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Vendredi : Que vous inspire cette nouvelle distinction pour la France ?
Hubert Curien : De temps à autre, bien que rarement, le jury du Nobel décide de couronner un savant qui s'est consacré à l'instrumentation scientifique. Voilà une excellente démarche, surtout lorsque le savant en question est un Français. La science ne peut progresser sans instrumentation et notre reconnaissance doit aller tout spécialement à ceux des chercheurs qui exercent leur talent, voire leur génie, dans ce domaine.
En outre, tout le monde se réjouit que ce choix porte sur Georges Charpak car c'est un homme chaleureux, ouvert, attentif à ce qui l'entoure, qui a toujours essayé de faire passer le plus vite possible les résultats de ses recherches dans le patrimoine commun.
Vendredi : Le fait que son invention soit entrée dans le domaine industriel, notamment en biologie, vous semble-t-il décisif ?
Hubert Curien : Les détecteurs de particules, objet de ses inventions, bien qu'étrangers au grand public, sont extrêmement répandus dans les laboratoires qui, soit étudient directement les particules, soit les utilisent pour scruter la matière, inerte ou vivante. D'ailleurs, beaucoup de savants de notre génération glissent progressivement de la physique vers la biologie car ils se sentent maintenant mieux armés pour expliquer la matière la plus complexe qui soit, la matière vivante.
Vendredi : Georges Charpak a travaillé plus de trente ans au CERN (1) …
Hubert Curien : En effet. Cette organisation européenne, créée en 1954, est un haut lieu de la recherche, le plus grand laboratoire de physique des particules du monde. Son importance tient non seulement à l'effort commun des 18 États européens membres mais également à son ouverture aux scientifiques du monde entier. C'est un prototype, un pôle d'attraction et d'échanges de savoir, un exemple de réussite et d'efficacité de la coopération européenne.
Vendredi : Georges Charpak, comme Pierre-Gilles de Gennes, travaille à l'ESPCI (2), peu considérée jusqu'alors.
Hubert Curien : C'est un peu vrai. Mais je crois bien que j'avais décidé de lui accorder des dotations spéciales avant même que Pierre-Gilles de Gennes n'ait eu le prix Nobel, parce que je savais qu'il le méritait. La France est le quatrième pays au monde pour la part de PIB qu'elle accorde à la recherche et, si l'on ne tient compte que de la recherche fondamentale, elle est le second. L'effort de l'État est donc très important et on aurait tout à gagner si son exemple était encore plus suivi par les industriels pour ce qui est de la recherche appliquée et du développement.
La chambre proportionnelle multifils, la gloire de Georges Charpak, tenait avec du « scotch », on se demande alors quelle est la part des moyens financiers.
L'argent est une chose, l'imagination en est une autre. Il faut en général d'assez gros moyens pour aller jusqu'au bout de la mise en œuvre d'un procédé ou d'un produit, mais, au départ, c'est surtout l'imagination qui compte. Les physiciens qui ne savent pas bricoler ne sont pas les plus productifs. Sans imagination, on ne fait absolument rien de grand ; sans argent, on en fait nettement moins et on le fait beaucoup moins vite.
(1) Laboratoire européen de la physique des particules, à l'origine, Centre européen de recherche nucléaire.
(2) École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris.