Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 30 juin 1998, sur l'assassinat de Lounes Matoub en Algérie, les relations franco-algériennes, la gravité de la situation au Kosovo, le voyage de M. Clinton en Chine et la politique africaine de la France.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach
Aujourd'hui on a l'impression que les sujets chauds ne manquent pas dans un monde qui paraît devenir fou et incontrôlable. Prenons l’Algérie : un poète assassiné, L. Matoub. La France a dénoncé le crime. La France sait-elle qui a tué ?

H. Védrine
- « Non, nous n’en savons pas plus que les Algériens, mais ce crime me paraît signé et me paraît revendiqué. De toute façon, c'est une démarche de haine contre la liberté, de haine contre la revendication du pluralisme, contre le courage qu’avait cet homme et qui était revenu chanter contre la barbarie dans son pays. »

J.-P. Elkabbach
Le gouvernement algérien décide - et c'est son droit - d'arabiser le pays : le projet de loi qui impose la langue arabe serait d'ailleurs rédigé en français. Bientôt disparaîtront la langue et la culture kabyles, la langue et la culture française. Votre commentaire ?

H. Védrine
- « Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C'est une décision de souveraineté interne. »

J.-P. Elkabbach
Il n'y a rien à faire ?

H. Védrine
- « Sur le plan général - indépendamment du cas de l’Algérie, sur lequel j’estime que je n'ai pas à me prononcer -, sur le plan de la vie du monde, sur le plan du dialogue des cultures, ce que nous souhaitons c'est qu'un maximum de peuples connaissent un maximum de langues qui les mettent en communication les uns avec les autres. Et quand nous sommes si actifs par rapport à la francophonie c'est parce que nous pensons que c'est un instrument d’échanges, de coopération et, là aussi, de liberté. »

J.-P. Elkabbach
Demander que la langue française continue d'être appliquée, ce n'est pas une revendication coloniale, c'est une revendication de pluralisme dans la société algérienne, comme ailleurs ?

H. Védrine
- « Je n'exprime aucune revendication, ni aucun commentaire. Je faisais un commentaire général sur la francophonie mais c'est aux Algériens de décider ce qui se passe chez eux. »

J.-P. Elkabbach
Deux autres précisions sur l’Algérie : le gouvernement français a promis la réouverture réelle de ses trois consulats en Algérie. Quand ?

H. Védrine
- « Nous étudions les conditions pratiques pour le faire dans une situation parfaite à la fois sur le plan de la sécurité et sur le plan de l'accueil des gens, puisque d'une façon plus globale, ce gouvernement a entrepris d’humaniser… »

J.-P. Elkabbach
Cela veut dire que vous n’ouvrez pas.

H. Védrine
- « Cela veut dire que l'objectif est d'ouvrir et que dans l'immédiat nous avons commencé à réaugmenter le nombre des visas accordés mais nous le faisant à partir de notre service des visas à Nantes, dans le cas algérien. Mais l'objectif est clairement d'ouvrir dès que nous pourrons. »

J.-P. Elkabbach
1998, 1999 ?

H. Védrine
- « Je ne peux pas fixer de dates, c'est une question d'appréciation générale de la situation. Mais le mouvement a vraiment commencé et je pense que cette année nous irons au-delà du doublement des visas par rapport à la situation que nous avons trouvée en arrivant. »

J.-P. Elkabbach
Après quatre ans d’absence, Air France va-t-elle reprendre ses vols avec l’Algérie ?

H. Védrine
- « C’est l'objectif. Là aussi, il y a un certain nombre de problèmes à régler encore. Notre objectif est vraiment de défendre, de préserver, de rebâtir la relation franco-algérienne de demain sur tous les plans, y compris sur le plan aéronautique. Il correspond à l’avenir. Il ne faut pas penser qu'à la tragédie dans ce pays, il faut penser à l'Algérie comme partenaire et comme voisin d’avenir. »

J.-P. Elkabbach
Il faut d'abord sortir de la tragédie.

H. Védrine
- « Ils en sortiront. »

J.-P. Elkabbach
Et peut-être l’aider ?

H. Védrine
- « Ils en sortiront. »

J.-P. Elkabbach

Ah oui, quand ?

H. Védrine
- « Je ne sais pas mais je suis sûr qu'ils en sortiront. »

J.-P. Elkabbach
Il faut croiser les doigts alors. Vous venez de rentrer et un peu plus tôt d’Afrique où vous accompagniez le Président de la République à cause du Kosovo. Milosevic ne tient pas ses promesses à B. Elstine, et relance en ce moment son offensive et sa répression. Le Kosovo, est-ce que c'est une deuxième Bosnie, une Bosnie bis ?

H. Védrine
- « Non, ce n'est pas tout à fait comparable, mais quand je dis cela, cela peut être également plus grave. Le potentiel de déstabilisation de la situation au Kosovo peut s'avérer être une poudrière pour l’Europe. Et c'est pour cela que tous les pays d'Europe et les grands pays dits du groupe de contact - Européens, Etats-Unis, Russie - sont à ce point mobilisés sur l'affaire du Kosovo depuis début mars et que nous employons tous les moyens possibles - encore que tous n'ont pas été complètement employés jusqu'à maintenant - pour obtenir une négociation politique qui aboutisse à donner au Kosovo l'autonomie la plus large possible. »

J.-P. Elkabbach
Pas l'indépendance mais l'autonomie de la plus large ?

H. Védrine
- « L’indépendance peut entraîner un mouvement de déstabilisation de toute cette région des Balkans qui a déjà énormément souffert. Et ce n'est pas la bonne solution qu’il y ait une fragmentation sans fin en micro-Etats déstabilisants, compte tenu du fait qu’il y a des relations avec des minorités dans des pays voisins etc. Donc, il y a une contagion. Personne ne soutient cela. Par contre, il faut une autonomie véritable, substantielle, qu'on n’a pas voulu définir a priori parce que c'est à eux de la définir entre Kosovars et Serbes. Mais il faut que la négociation existe et qu'elle s’engage ; il faut que la répression cesse et il faut que les provocations et les incitations à la répression cessent aussi. Donc, il y a une pression qui a été exercée des deux côtés et peut-être que quelques nuances peut être préjudiciables ce sont faites entendre ces derniers jours. Au sein du groupe de contact il faut qu'il restaure son unité. »

J.-P. Elkabbach
Puisqu'il n'y a pas de négociation, la perspective c'est la guerre ? Ou une intervention militaire, même sans le feu vert de l’ONU ?

H. Védrine
- « La guerre est ce qu'il faut éviter. Il faut trouver la solution sans la guerre. L'intervention si c'est nécessaire pour forcer la solution, on ne peut pas écarter cette hypothèse. D'ailleurs on l’a fait étudier à l'OTAN depuis des semaines. Nous pouvons passer par une décision du Conseil de sécurité. Mais tout est étudié. Nous pouvons, c'est une option, elle est sur la table. »

J.-P. Elkabbach
B. Clinton en Chine : pour vous, est-ce que déjà un succès ce voyage ?

H. Védrine
- « Ce n'est pas à moi d'en juger, c'est aux Chinois et aux Américains, mais je crois que c'est une juste politique - qui est d'ailleurs celle de la France, devenue celle de l’Europe - qui est d'intégrer la Chine. Il faut que la Chine se sente une composante du système mondial actuel. C'est la meilleure façon d’aider ce pays a évolué plus vite et notamment dans les domaines politiques et démocratiques qui nous intéressent. »

J.-P. Elkabbach
Qu'est-ce que défend le mieux Clinton à Shanghai, ce matin, ou hier à Pékin : les droits de l’homme ou le commerce américain ? Ou alors cela va ensemble désormais, c'est un couple pervers et indissociable ?

H. Védrine
- « Non, ce n'est pas un couple pervers. L'idée est celle de l’évolution. Aucun pays, y compris les pays occidentaux n’a défendu les droits de l’homme complètement du jour au lendemain. C'est une évolution globale, politique, économique et sociale qui finit par rendre insupportable le fait que les droits de l'homme ne soient pas respectés parce que sinon la société ne peut plus respirer même. Donc, nous voulons inciter la Chine à aller dans cette direction par le dialogue politique mais je souligne que c'est la France et le Président Chirac en premier lieu, puis les autres Européens qui ont ouvert la voie de cette politique par rapport à la Chine qui est certainement plus efficace qu'une dénonciation, disons, rituelle. »

J.-P. Elkabbach
Après Clinton et ce qu'il a fait puisqu'il a osé parler devant le Président chinois, à la télévision en direct, de la marée montante de la liberté, rappeler les massacre de Tiananmen, vous dites que le Président Chirac a ouvert le dossier des droits de l'homme mais maintenant la barre…

H. Védrine
- « J’ai dit qu'il avait ouvert cette approche de la question chinoise. »

J.-P. Elkabbach
La barre tellement élevée que… que devra faire en septembre prochain, à Pékin, Lionel Jospin ?

H. Védrine
- « Ce n'est pas une question de barre. Je suis convaincu que le Premier ministre fera, à Pékin, un voyage aussi réussi et aussi utile que celui qu’il vient de faire aux Etats-Unis. Le travail consistant à ce que la France soit présente, qu'elle soit écoutée par les Chinois et qu'il y ait un vrai dialogue politique, qu’en même temps les entreprises françaises développent leur influence, que l’échange culturel augmente, c'est un travail qui est a mener constamment. Il ne faut pas qu'il y ait un voyage et après plus rien. Donc, le Premier ministre prendra sa part de cette tâche et je suis convaincu que ce sera un voyage très important. C'est fin septembre. C'est un acte, notre politique. Donc, nous allons le poursuivre. »

J.-P. Elkabbach
En Afrique aussi, je suppose. Le Président de la République est, ce matin, en Angola. Le pays a des réserves en diamant, en pétrole. Les Français ont-ils ou auront-ils leur part dans l'exploitation de ces ressources et d'autre part, on voit bien que Jacques Chirac connaît l’Afrique, la respecte, l’adore. Le voyage africain et en Afrique du Sud donne-t-il des résultats ?

H. Védrine
- « Pour la France, les questions africaines, c'est ouvrir la politique française à l'ensemble du continent. Je résume cela en disant : fidélité à nos partenaires traditionnels et ouverture à tous les autres, et en optant pour une politique qui ne cesse d'évoluer et de s’adapter. C'est très important parce qu’eux-mêmes le demandent. Il y a quelques mois, j'avais été en Afrique du Sud et ils m'avaient dit : aidez-nous à apprendre le français parce que nous avons besoin de pouvoir parler à ce gros tiers de l'Afrique qui parle français. Aujourd’hui, on ne peut plus avoir une approche de l'Afrique par tranches de camembert. Cela forme un tout. C'est un continent dans son entier et cette politique du Président en Afrique australe est l’illustration de cette ouverture, de cette démarche française. Comme je crois que l'Afrique a de l'avenir et qu'il faut la traiter comme un continent normal dans le sens positif du terme, je crois que c'est une très bonne chose et vous verrez, nous allons continuer cette politique française par rapport à l'ensemble de l’Afrique. »

J.-P. Elkabbach
Le nouvel académicien, R. Rémond, disait hier dans les Echos qu’à la différence de G. Pompidou, J. Chirac n'est pas un conservateur. C'est votre avis ?

H. Védrine
- « Je ne me permettrai de faire des commentaires sur le Président de la République. »

J.-P. Elkabbach
Vous le voyez ?

H. Védrine
- « Oui, constamment. »

J.-P. Elkabbach
Et alors ?

H. Védrine
- « Ce n'est pas dans mon rôle de faire des commentaires sur le Président de la République. »

J.-P. Elkabbach
Même pour dire que ce n'est pas un conservateur ou que s’en est un ?

H. Védrine
- « Non. »

J.-P. Elkabbach
J. Pilhan vient de mourir. C'était un stratège en politique et en communication, longtemps auprès de François Mitterrand, puis de Jacques Chirac qu’il a suivi, apparemment, jusqu'à la fin de sa maladie. Vous avez connus le discret J. Pilhan et travaillé avec lui.

H. Védrine
- « J’ai très bien connu J. Pilhan dans toutes les années où F. Mitterrand était Président de la République et où il faisait appel aux analyses, aux propositions, à la capacité d’écoute de J. Pilhan. Il a eu, après le départ de F. Mitterrand de l’Elysée, une démarche politique qui a surpris ou déconcerté certains mais ce n'est pas à cela que je veux penser aujourd’hui. Je voudrais dire que c'est un des hommes les plus subtils que j'ai rencontré de ma vie. Une capacité de compréhension, une capacité de finesse, une capacité pour deviner, pour radiographier dans les pensées, dans les démarches. Il a une façon de mêler les éléments les plus denses de la psychologie, de la politique qui marquait. J'ai été très marqué par cette relation et je peux dire par cette amitié. »

J.-P. Elkabbach
Je vois que l'on peut être ministre des affaires étrangères, blindé, cynique quand il le faut et ému.

H. Védrine
- « Non, pourquoi cynique ? Simplement quand vous ne travaillez pas sur le monde tel qu’il est mais sur des chimères, vous êtes condamné à l’inefficacité. J'essaye de travailler sur le monde tel qu'il est, qui est bien compliqué le plus légitimement possible. »

J.-P. Elkabbach
Qui échappe ou que l'on peut contrôler ?

H. Védrine
- « On peut contrôler si on s’y prend bien et si on part des réalités telles qu'elles sont et si on ne relâche pas l’effort une seconde. »