Texte intégral
Le Monde : Depuis 1981, la gauche a semblé partagée entre plusieurs tentations contradictoires : celle de l'égalitarisme et de la démocratisation (portée par Alain Savary et vous-même), celle de l'élitisme, fût-il républicain, de M. Chevènement, ou celle du libéralisme exprimé par M. Cresson. La gauche est-elle en panne de projet éducatif ?
Lionel Jospin : Je ne me suis jamais posé les problèmes dans ces termes. À partir du moment où on partage un certain nombre de valeurs, comme l'égalité des chances, la défense du service public ou la nécessité d'accueillir l'ensemble des élèves, la question du projet éducatif se règle dans les actes, pas dans des références à des catégories toutes faites. En réalité, vous avez des problèmes et vous essayez d'y apporter des solutions concrètes, pragmatiques. Si je devais caractériser les années Jospin d'une formule, je dirais qu'on a, enfin, pu s'occuper des problèmes d'éducation. En y mettant les moyens, en veillant à la qualité.
Le Monde : Cela signifie-t-il que les gouvernements de gauche, entre 1981 et 1986, ont perdu leur temps en débats doctrinaux ?
Lionel Jospin : Alain Savary, même s'il a travaillé intelligemment sur la rénovation des collèges, lancé les zones d'éducation prioritaires (ZEP) et engagé les premières réflexions sur les contenus, a été accaparé par la querelle public-privé. Quant à Jean-Pierre Chevènement, il est arrivé pour solder cette querelle et rassurer l'opinion; il a juste eu le temps de poser quelques jalons concrets et sérieux, comme la création des bacs professionnels. À partir de 1988, on est entré dans une autre période, moins dominée par les débats idéologiques et avec la durée nécessaire pour traiter dos problèmes qui ne l'avaient pas été, comme la crise du recrutement des enseignants et leur formation, la rénovation du lycée, l'introduction des cycles dans le primaire ou l'expansion du système universitaire.
Mais il est vrai que la gauche a d'abord soldé les années cinquante et soixante. On est arrivé au pouvoir, en 1981, avec, à l'esprit, les dix millions de pétitionnaires qui s'étaient mobilisés en 1959 contre la loi Debré sur l'enseignement privé. On a cru que l'histoire s'était arrêtée là et qu'on allait la reprendre au même point et rétablir l'équilibre en faveur du service public. On s'est n'avait plus, comme vingt ans rendu compte, trop tard, qu'on auparavant, dix millions de personnes prêtes à se mobiliser en faveur de l'école publique. Autant je pense que la laïcité reste une valeur tout à fait fondamentale contre une remontée éventuelle des intégrismes ou une affirmation trop forte des particularismes, autant la querelle historique entre école publique et école privée me paraît terminée. Même si je préfère l'école publique.
Le Monde : Les accords Lang-Cloupet marquent donc un point final ?
Lionel Jospin : Personnellement, je n'aurais pas été aussi loin. Et je crains que la droite ait l'intention de s'attaquer à la loi Falloux. Donc de relancer les choses.
Le Monde : En dehors de la querelle avec le privé, le bilan de la gauche apparaît pour le moins mitigé : la revalorisation n'a pas estompé le malaise des enseignants ni empêché leur divorce d'avec la gauche. Et l'enseignement de masse n'a pas permise de bousculer les hiérarchies scolaires et sociales…
Lionel Jospin : Le bilan qui est le mien est bon. Et le critère de jugement ne peut être seulement le malaise des enseignants. La revalorisation, on l'a faite parce qu'elle était juste et nécessaire, pour faire face à la crise de recrutement, et pas pour sceller ou renouveler une espèce de pacte historique entre la gauche et les enseignants. Mais la revalorisation – qu'il faudra poursuivre – ne pouvait pas estomper le malaise global des enseignants, qui est lié à la difficulté du métier de professeur et à l'hétérogénéité croissante des élèves. En outre, les relations entre les enseignants et la gauche dépassent largement le champ de la politique éducative. S'il y a divorce, cela relève plutôt du style du pouvoir, des affaires, du chômage, bref, d'un éloignement sur des valeurs.
Quant à l'enseignement de masse, il est encore à digérer. C'est un mouvement irréversible et on est sans doute les premiers à avoir apporté des solutions pour faire bouger les hiérarchies scolaires, en revalorisant les filières professionnelles, au lycée comme à l'université, en multipliant les passerelles, en ouvrant la voie à la validation des acquis professionnels, en renforçant les moyens des académies négligées depuis longtemps, ou encore en ouvrant le dossier du lycée qui était en panne depuis vingt ans.
Reste, en réalité, un problème que je n'ai pas eu le temps d'aborder de front : celui des élèves en grande difficulté, qui ne peuvent pas réussir dans le système scolaire classique et qui ont exclus de l'école. On voulait l'aborder sous des formes originales avec Martine Aubry, mais j'ai quitté le gouvernement avant d'avoir pu le réaliser.
Je ne pense pas que l'école, à elle seule, puisse remettre en cause les hiérarchies sociales. L'école n'épouse plus autant ces hiérarchies, comme c'était le cas depuis si longtemps. Mais elle ne peut, à elle seule, les effacer. Elle est désormais remplie de la diversité sociale, et le problème est de savoir comment on traite cette diversité. Nous avons ouvert des pistes concrètes. D'autres y reviendront, à gauche comme à droite. Car je ne vois pas où est l'alternative. Si c'était le retour en arrière vers un système scolaire fondé sur l'exclusion, ce serait un formidable traumatisme. Qui en prendrait le risque ?
Le Monde : Vous aviez dit, en 1990, que vous aviez le sentiment de jouer "une dernière chance" d'éviter l'éclatement du système éducatif face à la pression des conservatismes et des corporatismes. Cette chance a-t-elle été saisie ?
Lionel Jospin : Les pressions sur le système, les corporatismes du milieu, les divisions syndicales constituent autant de freins puissants à la rénovation. La seule voie praticable était celle d'une démarche réformatrice et évolutive. C'est celle que nous avons adoptée, et il est intéressant de voir ce que disent ceux qui veulent être nos successeurs. Il est d'ailleurs symptomatique que la droite ait été obligée d'abandonner, peu à peu, ses critiques véhémentes et ses positions les plus irresponsables. En somme, ils n'ont pas osé aller devant des électeurs avec leurs véritables positions face aux nôtres. C'est une forme d'hommage qu'ainsi ils nous rendent.