Texte intégral
Michel Rocard : "Grâce à qui les responsables israéliens et palestiniens ont-ils appris à se parler ?"
Pour le leader socialiste, interrogé hier soir par la radio juive, Européens et Français ont su, malgré les apparences, jouer un rôle efficace dans les négociations de paix. Et l'accord "Gaza-Jéricho d'abord" permettra aux Palestiniens de faire l'apprentissage de leur futur État.
Le Quotidien : Pourquoi, à votre sens, la négociation israélo-palestinienne s'est-elle si vite et si brutalement débloquée,
Michel Rocard : Jusqu'à ces derniers jours, nous vivions dans un immense paradoxe. Tout le monde savait que pour obtenir une paix véritable, il fallait en passer par des négociations directes entre Israéliens et Palestiniens. Tout le monde, sauf… les principaux dirigeants israéliens et palestiniens. Il a donc fallu un extraordinaire courage politique, une extraordinaire intelligence diplomatique au duo Rabin/Pérès ainsi qu'à Yasser Arafat et à ses plus proches collaborateurs. Tous ensemble ils ont osé prendre un risque formidable. Parce que dans chaque camp, il existe des extrémistes.
Le Quotidien : Craignez-vous que les islamistes palestiniens et les colons israéliens finissent par enrayer le processus de paix ?
Michel Rocard : Non. Ils ne parviendront pas à briser la volonté de paix. Ils ne parviendront pas non plus à empêcher la signature de l'accord. Mais les uns et les autres ont la terrible capacité d'en saboter l'exécution. Un peu comme l'OAS a saboté l'application des accords d'Évian et rendu de la sorte impossible toute cohabitation Mais je garde espoir, car la volonté de paix est très fortement ancrée des deux côtés. Il va de soi que le soutien enthousiaste du monde entier au processus de paix est une bonne manière d'intimider les extrémistes.
Le Quotidien : N'êtes-vous pas surpris de la quasi-absence de la diplomatie américaine dans les négociations Israël/OLP ?
Michel Rocard : Certainement pas. J'ai toujours pensé que les interférences des puissances extérieures étaient nuisibles au déblocage de la situation. Arrêtons de demander tout et n'importe quoi aux Américains. Tant le gouvernement israélien que les dirigeants de l'OLP ont besoin, dans la mesure du possible, de s'apprécier, de se mesurer, de marchander, de négocier hors de toute pression extérieure.
Le Quotidien : Si les Américains sont discrets, les Européens, et les Français en particulier, sont, eux, absents…
Michel Rocard : Une bonne fois pour toutes, les commentaires insistant tant et plus sur l'absence de l'Europe et de la France sont tout simplement faux. Certes, le processus de paix s'est enclenché il y a deux ans à Madrid sous la pression américaine. Mais grâce à qui, depuis des décennies, responsables israéliens et palestiniens ont-ils appris à se connaître, à se parler, à se respecter ? Grâce à des personnalités politiques européennes et, pour la plupart d'entre elles, social-démocrate. Je me contenterai de citer trois noms : Pierre Mendès France, François Mitterrand et l'ex-chancelier autrichien Bruno Kreisky. Cessons donc de nous lamenter en répétant sur tous les tons que le France est absente. C'est faux. Dans ce type d'affaires, l'efficacité n'a rien à voir avec la reconnaissance publique et les marques de prestige. Il fallait être efficace, nous l'avons souvent été.
Le Quotidien : Pour l'instant, les pays arabes, et notamment la Syrie, sont quasiment exclus des négociations. Ne craignez-vous pas qu'ils répliquent en soutenant les adversaires les plus déterminés d'Arafat ?
Michel Rocard : Je ne le pense pas. Parce que la Syrie, pour de tout autres raisons, a elle aussi intérêt à la paix. Je peux concevoir que le président Hafez El Assad soit inquiet pour son prestige. Il souhaiterait un accord avec Israël d'État à État avant qu'on ne songe à régler le problème palestinien. Il y aura donc une course de vitesse entre Assad et Arafat à qui fera le plus vite et le mieux la paix dans les meilleures conditions.
Le Quotidien : Une fois cet accord conclu, comment se dessine à vos yeux l'avenir à moyen et à long terme du peuple palestinien ?
Michel Rocard : Il ne faut pas se tromper sur la nature de cette négociation. Il s'agit en fait d'un accord partiel limité. Il n'est pas constitutif de quoi que ce soit. Cet accord n'est pas global. Il doit être considéré comme une étape. Il couvre une période de cinq ans au terme de laquelle seront discutés des statuts et des frontières définitifs ainsi que la nature de la souveraineté palestinienne. Dans ce contexte, le véritable problème du peuple palestinien – la reconnaissance de ses droits nationaux à travers une institution de puissance publique – n'est pas tout de suite à l'ordre du jour.
Le Quotidien : Cela veut-il dire qu'à vos yeux cet accord soit insuffisant ?
Michel Rocard : Pas du tout. Il s'agit d'une étape vers l'affirmation de leur autonomie. Grâce à cette autonomie, les Palestiniens passeront à la gestion des affaires civiles. Ils développeront une classe politique responsable. Ils seront petit à petit en position d'assurer ensuite la responsabilité des territoires actuellement occupés. Ils seront prêts à la constitution de leur État. De plus le peuple d'Israël et le peuple de Palestine apprendront à vivre dans un ensemble économique, de définition régionale, qui a vocation à s'intégrer. Cet apprentissage se fera progressivement. Certes, il y aura souveraineté incomplète, mais cela n'exclut ni la fierté nationale, ni l'exercice d'une vraie liberté, ni le drapeau, ni un hymne, ni la joie de vivre sans tutelle étrangère.
17 septembre 1993
Vendredi
Un commencement
"Non, toute politique n'est pas sale, toute action n'est pas vaine", disait Pierre Mendès France. L'accord entre Israël et l'OLP vient de le confirmer. Et je pense à lui, à ce qu'aurait été sa joie cette semaine, lui qui, le tout premier, avait, avec sa femme, organisé un dialogue direct entre Israéliens et Palestiniens voilà plus de vingt-cinq ans.
Rien ne sera facile. Cet accord est un commencement, non une fin. Et pourtant. Pourtant, pour la première fois, c'est un véritable espoir qui est né, encore fragile mais qui, déjà, se nourrit de lui-même, et se renforcera de jour en jour par cela seul qu'il est.
Alors, bien sûr, l'ex-Yougoslavie à nos portes, et bien d'autres pays plus loin, donnent l'impression que l'état du monde s'aggrave de jour en jour. Malgré ces horreurs, je crois cette impression en partie trompeuse. L'évolution d'ensemble de l'Amérique latine, celle de l'Afrique du Sud, d'une partie de l'Asie et, aujourd'hui, du Moyen-Orient, montre des progrès notables, inimaginables voilà seulement quelques années. Ils ne peuvent faire oublier les drames qui subsistent ou surgissent. Au moins doivent-ils rappeler que l'action politique, lorsqu'elle est intelligente et courageuse, peut seule apporter des réponses et y parvient effectivement.