Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, à Europe 1 le 25 mai 1998, sur la cohabitation, la durée du mandat présidentiel, L'Alliance RPR - UDF, le cumul des mandats et la rémunération des députés.

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Média : Emission Journal de 8h - Europe 1

Texte intégral

M. Tronchot
Comment trouvez-vous l'atmosphère politique en ce moment ? Cela vous convient, ou on est au-delà de ce qui doit être le débat démocratique ?

L. Fabius
– « De toutes les manières, dans 10 jours, on ne parlera plus de politique jusqu'au mois de septembre. Même à partir d'aujourd'hui, puisqu'il y a Roland Garros. Après le foot, après le Tour de France et après la Coupe d'Europe d’athlétisme. »

M. Tronchot
La politique, c'est parfois du sport aussi !

L. Fabius
– « Non, mais je trouve que, d'une façon générale, la politique qui est menée actuellement est satisfaisante, même bonne. En même temps, l'atmosphère politique générale est assez nauséabonde. »

M. Tronchot
Vous en voyez des vertes et des pas mûres, en tant que président de l'Assemblée nationale dans l'hémicycle ?

L. Fabius
– « Non, cela se passe plutôt bien. A quoi faites-vous allusion ? »

M. Tronchot
La semaine dernière, par exemple : une mise en cause personnelle du Premier ministre par certains députés de l'opposition, répétée le lendemain. Cela donne un mauvais climat.

L. Fabius
– « Oui, mais on peut juger très sévèrement tel ou tel aspect, mais je crois qu'il faut prendre un peu de distance par rapport à tout cela : le Parlement est quand même le lieu où la parole doit s'exercer. Et quand vous regardez un peu historiquement ce qu'à été la tradition du Parlement, aujourd'hui, c'est plutôt un lit de roses. »

M. Tronchot
On a parlé d'un accès de fièvre ou d'une brusque tension dans la cohabitation. A chaque fois, on s'en émeut comme si on venait brusquement d'amener un éléphant dans un magasin de porcelaines. Cet agacement réciproque entre le Premier ministre et le Président de la République n'est pas la preuve que cette cohabitation est décidément intrinsèquement mauvaise ?

L. Fabius
– « Si vous prenez la cohabitation telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, on a affaire à deux personnalités principales – M. Chirac et M. Jospin – qui sont deux hauts responsables et qui ont tout à fait le sens de l'intérêt de l'Etat. Je pense que même s'il y a tel ou tel prurit ici ou là, cela se passe aussi bien que cela peut se passer. Maintenant, si c'est la question de fond : est-ce que la cohabitation est un bon système ? Les français, paraît-il, adorent cela. Moi, je suis d'avis un peu différent. Parce que je crois que cela brouille la notion de responsabilités. A partir du moment où on ne sait plus exactement qui fait quoi, eh bien, cela ne correspond pas à ma conception personnelle de la démocratie. Je pense qu'on aurait un système bien meilleur si vous aviez un Président de la République et une majorité parlementaire pour cinq ans, et ensuite au bout de cinq ans, ou bien cette majorité a réussi et on la reconduit, ou bien cette majorité n'a pas réussi et on prend l'opposition. Mais cela suppose évidemment un changement constitutionnel, dont ont parlé plusieurs présidents de la République, mais qui n'a jamais été opéré, qui est la réduction du mandat à cinq ans. Cela n'est pas d'actualité, on ne va pas en parler aujourd'hui, mais si on veut avoir un système qui soit plus clair, où la responsabilité démocratique soit mieux affirmée, je pense qu'il faudra aller vers un mandat présidentiel de cinq ans et une cohérence entre majorité parlementaire et majorité présidentielle. Cela sera plus sain. »

M. Tronchot
Quand un ministre du Gouvernement, Garde des sceaux de surcroît, rappelle que le Président de la République est, dans certaines conditions, un citoyen normal, que la Justice peut entendre, elle est dans son droit ? Du point de vue de l'opportunité, elle a raison de le faire ?

L. Fabius
– « Je pense que L. Jospin a fait sur ce point des rappels utiles. »

M. Tronchot
Aussi bien à M. Bartolone – un de vos proches – qui, lui, laissait entendre tout haut que des élections présidentielles étaient, à son avis, à attendre.

L. Fabius
– « Des élections, il y en aura un jour, mais je pense que les ministres ont des charges très importantes, s'occupent très bien de leur département ministériel. Il n'est pas nécessaire d'avoir des considérations générales qui dépassent telle ou telle compétence. »

M. Tronchot
Quel regard vous portez sur l'Alliance RPR-UDF ? Vous avez l'impression de voir un bateau qui coule ou un immeuble en construction ?

L. Fabius
– « Je vois cela avec sympathie, avec prudence. Sympathie parce que je pense qu'il n'est pas bon que dans un système démocratique, l'opposition soit en décapilotade. Certains disent : oui, mais vous êtes de gauche et vous devriez vous réjouir que la droite soit en mauvaise posture. Je ne suis pas sur cette ligne-là. Je me réjouis beaucoup que la gauche soit en bonne forme, amis je pense qu'il faut qu'il y ait une droite républicaine qui soit solide. De ce point de vue-là, je vois les choses avec sympathie. Je vois les choses avec sympathie parce que, si j'ai bien compris, c'est une tentative qui est faite pour que la droite républicaine puisse résister par rapport à la droite collaborationniste, collaborationniste avec le Front national. Je vois cela en même temps avec prudence parce qu'il y a, évidemment, beaucoup d'inconnues. D'une part : quelles sont les structures exactes, quel sera le programme de cette future Alliance qui n'en est qu'à ses balbutiements, quels sont les hommes, et d'autre part, est-ce que vraiment cette Alliance, si elle voit le jour, résistera aux sirènes du front national. Il y a quand même là des ambiguïtés qu'il faut dissiper. Parce que, si j'ai bien compris, il y a un certain nombre de membres potentiels de cette Alliance qui aimeraient bien, quand même, faire – sans mauvais jeu de mots – alliance avec le Front national. Mais je pense que tout ce qui peut permettre dans une société démocratique d'avoir une majorité forte et une opposition qui soit en bonne posture, cela va dans le bon sens. »

M. Tronchot
Le projet de loi sur le cumul vient demain à l'Assemblée nationale, vous y êtes favorable ?

L. Fabius
– « Oui. »

M. Tronchot
Pourquoi ? Après tout, parce que ce n'est pas le cumul qui est condamnable en soi, c'est l'usage ou l'abus qu'on peut en faire ?

L. Fabius
– « L'idée centrale, au fond, elle est assez simple : les journées n'ont que 24 heures et même si, comme chacun sait, les députés et les sénateurs sont des surhommes, ils ne peuvent pas exercer cinq mandats à la fois. D'ailleurs, ils ne peuvent déjà pas exercer cinq mandats à la fois puisque le Gouvernement que je présidais il y a quelques années avait limité les cumuls. Mais on veut faire un pas supplémentaire, et je pense qu'on a raison dans la mesure où cela permettra de mieux s'occuper des fonctions que chacun a évidemment, dès que l'on a dit cela, on voit bien des limites, il faut que, pour ce qui est des parlementaires, ils gardent les pieds sur le sol : parce que rien ne serait pire que d'avoir des parlementaires qui auraient une vision purement nationale et théorique, et qui n'auraient pas de base locale. Et il faut aussi que les élus locaux puissent avoir les moyens de travailler. »

M. Tronchot
C'est-à-dire que vous, vous êtes favorable à une augmentation des rémunérations, par exemple, des maires ?

L. Fabius
– « Ce 'est pas tellement une question de rémunération, mais si vous voulez… »

M. Tronchot
Cela ne risque pas d'être populaire cela, à l'heure où les rapports entre la politique et l'argent sont ce qu'ils sont ?

L. Fabius
– « Je le sait bien ! Mais la démocratie a un coût. Et à propos des rapports entre la politique et l'argent, je vais vous raconter une petite anecdote : au début du siècle, on s'est posé la question – à l'époque, l'indemnisation des députés était tout petite – est-ce qu'il faut que cette indemnité soit revalorisée. Alors, il y avait des gens qui disaient oui, et d'autres qui disaient : mais non, non, il faut que cela soit gratuit. Et il y a un député qui est monté à la tribune et qui a dit, gratuit, ce serait beaucoup trop cher. Et lui, je crois qu'il avait tout compris. Si vous voulez que les élus accomplissent leurs fonctions correctement, ce n'est pas pour faire fortune, s'ils veulent faire fortune, ce n'est pas dans cette branche-là qu'ils doivent aller. Mais il faut qu'ils soient traités correctement. Je ne dis pas somptuairement, pas du tout, mais correctement. C'est tout. »