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Le big bang, au-delà de la gauche
Par Bernard Stasi
Vice-président du CDS et député-maire d'Épernay, Bernard Stasi réagit aux propos de Michel Rocard et en tire les leçons pour l'ensemble de la classe politique.
Est-il possible de saluer la lucidité de Michel Rocard sans être aussitôt accusé d'accourir à son appel ? Je prends en tout cas le risque. Oui, le candidat naturel du PS à l'élection présidentielle a eu le mérite de comprendre que son parti était hors d'usage.
Il n'était peut-être pas nécessaire d'être grand clerc pour s'en rendre compte, mais il fallait avoir du courage pour le dire. Du courage, parce que ce constat de décès, solidement argumenté et hautement médiatisé, ne pouvait manquer d'exaspérer le fondateur du parti d'Épinay (il est vrai qu'au point où en sont les relations entre les deux hommes…) et d'irriter ceux qui dirigent actuellement le parti et qui s'efforcent en permanence de maquiller le cadavre. Cette déclaration risque aussi d'affaiblir tous ceux qui, les 21 et 28 mars prochains, porteront les couleurs défraîchies d'un parti qui apparaît désormais, aux yeux de tous, comme un parti en sursis…
Il arrive, en vérité, une fâcheuse aventure à Michel Rocard. Depuis de très nombreuses années, avec une obstination digne d'éloges et malgré toutes les embûches sur son chemin, il se bat pour être consacré comme le candidat du PS à l'élection présidentielle. Et voici qu'au moment où il arrive au terme d'un éprouvant parcours du combattant, au moment où le PS se donne enfin à lui, il s'aperçoit qu'il ne tient dans ses bras qu'un parti en loques.
Michel Rocard ne se contente pas de faire ce constat. Il pousse plus loin son analyse : si le PS est en état de déliquescence, ce n'est pas seulement en raison des échecs de la politique suivie depuis 1981 et des affaires qui ont éclaboussé son image. C'est aussi parce que, conçu dans une société organisée autour des rapports de classes, où les individus sont prédéterminés par leur place dans le système de production, le socialisme n'est plus en phase avec une société où les groupes sociaux ont éclaté.
Autrement dit, non seulement le PS est moribond, mais le socialisme doit être jeté à son tour dans ces poubelles de l'Histoire qui, depuis quelques années, débordent d'idéologies obsolètes et de rêves fracassés.
On peut s'étonner qu'il ait fallu attendre si longtemps pour entendre un haut dignitaire du socialisme français proclamer solennellement ce verdict. S'étonner aussi que celui qui le prononce déclare, tout aussitôt, qu'il restera socialiste jusqu'à la fin de ses jours. Dernière concession à la langue de bois ou ultime fleur déposée avec nostalgie sur une tombe ? Nul ne peut cependant nier qu'il s'agit là, pour la gauche française, d'une date importante.
Certes, le PS n'a pas attendu le discours de Montlouis pour larguer, sans trop le dire, ses amarres idéologiques et pour dériver, dans sa pratique bien davantage que dans son discours, vers une social-démocratie molle, aux contours indécis et sans horizon.
Mais si elle répond à l'appel de Michel Rocard, la gauche socialiste, libérée désormais de tout tabou et de tout carcan idéologique, va s'efforcer de rattraper le temps perdu, de courir après la modernité, de chercher à comprendre et à épouser un siècle qui s'éloignait chaque jour davantage de ses dogmes, de ses fantasmes et de ses rêves. Ce serait une bonne nouvelle pour la gauche. Une bonne nouvelle aussi pour la politique française.
Au cours de ces toutes dernières années, le vide idéologique, la panne d'imagination et la décomposition morale qui ont de plus en plus gravement affecté le PS ont porté atteinte, non seulement à l'image de la politique dans notre pays, mais aussi à la qualité de notre débat démocratique.
En politique comme au tennis, pour bien jouer, il faut avoir, en face de soi, un adversaire qui soit capable de donner une bonne réplique. Face à un PS qui se contente, aujourd'hui, de défendre, avec plus ou moins de conviction, un bien médiocre bilan et de brandir, sans la moindre crédibilité, la menace d'une agression contre les acquis sociaux en cas de victoire de l'opposition, celle-ci n'a nul besoin de forcer son talent. Il en résulte une campagne un peu morne, qui ne soulève guère l'enthousiasme des citoyens. Cette absence de stimulation empêche peut-être l'UDF et le RPR de se laisser aller à des promesses démagogiques. Elle n'en est pas moins fâcheuse pour la motivation des électeurs.
II est sans doute trop tard pour sauver la campagne qui va bientôt s'achever avant même d'avoir commencé, mais il est, me semble-t-il, salutaire que, dans les mois à venir, la future majorité, qui pourrait se laisser griser par une victoire trop facile et trop massive, ait en face d'elle, pour la contester et la stimuler, une gauche sortant progressivement de sa torpeur et se débarrassant de ses archaïsmes.
Est-il besoin d'ajouter que, si la gauche entreprend sa rénovation, dans ses structures comme dans ses idées, le centre et la droite devront prendre garde à ne pas se laisser distancer, à ne pas se laisser "ringardiser" ?
Sa prévisible accession au pouvoir, dans moins d'un mois, doit donner l'occasion à la future majorité de manifester clairement sa volonté de rénovation et d'ouverture. Ayant renoncé officiellement, dans son "projet pour la France", aux dogmes de l'ultralibéralisme qui avaient enivré quelques-uns de ses esprits les plus brillants, elle devra montrer que, contrairement à la gauche, elle est capable d'utiliser les mécanismes du marché pour lutter contre les exclusions et pour réduire les inégalités.
Elle devra aussi, sans attendre, entamer le dialogue avec toutes les forces politiques du pays conscientes de la nécessité d'entreprendre les profondes réformes qu'exige l'état de notre pays. Et tout particulièrement avec les courants qui expriment à la fois le rejet d'une certaine façon de faire de la politique et les nouvelles exigences des Français pour tout ce qui touche à leur environnement - ces courants qui risquent d'être frustrés de ne pas avoir obtenu un nombre de députés correspondant à leur audience dans le pays.
La future majorité devra aussi faire comprendre très vite que, pour elle, le temps est révolu où la majorité au pouvoir se croyait autorisée à accaparer les moyens de l'État à des fins partisanes. Sans nécessairement remettre en cause les partis qui la composent, elle devra aussi montrer sa capacité à vivre son pluralisme avec sérénité et tolérance, à accepter comme une richesse les différentes sensibilités qui s'y expriment, à se garder aussi bien de tout esprit de revanche vis-à-vis de la nouvelle opposition que de toute volonté d'hégémonie en son sein.
C'est au prix de ces efforts que nous empêcherons la déflagration provoquée par le big bang rocardien de déstabiliser, au-delà des frontières de la gauche, l'ensemble du paysage politique français.