Texte intégral
Il faut cesser de négliger le social au profit de l'économique et réintroduire les problèmes du monde du travail dans le débat d'idées comme dans la réflexion politique
Il est plus que temps d'enrayer un bien dangereux mouvement : celui qui consiste, face à la terrible réalité du chômage, à ne plus parler – par pudeur, par crainte ou par confort – de l'emploi. Il est en effet d'usage, depuis quelques années, de sacrifier délibérément ou inconsciemment le social à l'économique. Qu'importe après tout si cette détestable manie a déjà coûté successivement leur place, je n'ose dire leur emploi à Margareth Thatcher que je ne regrette pas, où à George Bush qui n'était pas vraiment de mes amis politiques ! Mais il reste toujours et pas seulement parmi les conservateurs, un certain nombre d'adeptes de ces vieilles idées libérales. Pris dans un système qui les dépasse, ils continuent de s'incliner révérencieusement devant les "grands indicateurs" comme devant des idoles païennes, sans tenir compte du caractère prioritaire qu'ont pour le commun des mortels d'autres réalités beaucoup plus quotidiennes. Il est même de beaux esprits qui estiment que la détérioration du climat social est devenue une donnée négligeable depuis que le thermomètre syndical s'est brisé et que le chômage persistant a pelé les velléités revendicatives des uns ou des autres.
Mais ces partisans de la statistique considérée comme un des beaux-arts, qui ne se rendent pas compte que la monnaie est "aussi" une matière première dont on ne peut sans risque accentuer la rareté, ne sont heureusement pas aussi majoritaires où agissants qu'on le croit. Les socialistes, au gouvernement parfois, au Parlement souvent, au sein de leur parti toujours, se sont efforcés courageusement, sans écarter la vérité à la fois cruelle et indispensable des chiffres et des pourcentages de réintroduire le monde du travail ses difficultés, sa dureté parfois, dans le débat d'idées, dans la réflexion politique. Je crois que cela était plus que nécessaire à la veille d'une consultation électorale majeure, car il eût été anormal ou hypocrite – compte tenu des difficultés que rencontre la France en ce domaine – que l'encéphalogramme social du pays reste plat.
Accélération. – Nous connaissons tous les raisons qui sont à l'origine de la hausse du chômage. Les derniers effets sociologiques du "baby-boom", de l'accession des femmes au travail, de la modification de, la structure de l'emploi, se sont conjugués, dans la décennie qui vient de s'achever, avec une hausse sans précédent de la productivité due à d'extraordinaires évolutions technologiques, et avec la baisse de la croissance, pour accélérer l'augmentation de la population active, renchérir les créations de postes de travail, et aboutir à des destructions d'emplois. Comme pour le Charlie Chaplin des "Temps modernes", la machine s'est emballée. La science, le progrès social et la prospérité ne marchent plus d'un même pas et le nombre des chômeurs ne cesse d'augmenter. Toutefois, déterminer l'origine de cette accélération est plus que délicat. Sans chercher très loin, on peut y voir un signe du marasme de l'économie. C'est néanmoins un peu court. La croissance, même si elle est de moitié inférieure à ce qu'elle était durant les "Trente Glorieuses", ayant été plus soutenue en France que chez ses voisins depuis dix ans, on peut aussi y voir un signe de la mauvaise gestion sociale de l'entreprise française. Ce serait caricatural et parfois injuste, mais les licenciements les plus récents, à Sochaux ou ailleurs, me font réfléchir. Dans un certain nombre de cas précis, je ne sais si on devait inexorablement recourir à de telles extrémités, et il semble que les motivations du "débauchage" général et précipité auquel nous assistons actuellement soient autant psychologiques, c'est-à-dire politiques, qu'économiques.
Détresse. – Mais quelles que soient les causes réelles, derrière ces grandes tendances, on oublie trop souvent la détresse des hommes. L'emploi, et son revers le chômage, ne sont pas que des données économiques, voire sociales. Ils ne se ramènent pas uniquement à un problème de niveau de vie, à une statistique d'activité. Ils ont une dimension historique, culturelle et psychologique qui explique le malaise de ceux qui vivent dans une inactivité forcée. Car le travail, souvent avant la famille, et presque toujours devant d'autres appartenances associatives ou militantes, est un élément constitutif d'une identité sociale. Celui qui ne travaille pas, non seulement ne bénéficie plus des revenus nécessaires à l'acquisition des biens et des services dont il a envie, voire besoin, mais se marginalise, se culpabilise.
Offre. – C'est pourquoi, à côté des services classiques et de l'industrie dont la force et les richesses constituent le socle de l'emploi, il faut susciter d'ici le prochain millénaire une nouvelle offre de travail. Les ménages français ont actuellement une consommation dans laquelle les services entrent que pour 15 %. Des gisements de mesures anti-chômage sont là. Le vivier des secteurs créateurs d'emplois se trouve dans les nouveaux services, qu'ils soient publics ou privés, que sont la sécurité des immeubles ou de la circulation, la protection de l'environnement, du milieu urbain, de l'espace rural, l'aide à la famille, aux handicapés, aux personnes âges, l'accueil dans les hôpitaux, la distribution, la qualité de la vie. Le problème de la solvabilité de ces nouveaux emplois qui ne sont pas des "petits boulots" reste cependant entier dans un pays où 150 000 chômeurs se disent prêts à les accepter immédiatement, mais où la fiscalité qui reste largement assise sur le travail et non sur le capital, est un obstacle. Le taux de retour sur investissement est une chose admise par tous, pas le taux le retour sur la compétence du salarié. Cela est dommage car, sans être contre la modernisation, il faut observer que la masse salariale n'est pas obligatoirement ce qui coûte, et que le machinisme et l'automatisation ne sont pas obligatoirement ce qui rapporte.
Cette modification quantitative de l'offre est donc nécessaire. Elle ne sera pas, à mon avis, suffisante, car elle ne peut constituer l'alpha et l'oméga d'une vraie politique sociale, d'une politique de gauche. C'est notre définition-même de ce que doit être le travail qu'il faut changer. Il me parait obligatoire de passer d'une société de plein emploi à une société de pleine activité où l'équilibre global entre le travail et le loisir soit repensé, Deux voies différentes permettent d'y parvenir : le partage ou la réduction du temps de travail, ce qui revient à choisir de donner à une question sociale une réponse économique ou bien une réponse politique.
Réduction. – Le partage du temps de travail est un objectif que tous les gouvernements de gauche se sont fixé, tant pour ménager des respirations à ceux qui en ont besoin (mères de famille, travailleurs âgés, etc.) que pour dégager des emplois. Les modalités en sont multiples. Chacun les connaît. Elles ont montré leurs limites et, parfois, leurs effets pervers, dans un pays où l'aménagement du temps de travail a permis à certains employeurs de conjuguer, toute honte bue, paternalisme et déflation salariale. C'est pourquoi il nous faut avant tout réfléchir à l'autre branche de l'alternative, à la réduction du temps de travail. C'est une grande ambition, difficile à concrétiser. Je le sais, mais sur le long terme, c'est le seul enjeu réel qui mérite d'être examiné. Il ne date pas d'hier, tout comme le scepticisme qui l'entoure. Les canuts (1) de Lyon, qui au XVe siècle embauchaient à 6 heures pour cesser de travailler à 22 heures s'entendaient aussi répondre que rien ne pourrait changer dans leurs conditions de travail. L'Histoire a donné tort à ceux qui le leur faisaient croire.
Redistribution. – Aujourd'hui, il faut que tous les citoyens réfléchissent à ce que peut être un vrai système de redistribution où, plutôt que de financer après coup les indemnités des chômeurs par des cotisations sociales ou par des aides de l'État, c'est-à-dire en fait par l'impôt on espérait au préalable les conditions économiques nécessaires pour faire bénéficier d'un emploi un certain nombre de ceux qui n'en ont pas. Je suis persuadé que si nous ne faisons pas ce double effort de solidarité et d'imagination, nous pourrions bientôt en payer les conséquences dans les rues de nos villes, dans les banlieues ou, à plus long terme, en voyant surgir des urnes où d'ailleurs des solutions de désespoir idéologiquement dangereuses…
Comme les 40 heures ou les 39 heures, ou bien encore la cinquième semaine de congés payés l'ont été par le passé, il faut donc fixer à ce pays de nouvelles frontières sociales, de nouvelles étapes symboliques de progrès social, pour lui donner une politique de l'emploi qui soit synonyme d'espoir. Il est indéniable toutefois que cette initiative ne peut connaitre de réalité que dans le cadre d'une Europe forte et solidaire. Il s'agit ni d'accélérer la délocalisation de l'industrie française vers des horizons lointains, ni de voir se répéter à l'infini l'exode d'Hoover en Écosse (2).
Il ne peut y avoir des esclaves à Glasgow où Edimbourg et des travailleurs à Dijon. La Grande-Bretagne ne pourra longtemps continuer à vivre tel un ectoplasme dans un no mans land grisâtre entre Dickens et la charte sociale communautaire. Cette situation intolérable trouvera, d'une façon ou d'une autre, une fin rapide.
Voies. – En France, on peut donc – sans menacer notre monnaie où notre système de protection sociale – aller d'ici l'an 2000 vers les 35 heures en posant clairement le problème fondamental qui conditionne cette avancée : celui de la répartition des gains économiques issus de l'amélioration de la productivité. C'est-à-dire en osant affirmer qu'une partit d'entre eux doit aller vers les salaires et pas seulement vers la rémunération du capital. Il faut montrer également que les acquis sociaux ne sont pas la peau de chagrin à laquelle la droite voudrait les réduire, mais les bases solides d'un contrat dont le pays veut voir les clauses renouvelées, amplifies, améliorées. Il est évident que ces propositions doivent être incarnées par le Parti socialiste et que nul autre que lui ne peut sincèrement les défendre. C'est ce qu'il m'arrive parfois de rappeler.
Charles Dickens. Ce romancier populaire anglais (1812-1870) fut astreint dès d'âge de douze ans à travailler en fabrique pendant que sa famille vivait en prison pour dettes. Faisant sien le combat contre le capitalisme exploiteur et les fondements de la civilisation du profit, il s'attacha à dénoncer dans la plupart de ses œuvres (Les aventures de M. Pickwick, Les Temps difficiles, David Copperfield) les nombreux abus sociaux de son époque.
(1) Les canuts étaient les ouvriers tisserands lyonnais. Au XIXe siècle ces ouvriers de la soie soumis à des conditions de travail inhumaines se révoltèrent en 1931 et 1934. Leurs mouvements furent réprimés dans le sang.
(2) Dans le but de développer son usine de Glasgow en Écosse, le groupe américain Hoover a décidé de fermer son unité de Côte d'Or, d'où le licenciement de 600 salariés.