs d'Eureka, Vingt pays (dont la Hongrie) et la Communauté y participent maintenant. Cent nouveaux projets ont, cette année, reçu le label. De l'épuration des eaux à la gravure des microcircuits électroniques, de la voiture propre à l'usine du futur, l'imagination et le savoir-faire ont tout loisir de consommer d'utiles mariages.

Tout cela est bel et bon, mais Maastricht dans tout cela ? Eh bien, oui, la Communauté européenne est bien au centre de nos actions, et je ne connais guère de bons laboratoires européens qui ne soient impliqués dans l'un ou l'autre de ses programmes. Certes, le budget dont la Communauté dispose pour la science et la technologie est encore relativement modeste : 2,5 milliards d'écus par an, en regard des 100 milliards qui se dépensent au total dans les douze pays. Mais il s'agit là d'argent à caractère catalytique, qui induit des réactions, qui initie des coopérations, qui provoque des échanges.

Initialement, les actions scientifiques et techniques de la Communauté étaient restreintes au domaine de l'énergie. C'est Étienne Davignon qui en 1970, mit en place de nouveaux programmes axés d'abord sur l'électronique et l'informatique. « Esprit » a provoqué un changement d'attitude chez de nombreux chercheurs et ingénieurs. Leur carnet d'adresses a muté : il était essentiellement américain, il s'est européanisé. L'Acte unique, en 1987, a donné officiellement droit de cité à la recherche et au développement technologique dans les secteurs autres que celui de l'énergie. Un programme-cadre pluriannuel règle maintenant ces actions. Le troisième de ces programmes a été adopté pour la période 1990-1994.

Et que nous apportera le traité de Maastricht ? En termes généraux, il conforte l'Europe. Elle a encore besoin de fortifiants. Tous ceux qui se sont appliqués, dans l'enthousiasme mais aussi avec patience, à la bâtir le savent. Mais sortons des généralités pour la science et la technologie, le traité apporte quatre nouveautés. Il affirme le rôle de la recherche comme fondement et appui des décisions qui doivent être prises non seulement pour améliorer la compétitivité de l'industrie européenne, mais aussi pour mener une politique moderne en matière d'environnement, d'agriculture et de formation.

Le programme-cadre de recherche et de développement regroupera l'ensemble des actions de recherche menées par la Communauté. Nous aurons ainsi une meilleure lisibilité de l'ensemble de ce secteur.

Le programme-cadre sera codécidé par le conseil des ministres et le Parlement. Ainsi, les élus européens seront directement impliqués dans la procédure de programmation.

On y gagne en démocratie. Pas en complication, car les procédures de mise en œuvre des actions spécifiques au sein du programme-cadre sont allégées.

Voilà de modestes changements, pensera-t-on peut-être. Pour nous, scientifiques, ils sont bien loin d'être minces, car la science, qui était absente du traité de Rome, devient, avec Maastricht, l'une des bases confirmées de la politique communautaire. Et nous, chercheurs, qui avons le privilège de parcourir le monde, nous savons bien, d'expérience, que tout ce qui, comme le traité de Maastricht, conforte l'Europe nous permet aussi d'être plus assurément français.